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Contre les féminicides et les inégalités, des Jordaniennes explosent les tabous

Grâce notamment à des campagnes dans les médias et les réseaux sociaux, des activistes commencent à briser le silence autour des violences faites aux femmes en Jordanie. Mais les politiques peinent à suivre
Une œuvre, au centre d’Amman, des artistes Miramar Muhd et Dalal Mitwally dans le cadre d’une campagne pour sensibiliser aux violences contre les femmes (Facebook/artmejo)
Une œuvre, au centre d’Amman, des artistes Miramar Muhd et Dalal Mitwally, dans le cadre d’une campagne pour sensibiliser contre les violences faites aux femmes. La Jordanie était alors choquée par une terrible agression : un homme venait d’arracher les yeux de sa femme qui tentait de le quitter, après des années de violence (Facebook/artmejo)
Par Clothilde Mraffko à AMMAN, Jordanie

Fin décembre, le Parlement jordanien, loyal au roi, a voté une série de modifications de la Constitution, qui sont entrées officiellement en vigueur le 31 janvier. Les opposants dénoncent une réforme qui accroît l’autorité du monarque Abdallah II au détriment du gouvernement.

Pourtant, dans l’hémicycle, ce n’est pas la question du partage des pouvoirs qui a enflammé les débats, mais une référence aux femmes. Lors des discussions fin décembre, les députés en sont même venus aux mains, l’un d’eux assénant des coups de poing à son collègue – une scène qui a fait le tour du monde.

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L’objet de leur désaccord ? L’ajout du mot « Jordaniennes » dans l’article 6 qui affirme que « les Jordaniens sont égaux devant la loi. Il ne doit être fait aucune discrimination entre eux en ce qui concerne leurs droits et devoirs au motif de leur origine ethnique, de leur langue ou de leur religion ».

« La rixe reflète la faiblesse de ce Parlement, de ces hommes qui sont malheureusement machistes et utilisent des gros mots dans leurs discussions sur tous les sujets. Mais surtout, c’était une distraction, pour détourner l’attention de problématiques plus importantes », déplore Salma Nims, secrétaire-générale de la Commission nationale pour les femmes, organisme semi-gouvernemental qui regroupe des représentants des ministères, du secteur privé et des organisations de la société civile.

« C’est tellement triste que ce soit ce qui a fini par créer une si grande réaction collective, dans les médias, chez les dirigeants politiques, ceux qui forgent l’opinion, au sein de la société, parmi les chefs de tribus… Pourquoi ? En quoi cela vous fait-il si peur ? »

Ce que les féministes demandaient depuis le début, c’était qu’il soit spécifiquement fait référence aux discriminations en raison du sexe dans cet article, rappelle-t-elle. Elle regrette ainsi un « amendement médiocre, sans aucun impact » : la modification votée n’a pas vraiment de valeur juridique.

« La contradiction est évidente : d’un côté, les députés nous assènent qu’ils honorent les femmes, protègent leurs droits et se tiennent à leurs côtés. Mais en réalité, ils poussent des grands cris – littéralement ! – dès qu’on parle de mentionner les femmes [dans la loi] ! »

- Emy Dawud, féministe jordanienne

D’autant plus que la Constitution est par ailleurs « remplie d’articles discriminatoires » pour les Jordaniennes, dénonce Emy Dawud, qui a créé le compte Instagram Feminist Movement in Jordan, suivi aujourd’hui par près de 9 000 abonnés.

« La contradiction est évidente : d’un côté, les députés nous assènent qu’ils honorent les femmes, protègent leurs droits et se tiennent à leurs côtés. Mais en réalité, ils poussent des grands cris – littéralement ! – dès qu’on parle de mentionner les femmes [dans la loi] ! »

Les débats ont aussi enflammé les réseaux sociaux. Les conservateurs qui s’opposent à l’amendement ont deux obsessions principales, selon Salma Nims : empêcher toute égalité stricte au sein des foyers et justifier l’interdiction faite aux Jordaniennes de pouvoir transmettre la nationalité à leurs enfants quand le père est étranger. La question est sensible dans le pays, où près de la majorité de la population est d’origine palestinienne.

