L’emprisonnement de footballeurs libyens met en évidence la criminalisation des réfugiés par l’Italie
Chaque vendredi matin, Joma Tarek Laamami attend un appel vidéo de sa famille restée à Benghazi, en Libye, le pays qu’il a quitté en août 2015 à l’âge de 20 ans.
Joma Tarek Laamami se trouve à Syracuse, en Sicile, où il a passé les six dernières années en prison, depuis le jour de son arrivée en Italie. Il est assis dans une pièce de la prison où les appels familiaux sont autorisés une fois par semaine. À l’écran, il salue ses jeunes nièces, bien habillées pour la réunion de famille du vendredi.
« Il parle italien, travaille, étudie, fait du sport… mais sa vie semble parfois s’être arrêtée », raconte sa mère, Suad, à Middle East Eye. Dans sa maison de Benghazi, elle collectionne fièrement ses maillots de football, son diplôme scolaire et des photos avec son équipe de football et les supporteurs.
« Tous ceux qui connaissent Tarek l’aiment. C’est quelqu’un qui sourit toujours, même quand il est triste », ajoute-t-elle.
Footballeur au sein de son équipe locale, Tahadd Benghazi, Joma Tarek Laamami a fui la guerre en Libye en 2015 : avec trois de ses coéquipiers – Alaa Faraj (connu des autorités italiennes sous le nom d’Abdel-Karim Hamad Faraj), Abdel Rahman al-Monsif et Mohannad Nuri –, il espérait s’offrir un avenir meilleur en Europe et poursuivre son rêve de jouer un jour dans une équipe allemande.
Mais la tragédie a frappé l’embarcation précaire en bois qui transportait le groupe de footballeurs et d’autres migrants depuis Zouara (Libye) vers l’Italie, lorsque 49 personnes sont mortes asphyxiées dans la cale.
Lois anti-mafia
Des témoins présents sur le bateau ont accusé Joma Tarek Laamami et les autres footballeurs libyens d’avoir causé ce drame en empêchant les personnes enfermées dans la cale de sortir.
Les quatre hommes ont nié tout acte répréhensible, affirmant qu’ils n’étaient que des passagers, comme les autres victimes, et qu’ils n’étaient pas chargés de maintenir l’ordre.
Si l’un des autres hommes accusés, le Tunisien Chouchane Mohamed Ali, a reconnu avoir conduit le bateau, il a toutefois affirmé qu’il n’y avait pas d’équipage et que les autres accusés n’avaient pas de rôle préétabli à bord.
Se servant des lois anti-mafia conçues pour combattre les organisations criminelles internationales, l’Italie arrête et emprisonne les personnes qui conduisent les bateaux transportant des migrants et les accusent d’être des passeurs
Le 2 juillet 2021, un tribunal italien a rejeté un appel et condamné les quatre Libyens et Chouchane Mohamed Ali à trente ans de prison pour trafic d’êtres humains et meurtres.
Depuis l’emprisonnement des footballeurs, leurs proches et leurs amis organisent des manifestations pacifiques à Benghazi pour demander aux autorités italiennes de les libérer.
Joma Tarek Laamami fait partie des plus de 2 500 sans-papiers arrêtés en Italie depuis 2013 pour avoir prétendument conduit des bateaux à travers la Méditerranée, selon un nouveau rapport intitulé « From Sea to Prison » et publié par plusieurs ONG d’aide aux réfugiés, qui s’appuie sur des données des services de police et des preuves portant sur des centaines de peines de prison.
Se servant des lois anti-mafia conçues pour combattre les organisations criminelles internationales, l’Italie arrête et emprisonne les personnes qui conduisent les bateaux transportant des personnes qui cherchent refuge en Europe et les accusent d’être des passeurs.
Or ces personnes sont souvent elles-mêmes victimes des organisations de trafiquants en étant forcées de conduire les bateaux ou contraintes de le faire pour payer leur voyage vers l’Europe.
Au moins une vingtaine des affaires étudiées dans le rapport ont abouti à des peines de prison de plus de vingt ans, tandis que sept autres ont donné lieu à des condamnations à perpétuité.
Dans certains cas, les juges ont condamné les accusés sans même respecter les procédures légales de base, leur refusant notamment la possibilité d’être identifiés par des témoins au tribunal.
