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« Elles répriment ceux qui sont impuissants » : les forces de sécurité libanaises accusées de partialité

Des manifestants accusent les forces de sécurité d’avoir fermé les yeux sur les attaques des partisans du Hezbollah et d’Amal
Un protestataire interpelle les forces de l’ordre dans une manifestation antigouvernementale à Beyrouth (Reuters)
Par Kareem Chehayeb à BEYROUTH, Liban

Alors que des manifestants antigouvernementaux s’étaient rassemblés sur un barrage routier près du centre-ville de Beyrouth, un sentiment d’anxiété est devenu perceptible dans la foule au moment où les forces de sécurité sont apparues et ont formé une barrière entre elles et un groupe opposé de partisans du Hezbollah et du mouvement Amal.

Depuis que les manifestations ont éclaté au Liban il y a huit semaines, les forces de sécurité du pays ont été à plusieurs reprises accusées d’avoir eu recours à une force excessive contre les manifestants pacifiques tout en fermant les yeux sur les actes violents de leurs rivaux.

Les forces libanaises ont été accusées de riposter régulièrement face aux militants antigouvernementaux avec des bombes assourdissantes, des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc et des balles réelles

Ainsi, lorsque les partisans du Hezbollah et d’Amal, qui accusent les manifestants de faire des commentaires offensants au sujet de leurs chefs de parti, ont commencé à lancer des pierres sur des manifestants antigouvernementaux, la colère a saisi la foule. L’armée a fait preuve de retenue alors même que l’un de ses soldats était blessé.

Frustré par le spectacle, un manifestant a ramassé une pierre et l’a renvoyée avec colère, mais des soldats armés de matraques se sont précipités sur lui et l’ont frappé.

L’incident reflète les événements précédents survenus depuis le soulèvement, souvent surnommé la « révolution d’octobre », qui a saisi de manière inédite le pays.

Une sentiment d’inquiétude a gagné la foule au moment où les forces de sécurité sont apparues et ont formé une barrière entre elles et un groupe opposé de partisans du Hezbollah et d’Amal (Reuters)

Hanan, une manifestante à Beyrouth, explique à Middle East Eye que les forces de sécurité avaient des approches très différentes des manifestants et des partisans du Hezbollah et du parti Amal.

« Elles répriment ceux qui sont impuissants mais laissent les voyous [tranquilles] », note-t-elle. « Elles n’ont pas placé un seul voyou en détention parce qu’ils sont soutenus par certains partis politiques. »

Les forces libanaises ont été accusées de riposter régulièrement face aux militants antigouvernementaux avec des bombes assourdissantes, des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc et des balles réelles.

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Les manifestants, qui ont érigé des barrages routiers et des piquets dans une grande partie du pays, affirment être pacifiques et promettent de poursuivre leurs actions tant que leur demande de refonte du système politique qu’ils jugent « corrompu » et « sectaire » ne sera pas satisfaite.

Mais deux mois après le début des manifestations, l’ambiance de fête qui prévalait lors des rassemblements au début semble avoir cédé la place à une plus grande méfiance.

« Lorsque les manifestations ont commencé, les rues étaient plus sûres que jamais », rapporte Farah, qui a préféré ne pas donner son nom de famille.

Après avoir régulièrement assisté à des manifestations à Beyrouth et dans d’autres villes, elle dit qu’elle et d’autres manifestants ne se sentent plus protégés.

« Je suis en colère parce que maintenant, je dois être prudente. »

Battus pendant leur détention

Alors que les manifestations ne montrent aucun signe de ralentissement, les incidents violents à l’encontre des protestataires semblent avoir empiré.

Récemment, l’armée a reconnu avoir arrêté une vingtaine de personnes en une seule nuit.

S’adressant à la chaîne de télévision locale al-Jadeed, certaines des personnes libérées ont déclaré avoir été battues avant ou pendant leur détention pour des chants que l’armée avait trouvés provocateurs.

Affrontements entre les manifestants et la police anti-émeute sur la route menant au palais présidentiel de Baabda, dans la banlieue de Beyrouth, le 13 novembre 2019 (AFP)

Fin novembre, cinq jeunes garçons, dont trois mineurs, ont été arrêtés dans la ville de Hammana pour avoir déchiré une affiche politique.