Si le courant conservateur reste puissant au Parlement et dans la société, les féministes accaparent cependant peu à peu les débats ailleurs – notamment sur les réseaux sociaux, mais aussi dans l’espace public.

Dénoncer plus fort

Ainsi, au cœur d’Amman, un portrait recouvre toute la façade d’un immeuble de huit étages. On y voit une jeune femme, en noir et blanc, les yeux clos, les cheveux ramassés dans un chignon bas, la nuque tendue vers le ciel. Derrière elle, en rouge, cette phrase calligraphiée en arabe, répétée plusieurs fois : « Que tes yeux soient accrochés au sommet des montagnes ».

L’œuvre a été réalisée par Miramar Muhd et Dalal Mitwally dans le cadre d’une campagne lancée par les Pays-Bas en 2019 pour sensibiliser aux violences contre les femmes. La Jordanie est alors choquée par une terrible agression : un homme vient d’arracher les yeux de sa femme qui tentait de le quitter, après des années de violence, à Jerash, une ville au nord de la capitale.

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Les deux jeunes artistes ont décidé de rendre hommage à la victime, non pas en peignant l’horreur de ce qu’elle venait de subir mais en montrant une femme digne, la tête haute – courageuse.

« L’oppression des femmes a toujours été justifiée par la religion, la culture et la loi. Dans ce contexte, difficile d’oser parler. Et surtout, à qui les femmes pouvaient-elles bien s’adresser ? », remarque Emy Dawud.

« Aujourd’hui, des sites comme le nôtre, les réseaux sociaux en général, permettent de relayer les revendications des femmes, des victimes et encouragent ainsi les autres à parler. »

La jeune Jordanienne a créé le compte Instagram « Feminist Movement in Jordan » après le meurtre d’une de ses parentes et cinq autres personnes dans sa région. Des soi-disant « crimes d’honneur » dont les auteurs ont écopé de peines réduites, souligne-t-elle, et qui n’ont pas été répertoriés dans les statistiques officielles.

Emy Dawud et son équipe apportent une aide psychologique et juridique aux victimes de violences et tentent de faire changer les lois.

La prison ou la mort

« Les chiffres des violences contre les femmes augmentent. Pas parce que ces violences sont plus nombreuses mais parce qu’elles sont davantage dénoncées », abonde la journaliste Rana Husseini, qui travaille sur le sujet depuis 28 ans et a contribué à la médiatisation des féminicides dans son pays.

« Il y a plus de rejet de ces crimes qu’autrefois. Et si la presse locale ne veut pas les rapporter, alors les gens ordinaires le font, via les réseaux sociaux. »

« Cela entretient le discours selon lequel l’homme est le gardien de la femme […]. Elles ne peuvent quitter la maison et vivre seules que si leurs familles l’ont autorisé, sinon elles sont considérées comme absentes et peuvent être en danger. Dans ces cas-là, pour soi-disant les protéger, elles peuvent être envoyées en prison »

- Salma Nims, Commission nationale pour les femmes

Selon Human Rights Watch, entre quinze et vingt meurtres au nom de l’« honneur » sont commis chaque année en Jordanie. Jusqu’à récemment, les auteurs de ces crimes n’étaient en général pas condamnés à plus d’un an de prison. En 2017, le Parlement a fini par amender une loi qui autorisait auparavant des condamnations plus légères dans le cas de crimes dits d’« honneur ».

Mais certains vides juridiques demeurent : le féminicide d’une femme coupable d’adultère est par exemple moins sévèrement puni. « Et si l’un des membres de la famille de la victime décide d’abandonner les poursuites contre l’auteur, ce dernier peut aussi obtenir une réduction de peine. Sur ce point, l’État est indulgent », s’insurge Rana Husseini.

Reste que selon elle, en plus de l’amendement passé en 2017, le gouvernement a tout de même accompli des progrès sur la question ces dernières années. L’un d’eux est la création d’un refuge, Dar al-Amneh, dans la banlieue d’Amman, pour accueillir les Jordaniennes menacées par leurs familles.

