Naplouse, principal point chaud de la violence des colons en Cisjordanie
Dans la soirée du 25 mai, Rafiq Yamin attendait le retour de ses deux fils adolescents lorsqu’un coup de téléphone a bouleversé à jamais la vie de sa famille.
Au bout du fil, son fils Ziad (19 ans) l’informait que son frère Ghaith (16 ans) venait d’être tué par l’armée israélienne.
C’était une journée tendue dans la ville de Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie occupée. Ghaith, avec des dizaines d’autres Palestiniens, était sorti affronter des soldats israéliens escortant d’importants groupes de colons à travers leur ville.
Protégés par l’armée, les colons étaient en route pour visiter le tombeau de Joseph à l’est de la ville, un site d’importance symbolique et religieuse pour les Palestiniens.
Également vénéré par les juifs, le site a toujours été une poudrière. Mais alors que les attaques des colons et soldats contre les habitants de Naplouse se multiplient ces derniers mois, de vieilles blessures se rouvrent.
Les tensions s’étendent maintenant au-delà du tombeau : les villes et villages entourant Naplouse, en particulier au sud de la ville, sont aspirés dans des affrontements – et une brigade de résistance palestinienne armée vient de se créer.
C’est dans ce contexte que Ghaith avait insisté pour se joindre à d’autres jeunes Palestiniens pour tenir tête aux colons, même si Ziad craignait de possibles répercussions.
« J’ai perdu une partie de moi »
Ghaith fréquentait le tombeau de Joseph pour prendre part aux affrontements visant à bloquer les visites des colons (considérées comme des incursions par les Palestiniens) en particulier ces deux derniers mois, lorsque la situation a commencé à se dégrader.
Le 25 mai, en apprenant que Ghaith s’y était rendu, Ziad raconte s’être inquiété plus que d’habitude pour son frère.
« Dès que j’ai appris que Ghaith était parti avec ses amis, je l’ai suivi pour le ramener à la maison », déclare Ziad à Middle East Eye. « J’étais inquiet et effrayé pour lui ; j’avais le sentiment que la nuit allait être difficile. »
« Alors qu’on quittait la zone, Ghaith a soudainement crié avant de tomber au sol. J’ai vu sa tête exploser, son sang partout, son cerveau était sorti »
- Ziad Yamin, habitant de Naplouse
Ziad a trouvé son frère et lui a demandé de rentrer avec lui, mais Ghaith voulait d’abord voir comment allaient ses amis car le danger était bel et bien présent en raison du foisonnement des snipers israéliens.
« Alors qu’on quittait la zone, Ghaith a soudainement crié avant de tomber au sol. J’ai vu sa tête exploser, son sang partout, son cerveau était sorti. J’avais peur et j’étais sous le choc, j’ai juste crié à l’aide, je ne pouvais pas m’approcher de lui pour le porter », se souvient Ziad.
Ce jour-là, l’armée israélienne a violemment dispersé la foule, tirant à balles réelles, mais aussi des balles en acier recouvertes de caoutchouc et des gaz lacrymogènes, qui ont fait au moins 80 blessés parmi les Palestiniens.
La balle qui a touché Ghaith l’a tué sur le coup.
« Je savais à quel point la blessure de Ghaith était grave, mais j’espérais ne pas le perdre. Je voulais le ramener à la maison avec moi. Aujourd’hui, je rentre seul à la maison », poursuit Ziad, qui passe de longues heures de ses journées près de la tombe de son frère.
Leur père, Rafiq, ne peut retenir ses larmes lorsque son fils décédé est mentionné dans la conversation.
« Quelques jours avant son martyre, je le regardais et j’ai remarqué qu’il avait grandi. J’étais fier de lui », confie Rafiq à MEE.
« Ghaith aimait jouer et accompagner ses amis tout le temps, et cela ne me dérangeait pas parce qu’ils étaient toujours près de la maison, je me sentais rassuré. »
Ghaith était un garçon intelligent et appliqué à l’école, indique son père, et il rêvait de terminer ses études. À la maison, il était utile à sa famille.
