Liban : la lente agonie de la nuit beyrouthine
Dévastée. Il n’y a pas d’autre mot pour qualifier cette bande de terre qui s’étend au nord de Beyrouth, entre le centre d’exposition internationale (BIEL) et le quartier de la Quarantaine. Cette zone, qui jouxte le port de la capitale libanaise, a été frappée de plein fouet le 4 août 2020 par une tragique explosion qui a coûté la vie à plus de 200 personnes et fait des milliers de blessés.
Sur ces quelques kilomètres carrés, toujours jonchés de tôles et de débris, se dressaient il y a un an encore les clubs les plus courus de Beyrouth, comme l’AHM, le Gärten, The Grand Factory ou le B018.
Ces derniers, qui s’étaient enracinés dans ces quartiers abordables, éloignés des zones d’habitation et faciles d’accès, ont été partiellement ou totalement détruits par la catastrophe du 4 août. Le coût des travaux de réparation est énorme, variant entre 300 000 et 1 million de dollars par club, selon les informations fournies par leurs propriétaires à Middle East Eye.
Mais l’explosion du 4 août 2020 n’est que le dernier épisode d’une longue série de turbulences qui ont frappé le monde de la nuit au Liban.
Crise multidimensionnelle
À la crise sociale en cours depuis plusieurs années s’est ajoutée l’instabilité politique, puis économique. Conséquence, au mois d’octobre 2019, le soulèvement populaire – baptisé thawra, révolution en arabe – entraînait la fermeture temporaire de nombreux établissements, avant que la pandémie de COVID-19 n’entraîne à son tour la paralysie totale du secteur.
« La crise sanitaire touche le monde entier, mais personne d’autre n’a eu à affronter en même temps une crise économique, politique et sociale. L’explosion a été le coup de grâce », souligne à Middle East Eye Jade, DJ reconnu au Liban et gérant des clubs Ahm et The Grand Factory.
« La crise du COVID touche le monde entier, mais personne n’a eu à affronter en même temps une crise économique, politique et sociale. L’explosion a été le coup de grâce »
- Jade, DJ et gérant de deux clubs
En 2020, le nombre de soirées dans ces deux établissements s’est réduit comme peau de chagrin : 15 à 20 événements contre 150 en temps normal. Le dernier gros événement en date ? Il y a bien eu le DJ français Laurent Garnier en décembre 2019, mais après ?
« On a réussi à avoir une belle programmation les deux premiers mois de l’année 2020, avant que le COVID-19 ne vienne nous stopper. Mais je m’en souviens à peine. C’est comme si cette période était déjà très lointaine », rembobine Jade.
En quinze ans, ce dernier s’est imposé comme l’un des grands noms du monde de la nuit libanaise : fondateur du club à succès Basement en 2005 – qui fermera ses portes en 2011 –, il gère aujourd’hui une équipe de 173 personnes, au sein de sa structure Factory People, répartie entre le Liban et l’Allemagne.
Jade confesse avoir « senti le vent tourner » à la fin de l’année 2019, alors que la devise locale poursuivait sa dégringolade.
« Le Liban était déjà sur un volcan et nous pressentions que la situation allait empirer. Nous avons organisé un maximum d’événements, tout en baissant nos coûts. Nous avons aussi commencé à faire des réserves d’alcool, conscients que le prix des importations allait continuer de s’envoler en même temps que le dollar », explique-t-il à MEE.
« Les marges s’effondrent »
Au B018, club mythique de la capitale libanaise – qui a ouvert en 1998 – situé lui aussi dans le quartier portuaire de la Quarantaine, la situation n’est guère meilleure. Le club sous-terrain a réussi à conserver une partie de son infrastructure, mais le mythique toit du club, qui s’ouvre sur le soleil levant au terme de nuits endiablées, ne fonctionne plus, tout comme une partie de son système son et lumière. Le coût des réparations s’élève à 300 000 dollars, selon les propriétaires.
Mais au B018 également, les difficultés sont antérieures à l’explosion. Les clients, étranglés par la crise économique, ont revu leurs dépenses à la baisse depuis bien longtemps.
« Avant la crise, ils dépensaient en moyenne 200 dollars par table, maintenant, c’est plutôt 25 dollars », rapporte à MEE le gérant, Jad Nassar.