Son ouverture en 2018, fruit d’un partenariat entre les autorités du royaume et une ONG locale, avait été saluée par la société civile : auparavant, les femmes qui craignaient pour leur vie étaient envoyées en prison, « pour les protéger ».

« C’est une avancée importante », souligne Salma Nims de la Commission nationale pour les femmes, « mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de Jordaniennes placées en détention administrative. Je ne pourrais vous dire combien exactement : les chiffres changent tous les jours. Mais nous avons mené des entretiens et certaines d’entre elles sont incarcérées alors qu’elles ne sont même pas en danger d’être tuées ».

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Les gouverneurs conservent « des pouvoirs absolus » en la matière, alors qu’en réalité, aucun texte n’autorise ce type de détentions, selon elle.

Ces abus, dénoncés notamment dans un rapport d’Amnesty International paru en 2019, sont justifiés par une pratique qui, elle, est inscrite dans la loi jordanienne : celle du gardien masculin. Elle permet à un homme de la famille, père, mari, frère ou oncle, de demander aux autorités d’intervenir si la femme placée sous sa tutelle « l’inquiète par son comportement », explique Salma Nims.

« Cela entretient le discours selon lequel l’homme est le gardien de la femme, peu importe son âge, son niveau d’éducation ou son autonomie financière. Elles ne peuvent quitter la maison et vivre seules que si leurs familles l’ont autorisé, sinon elles sont considérées comme absentes et peuvent être en danger. Dans ces cas-là, pour soi-disant les protéger, elles peuvent être envoyées en prison. »

Celles qui sont soupçonnées d’avoir des relations sexuelles hors mariage risquent non seulement la détention mais parfois aussi des « tests de virginité » si leurs familles l’exigent. D’autres se sont vu retirer leurs enfants quand ces derniers avaient été conçus sans union officielle.

Complicité des autorités

« Les femmes font face à toutes sortes d’obstacles, et souffrent d’abord au sein de leurs familles. La jeune fille est privée de ses droits les plus élémentaires, avec pour justification cette phrase : ‘’c’est interdit, tu es une fille’’ », décrit Emy Dawud qui s’est, elle, révoltée contre son éducation conservatrice.

« Et lorsqu’elles se tournent vers la loi, elles sont rattrapées par une terrible réalité : celle-ci punit les victimes. Mon plus grand but serait l’abolition de la détention administrative pour les femmes. Aujourd’hui, en Jordanie, les femmes battues font face à deux choix terribles : rester avec leur agresseur ou être placées en détention ou dans un refuge mais donc privées de leur liberté. »

La féministe accuse les autorités jordaniennes de « complicité ».

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« Les lois ne sont pas modifiées et lorsque nous présentons des projets, ils sont rejetés », lâche-t-elle, citant pêle-mêle d’autres problèmes comme les inégalités de salaire, l’absence de législation efficace contre le harcèlement sexuel au travail, le fait que les femmes risquent souvent de perdre la garde de leurs enfants en cas de divorce et, a fortiori, de remariage – comme dans beaucoup de pays arabes.

« La Jordanie n’arrête pas de produire, encore et toujours, des réformes et des plans qui ne sont jamais mis en place », note Salma Nims, qui souligne néanmoins quelques victoires ces dernières années, notamment l’abrogation de la loi annulant les poursuites contre un homme accusé d’agression sexuelle ou de viol s’il épouse sa victime, le fait que les Jordaniennes peuvent désormais demander le divorce mais « à condition d’abandonner tous leurs droits », ou encore la prise en compte de « l’intérêt de l’enfant » en cas de divorce.

Et, sur certains sujets, les organisations de la société civile travaillent avec le gouvernement, ajoute-t-elle, comme c’est le cas pour les violences conjugales. « 26% des femmes mariées disent avoir souffert d’une forme de violence domestique au moins une fois dans leur vie », rappelle-t-elle, « c’est comparable à ce qu’on voit ailleurs dans le monde ».

Bien sûr, la route est longue, concède Rana Husseini, mais « il ne s’agit pas non plus de pointer du doigt tel ou tel peuple, telle religion ou tel pays, c’est un combat international. Et nous devons y inclure les hommes qui se sentent impliqués ».

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