Joma Tarek Laamami et ses amis footballeurs n’ont jamais été identifiés devant un juge par les témoins qui les accusaient d’être responsables des décès. Seuls neuf des 313 passagers à bord ont témoigné auprès des autorités italiennes, six ans après la mort des 49 personnes.
Selon Germana Graceffo, juriste spécialisée dans l’immigration, le rapport « illustre l’échec manifeste des politiques migratoires ».
Différents types de « conducteurs » de bateaux
L’un des points centraux du rapport est une distinction souvent ignorée par le système judiciaire italien – ainsi que par les médias – concernant les différents types de « conducteurs » de bateaux, dont un certain nombre sont contraints par les trafiquants ou par la force des choses – la promesse de laisser des proches monter gratuitement à bord du bateau, ou une mer agitée – de prendre les commandes.
Mais indépendamment de leur responsabilité réelle à bord, ces individus peuvent être tenus légalement responsables s’il y a des morts durant la traversée.
Selon les données du rapport, 35 % des conducteurs de bateaux accusés sont originaires d’Afrique du Nord, 21 % d’Europe de l’Est, 20 % d’Afrique de l’Ouest, chacun pour l’Afrique de l’Est, la Turquie et les pays du Moyen-Orient représentent respectivement une part de 4 %.
Le rapport ajoute que la police italienne se livre souvent à des suppositions hâtives sur les personnes coupables de trafic d’êtres humains en fonction de leur couleur de peau ou de leur origine supposée – les Nord-Africains sont plus susceptibles d’être considérés comme les trafiquants, tandis que les migrants d’Afrique subsaharienne sont davantage perçus comme des victimes.
Les accusations identiques formulées dans un grand nombre de procès montrent que le contexte et les particularités des traversées dans des conditions extrêmement précaires sont rarement pris en compte, souligne le rapport.
Le rapport met en évidence un certain nombre de défaillances du système juridique et pénal, dont Joma Tarek Laamami et les autres footballeurs libyens ont eux-mêmes fait l’expérience, notamment l’absence de traducteurs professionnels pour les accusés, qui laisse la place à de mauvaises interprétations, ou encore l’absence d’enquête réelle sur la dynamique à bord des bateaux de migrants, puisque seule une poignée de passagers sont interrogés.
« J’ai passé deux ans en prison juste parce que j’ai aidé à conduire le bateau, et pendant sept mois, je n’ai pas vu d’avocat »
– Cheikh Sene, pêcheur sénégalais
De plus, l’identification des auteurs présumés se fait souvent par le biais de photographies en noir et blanc granuleuses et non en personne.
Une fois que les conducteurs de bateaux présumés sont traduits en justice, les défenseurs publics s’investissent rarement dans le dossier de leurs clients. Joma Tarek Laamami en a été directement témoin lorsque le défenseur public en charge de son dossier a demandé seulement cinq minutes au tribunal pour lire les documents du procès.
« Comment pouvait-il plaider sans avoir étudié les dossiers la veille ? », se demande Serena Romano, l’avocate que Joma Tarek Laamami a sollicitée ensuite après la sentence de la cour d’appel, interrogée par MEE.
Cheikh Sene, un pêcheur sénégalais qui a quitté son pays en raison de la crise de la pêche et traversé la Méditerranée depuis la Libye, fait partie de l’équipe qui a effectué les recherches pour le rapport.
« J’ai passé deux ans en prison juste parce que j’ai aidé à conduire le bateau, et pendant sept mois, je n’ai pas vu d’avocat. Quand je l’ai rencontré, il ne parlait pas ma langue », raconte-t-il à MEE. « Aujourd’hui, les personnes qui savent qu’elles vont se faire arrêter n’aident plus à conduire le bateau, ce qui augmente le risque de décès en mer. »
Dans les faits, en raison de cette crainte, de nombreux bateaux surpeuplés se retrouvent en mer sans personne aux commandes.
Le rapport indique que si l’Italie criminalise les migrants sans papiers depuis plus d’un quart de siècle, cette poussée s’est accentuée depuis 2015, avec des lois adaptées pour accentuer la répression des personnes qui migrent.
« Ce qu’il faut remettre en cause, c’est le cadre juridique italien qui place ceux qui gèrent et organisent le trafic au même niveau que leurs victimes », explique l’avocate spécialiste de l’immigration Germana Graceffo.