Les garçons auraient été détenus pendant plusieurs heures avant d’être inculpés pour « vandalisme » et « violation de l’article 317 du code pénal », « incitant à des divisions dans la société », passible d’un à trois ans de prison.

« Des voyous qui terrorisent et attaquent, même l’armée, sont libres... Mais des manifestants pacifiques sont brutalement battus, kidnappés et arrêtés », dénonce Farah.

Bachar el-Halabi, chercheur sur le Moyen-Orient à l’Université américaine de Beyrouth, confie s’attendre à davantage de violence de la part des partisans politiques du Hezbollah et d’Amal ainsi que des forces de sécurité dans le but de mettre fin aux manifestations.

« L’État tentera d’augmenter le recours à la violence mais cette stratégie se retournera massivement contre lui »

- Bachar el-Halabi, chercheur à l’Université américaine de Beyrouth

« L’État tentera d’augmenter le recours à la violence mais cette stratégie se retournera massivement contre lui », poursuit-il en ajoutant qu’en restant relativement pacifiques, les manifestants avaient « déjoué » leurs adversaires.

Les forces de sécurité libanaises, principalement les Forces de sécurité intérieure (FSI) et l’armée, ont déclaré que si elles protégeaient le droit des gens à manifester pacifiquement, elles ne toléreraient pas les barrages routiers ni la destruction de biens publics ou privés.

Comparé aux manifestations de la crise des ordures en 2015, où la force excessive était beaucoup plus répandue, ce pic de protestations a vu émerger des vidéos pleines d’émotion de manifestants et de soldats s’embrassant.

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Maha Yahya, directrice du Carnegie Middle East Center, explique que les forces de sécurité, en particulier l’armée, se trouvent dans une situation délicate, à la fois obligées de suivre les ordres et de protéger la population.

« L’armée reçoit l’ordre d’ouvrir les routes de la part des dirigeants politiques », assure-t-elle. « Mais en même temps, elle a le devoir de protéger les manifestants. Elle est tiraillée entre les deux. »

Les barrages routiers sont notamment un sujet de discorde entre le gouvernement et les manifestants.

Alors que le gouvernement et les forces de sécurité les considèrent comme une violation de la liberté de circulation, les manifestants affirment qu’ils autorisent les ambulances et les responsables de la sécurité à passer, et offrent aux autres un détour.

Les organisations de défense des droits de l’homme ont également réfuté les allégations du gouvernement, affirmant que la fluidité du trafic n’est pas nécessairement synonyme de liberté de circulation.

« Cercle vicieux »

Selon Maha Yahya, un des principaux points à retenir de l’approche adoptée par les autorités est la manière contrastée avec laquelle elles traitent avec les manifestants et les partisans antigouvernementaux.

La « présence d’agents infiltrés » de différents corps est « tout à fait visible et palpable », relève-t-elle, et elle est associée « à un comportement de voyou » adopté par certains partisans de politiciens contre les manifestants.

« Ces deux aspects pris en compte, je ne suis pas surprise que les manifestants ne se sentent pas autant en sécurité qu’auparavant. »

Un manifestant place un drapeau libanais sur le bouclier d’un policier, à Beyrouth (Reuters)

Malgré les inquiétudes des manifestants et des organisations de défense des droits de l’homme, Raya el-Hassan, ministre de l’Intérieur, estime que les forces de sécurité sont impartiales.

S’adressant à CNN en octobre, la ministre a décrit une attaque contre des manifestants et leurs campements par des partisans du Hezbollah et d’Amal comme un affrontement entre deux groupes de manifestants.

« [Le gouvernement] pense que les gens reculeront s’il leur fait peur avec ses voyous. Mais les choses ont changé »

- Hanane, manifestante

« Parfois, de mauvaises choses se produisent, et j’aurais aimé que cela n’arrive pas », a-t-elle déclaré.

Ses commentaires semblaient contredire Legal Agenda, une ONG de surveillance des droits de l’homme, selon laquelle les forces de sécurité et l’armée avaient reçu l’ordre de permettre que l’attaque se déroule sans interruption.

Décrivant les incidents de violence comme un « cercle vicieux », Hanan, manifestante, considère qu’il s’agit d’une tactique pour délibérément faire peur aux manifestants et les amener à quitter les rues pour de bon.

« [Le gouvernement] pense que les gens reculeront s’il leur fait peur avec ses voyous. Mais les choses ont changé. »

Traduit de l’anglais (original).

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