« C’était mon bras droit – je dépendais de lui pour tout », poursuit Rafiq.
« Je n’ai pas perdu un de mes fils, j’ai perdu une partie de moi, j’ai l’impression d’avoir perdu mon âme. La vie sera très difficile sans lui, nous ne savons pas où trouver la patience de supporter sa disparition. »
Un lieu de confrontation
Ghaith n’était pas le premier Palestinien tué par l’armée israélienne près du tombeau de Joseph. Le site a souvent été l’une des zones d’affrontement les plus violentes et les plus animées de Naplouse depuis que les colons ont commencé à y faire des incursions après l’occupation israélienne de la Cisjordanie en 1967.
Le plus violent de ces affrontements a eu lieu lors du soulèvement populaire de 1996 et de la seconde Intifada entre 2000 et 2005. Des affrontements armés ont eu lieu dans la région, entraînant la mort de nombreux Palestiniens et Israéliens.
Selon les colons israéliens, le sanctuaire abrite la tombe du prophète Joseph (une figure vénérée dans la tradition islamique et juive), tandis que selon les Palestiniens, le sanctuaire est le lieu de sépulture du cheikh Youssef Dweikat, un religieux qui vivait dans le quartier voisin de Balata.
D’après les accords d’Oslo, le tombeau de Joseph est considéré comme un lieu saint juif sous contrôle israélien, même s’il est situé dans la « zone A » (censée être sous le contrôle civil et de sécurité total de l’Autorité palestinienne) et est enregistré comme une dotation islamique au Département des dotations de l’AP dans la ville de Naplouse.
Le sanctuaire remonte à des milliers d’années selon certains experts, mais l’authenticité des diverses assertions à son sujet est mise en doute.
La structure actuelle remonte au XIXe siècle et constitue un site patrimonial clé dans l’histoire locale palestinienne.
Abdullah Kalbouneh, expert en archéologie islamique à Naplouse, expose que l’un des récits historiques concernant le sanctuaire est qu’en 413, les pères chrétiens chargèrent l’ancien empereur romain Théodose le Jeune de collecter les os présumés des pères des Enfants d’Israël.
Venu à Naplouse pendant la période byzantine-romaine, il trouva une tombe en pierre sans os, selon l’un des manuscrits anciens, indique Kalbouneh à MEE. En dessous, il trouva un cercueil de pierre en albâtre, à l’intérieur duquel il trouva des ossements qu’il croyait appartenir au prophète Joseph, et les envoya à Constantinople, à l’église de Constantin le Grand.
« Le sanctuaire est associé à bon nombre de nos souvenirs, et nous rêvons toujours de le récupérer »
- Mazen Dweikat, habitant de Naplouse
Selon l’expert, ce récit confirme que si le site contenait les ossements du prophète Joseph, ils ont été déplacés et ne sont plus là.
Bien qu’il n’ait pas été prouvé que le site contenait la tombe de Joseph, le récit le suggère toujours, d’autant plus qu’il a été restauré au fil des ans.
Avant l’occupation de la Cisjordanie en 1967, les habitants de Balata visitaient l’endroit chaque semaine et y organisaient des activités religieuses et sociales. Ils y ont également ajouté un bâtiment et en ont fait une école pour enfants.
Mazen Dweikat (60 ans) est l’un des habitants du quartier qui a étudié à l’école, mais comme d’autres Palestiniens, il n’a pas pu y entrer depuis qu’Israël s’en est emparé en 1967.
« Je me souviens que tous les vendredis, avec les autres familles, nous préparions de la nourriture et nous réunissions au sanctuaire pendant de longues heures. C’était également le point de départ des célébrations religieuses et sociales », raconte-t-il à MEE.
« Le sanctuaire est associé à bon nombre de nos souvenirs, et nous rêvons toujours de le récupérer. »
Éruption d’une ville tranquille
Ce regain de tensions autour du tombeau de Joseph n’est pas isolé.