« Cela n’empêche pas les décès en mer, qui sont une conséquence directe de l’absence de voie légale vers l’Europe, ajoute-t-elle. La criminalisation […] au niveau judiciaire cache les échecs de l’Italie dans la lutte contre les organisations criminelles, tandis qu’au niveau politique, cela détourne l’attention des véritables responsabilités de l’Italie dans le trafic d’êtres humains. »
Même lorsque les prisonniers sont acquittés faute de preuves, les difficultés économiques et sociales rencontrées par les ex-prisonniers les laissent dans l’incertitude, même s’ils ont droit à une indemnisation de l’État italien pour le temps qu’ils ont passé injustement en détention – si tant est qu’ils soient correctement informés de leurs droits et ne se heurtent pas à des obstacles bureaucratiques.
« Il n’était pas sur un bateau de croisière ! »
« Le procès était une mascarade », affirme à MEE Serena Romano, l’avocate de Joma Tarek Laamami.
Cette dernière ajoute que le procès n’aurait même pas dû avoir lieu sans l’autorisation formelle du ministre italien de la Justice pour juger des faits présumés de meurtre ou d’homicide involontaire qui se sont produits dans les eaux internationales, en dehors du territoire italien.
À la place, les footballeurs libyens ont été jugés pour complicité d’immigration clandestine, ce qui ne nécessite aucune autorisation supplémentaire.
Bien que le parcours de vie des quatre hommes et le fait qu’ils aient payé le voyage aient été reconnus, le tribunal a tout de même conclu qu’ils avaient été recrutés par l’organisation criminelle et qu’ils avaient ensuite délibérément piégé les 49 personnes dans la cale du bateau.
MEE a adressé une demande de commentaires à Carmelo Zuccaro, procureur général de la ville sicilienne de Catane, à laquelle aucune réponse n’a été donnée au moment de la publication. Néanmoins, en 2020, il a indiqué au Corriere della Sera que le procès n’avait « rien à voir avec de jeunes footballeurs ».
« Ils ont été condamnés, non seulement pour avoir été aux commandes du bateau, mais aussi pour des faits de meurtre », a déclaré Carmelo Zuccaro à l’époque, « 49 migrants abandonnés à la mort de manière impitoyable. L’écoutille était verrouillée pour qu’ils ne puissent pas monter sur le pont. Un épisode qui fait partie des plus brutaux jamais enregistrés. »
Mais selon Serena Romano, les nombreux éléments flous recueillis dans les témoignages après le naufrage ne montrent pas ce qui s’est réellement passé sur le bateau.
« Si Tarek se trouvait à côté de la porte de la cale dans laquelle 49 personnes sont mortes, cela signifie-t-il qu’il était responsable de leur mort ? », s’interroge-t-elle. « Et s’il a empêché des gens de sortir de cette trappe – et nous ne savons même pas s’il était possible de l’ouvrir –, ne l’a-t-il pas fait dans des circonstances extrêmes où tout mouvement de ces personnes aurait pu faire chavirer le bateau et condamner tout le monde ? Tarek a peut-être agi par instinct de survie – il n’était pas sur un bateau de croisière ! »
« Lorsque je lui ai dit que la sentence avait été confirmée, il s’est accroché à moi et il a pleuré comme un enfant »
- Serena Romano, l’avocate que Joma Tarek Laamami
Serena Romano soutient par ailleurs qu’aucun des témoins qui se sont exprimés dans le cadre de l’affaire n’avait connaissance de la présence d’individus dans la cale, ce qui signifie que les personnes retrouvées mortes à l’intérieur du bateau ont pu perdre la vie dans les toutes premières heures du voyage sur les côtes libyennes, enfermées avant l’embarquement de centaines d’autres migrants.
« Je ne sais pas comment la Cour de cassation a pu confirmer cette sentence », déplore l’avocate, qui est toujours à la recherche d’autres passagers susceptibles de révéler ce qui s’est passé sur le bateau, tout en essayant de faire appel à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Pendant ce temps, Joma Tarek Laamami et ses compagnons continuent de croupir en prison.
Avant le prononcé de la sentence, il s’était teint les cheveux en blond, s’attendant peut-être à être libéré et à célébrer cela.
« Lorsque je lui ai dit que la sentence avait été confirmée, il s’est accroché à moi et il a pleuré comme un enfant », raconte Serena Romano à MEE. « Ils ont enterré leurs espoirs et ce procès a grand besoin de justice. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].