« Les marges s’effondrent. Avant nous pouvions espérer faire un profit de 15 000 dollars par soirée, aujourd’hui, c’est 1 500 dollars », poursuit cet homme d’une trentaine d’années.
Face à la flambée des prix, la consommation d’alcool s’est effondrée de 40 % au Liban sur les huit premiers mois de l’année, et les importations de 59 %, d’après un article paru dans le mensuel libanais Le Commerce du Levant.
Autre conséquence de la dévaluation de la livre libanaise, les clubs sont désormais à la merci du moindre problème d’ordre technique.
« Le plus gros défi, c’est la maintenance. Une sonorisation comme la nôtre coûte plusieurs centaines de milliers de dollars. Un haut-parleur défectueux aujourd’hui, ce sont plusieurs mois de recettes qui disparaissent », explique Jad Nassar.
« Avant, la “scène club” de Beyrouth pouvait rivaliser avec celle des plus grandes capitales du monde, et parfois même les devancer. La qualité des soirées ici ne va plus évoluer sur le même rythme que les autres. Au mieux, l’industrie nocturne va stagner. »
Exit les années folles
Pour mesurer l’ampleur du désastre, il faut revenir quelques décennies en arrière. La fin des années 90 marque l’apogée de la vie nocturne beyrouthine : dans un contexte de reconstruction d’après-guerre et d’essor, après quinze années en dents de scie pour le secteur, de nombreux clubs et bars de nuit ouvrent leurs portes.
Le Premier ministre de l’époque, Rafiq Hariri, cherche alors à dynamiser le tourisme en ciblant la clientèle des pays du Golfe, dont les ressortissants disposent d’un pouvoir d’achat sans égal.
Sur les toits de Beyrouth, les réservations des tables les plus prisées s’arrachent pour des milliers de dollars, et la ville s’impose comme la capitale régionale de la fête. Certains clubs comme le Sky Bar font même la une des magazines. On y vante la capacité d’un peuple à se relever malgré quinze années de guerre civile, ainsi qu’une société ouverte et inclusive.
« Ces dernières années ont vu le désengagement des pays du Golfe se confirmer notamment avec des interdictions de voyage au Liban pour les ressortissants d’Arabie saoudite ou des Émirats, le pays étant considéré désormais comme une base arrière de l’Iran »
- Nagi Morkos, directeur du cabinet de conseil Hodema
L’assassinat de Rafiq Hariri en 2005 sonne le glas de cette période d’ébullition ainsi que le déclin du tourisme en provenance des pays du Golfe.
Depuis, la tendance n’a fait que s’accentuer.
« Ces dernières années ont vu le désengagement des pays du Golfe se confirmer, notamment avec des interdictions de voyage au Liban pour les ressortissants d’Arabie saoudite ou des Émirats arabes unis, le pays étant considéré désormais comme une base arrière de l’Iran [à cause de la puissance du Hezbollah libanais] », explique à MEE Nagi Morkos, qui dirige le cabinet de conseil Hodema, spécialisé dans le tourisme et l’hôtellerie.
« Le tourisme s’est depuis réorienté vers d’autres pays arabes et sur les ressortissants européens, mais ces derniers n’ont clairement pas le même budget. »
Depuis, la santé financière de la vie nocturne fluctue au gré de l’instabilité politique, des vacances du pouvoir présidentiel – comme en 2014-2016 –, des risques sécuritaires ou des mobilisations populaires – crise des déchets en 2015, « thawra » en 2019.
« Les gens de ma génération, qui se sont lancés dans le métier au cours des années 2010, n’ont pas connu l’âge d’or lié aux touristes du Golfe. Nos clients ont toujours été les Libanais qui aiment faire la fête, et ils sont nombreux. Mais la crise économique a tout changé », explique à MEE Nemer Saliba, 31 ans, fondateur du Gärten, qui avait réalisé sa plus belle saison à l’été 2019, avant le début du soulèvement libanais.
« Mais la vérité, c’est que Beyrouth n’est plus une capitale de la fête depuis bien longtemps. C’est un tout petit marché. À part mon établissement, The Grand Factory et une ou deux autres boîtes, il n’y a plus rien. Vous connaissez beaucoup de grandes villes de la nuit qui n’ont que trois ou quatre clubs d’envergure ? », questionne-t-il.
Bien au-delà des seules boîtes de nuit, c’est toute l’industrie nocturne qui vit une véritable descente aux enfers. Ainsi, en février 2020, dans les colonnes du Commerce du Levant, le président du Syndicat des propriétaires des bars restaurants et boîtes de nuit, Tony Ramy, déclarait le secteur « en état de mort cérébrale », avec environ 35 000 licenciements et 785 fermetures d’établissements comptabilisées entre septembre 2019 et janvier 2020.
Un constat prononcé avant les différentes phases de confinement et la destruction partielle de quartiers comptant le plus de bars et de restaurants – Gemmayze et Mar Mikhael – dans l’explosion du 4 août 2020.
Reconstruire, à quoi bon ?
La dévaluation de la livre libanaise remet en cause le modèle économique des établissements de nuit : alors que la monnaie locale perd toujours plus de terrain face au dollar, difficile pour leurs propriétaires d’espérer faire jouer de grands DJ internationaux, dont le cachet se chiffre souvent en dizaine de milliers de dollars.
« Sortir dans les clubs, c’est vraiment le dernier des soucis des Libanais en ce moment. Leurs préoccupations, c’est de réussir à se loger ou trouver un moyen de quitter le pays »
- Jade, fondateur de Ahm et The Grand Factory
Dans les petits établissements et ceux de taille intermédiaire, le vivier de DJ locaux suffit pour garantir le succès d’une soirée.
« À The Grand Factory, on sait aussi que certains artistes qui venaient chez nous avant vont se montrer flexibles sur les prix. Nous n’avons jamais tout misé sur les grands noms, nous avons des résidents en capacité de remplir le club. Ce sera plus compliqué, mais cela reste jouable », veut croire Jade.
Au Gärten, qui peut accueillir jusqu’à 4 000 personnes, l’avenir est plus que jamais incertain. Le club saisonnier s’apprêtait à ouvrir en octobre 2019 lorsque le soulèvement libanais a ébranlé le pays.
Depuis, la plus grosse boîte de nuit de Beyrouth est restée fermée en raison de l’épidémie de COVID-19, avant d’être sévèrement touchée par l’explosion. Les travaux de réparation sont estimés à 600 000 dollars ; une somme inaccessible alors que la devise américaine reste toujours bloquée dans les banques libanaises.
Son fondateur, Nemer Saliba, réfléchit à fermer définitivement son club.
« Pour attirer 4 000 personnes, on a besoin de têtes d’affiche internationales. Mais quel intérêt si l’on doit augmenter le prix des entrées à 100 000 livres libanaises [environ 65 dollars], tout en continuant à travailler à perte ? », demande-t-il.
« Il faut tourner la page et attendre qu’un nouveau chapitre commence, un jour. Nous avons vécu dans une bulle depuis la fin de la guerre civile et cette bulle a explosé. Le Liban ne sera plus ce pays où l’on vient du monde entier pour passer un bon moment. Personnellement, je n’ai plus envie de vivre dans ce pays. Je ne veux pas que ma mère y habite, que ma femme y habite. Même mon chien, je ne veux pas qu’il reste ici. »
La sidération provoquée par l’explosion du 4 août passée, l’ambiance est désormais à la morosité : jamais les perspectives pour le secteur n’ont été aussi sombres.
« Pour le moment, je ne vois rien de positif », confie Jade, le fondateur de Ahm et The Grand Factory.
« Sortir dans les clubs, c’est vraiment le dernier des soucis des Libanais en ce moment. Leurs préoccupations, c’est de réussir à se loger ou trouver un moyen de quitter le pays. Franchement, je m’en fous de l’avenir du secteur, le problème est plus grave que ça. Il faut que les gens puissent avoir une éducation digne, avoir de l’ambition, rêver… Je n’arrive pas à voir au-delà de ça. »
Comme un ultime pied de nez, le ministère de l’Intérieur et des Municipalités annonçait au milieu du mois de décembre que les boîtes de nuit pourraient de nouveau ouvrir leurs portes jusqu’à 23 h 30, à 50 % de leur capacité, avec l’interdiction stricte d’y danser. Mais depuis, un reconfinement total du pays a été ordonné, pour une période d’un mois, à compter du 7 janvier. Pour l’industrie nocturne libanaise, l’année 2021 débute sur les mêmes bases que 2020.
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