Naplouse et ses environs ont été témoins d’une augmentation de la violence des colons ces derniers mois (tirs à balles réelles, agressions physiques, incendies criminels, déracinement d’oliviers, etc.), suscitant la colère des Palestiniens, réprimée par l’armée.
Selon les données de l’ONU, plus de 606 Palestiniens ont été blessés jusqu’à présent cette année dans des incidents liés aux colons en Cisjordanie, dont 217 rien qu’à Naplouse. Dans cette ville, l’ONU recense une douzaine de blessures par balle et un mort.
La situation est particulièrement tendue au sud de Naplouse, dans la ville palestinienne de Huwara.
Depuis le 17 mai, cette bourgade tranquille traversée par les Israéliens pour rejoindre leurs colonies, faisant parfois des arrêts dans des magasins palestiniens (en particulier les garages), s’est enlisée dans la confrontation entre habitants et colons.
Wajeeh Odeh, l’adjoint au maire de Huwara, qui se trouve sur la route 60 (principale autoroute nord-sud de Cisjordanie), relate que les tensions ont commencé lorsque les colons ont commencé à remplacer les drapeaux palestiniens par des drapeaux israéliens dans la ville, un acte provocateur considéré par les habitants comme une insulte à leur existence et à leur dignité.
Les Palestiniens ont alors lancé une campagne visant à hisser le drapeau palestinien à travers Huwara. Chaque fois que l’armée ou les colons les enlevaient, les gens les réinstallaient.
Huwara abrite 7 000 Palestiniens et est entourée de colonies. Selon l’adjoint au maire de la ville, environ 80 % de ses terres ont été séquestrées pour la construction de la route 60 et de la colonie juive d’Itamar.
« L’armée est présente depuis longtemps jour et nuit dans le village pour assurer le passage des colons, mais elle a augmenté à la fois sa présence après les récents événements et ses attaques et provocations contre la population », rapporte Odeh à MEE.
Huwara est stratégiquement située au centre des villages du sud de Naplouse, les reliant les uns aux autres et à la ville.
Odeh ajoute que l’armée a délibérément imposé des politiques de sanction collective à la ville, qui s’étendent à tous les villages environnants.
L’armée, dit-il, a fermé neuf entrées secondaires qui relient les différents quartiers de Huwara avec des monticules de terre, ce qui a entraîné une énorme congestion sur la rue principale vers laquelle tout le trafic a été dévié.
Pendant ce temps, les tensions restent au plus haut dans les autres villages de la région de Naplouse, les affrontements s’intensifiant à mesure qu’ils se rapprochent des colonies, où les Israéliens ont accru leurs attaques contre les Palestiniens.
Poursuite de l’escalade ?
Les récents affrontements se distinguent par le retour des fusillades visant les check-points de l’armée israélienne. Ces fusillades sont revendiquées par la Brigade de Naplouse, un nouveau groupe de Palestiniens armés qui dit faire partie des Brigades al-Qods, branche militaire du mouvement du Jihad islamique.
Dans une brève déclaration le 29 mai, la brigade a revendiqué une fusillade visant l’armée israélienne au poste de contrôle de Huwara lors d’affrontements dans la région.
Cinq jours plus tôt, la brigade avait mené deux attaques contre le check-point de Beit Furik et un centre pour colons à Naplouse. Elle a également revendiqué une troisième opération visant des soldats israéliens à proximité du tombeau de Joseph.
Les récents événements dans le gouvernorat de Naplouse pourraient suggérer une poursuite de l’escalade dans les semaines à venir. Cependant, une intervention de l’Autorité palestinienne (AP), qui impose une emprise sécuritaire étroite sur la Cisjordanie, pourrait ralentir ou contenir la situation.
Alors que dans d’autres régions, les gens sont généralement prêts à parler aux journalistes, rencontrer la famille de Ghaith n’a pas été facile. L’un de ses proches a retenu la journaliste de MEE pendant une heure, affirmant qu’il fallait d’abord l’approbation d’un responsable de la sécurité de l’AP dans la ville pour les interviews.
Pendant ce temps, l’AP intensifie sa poursuite des jeunes hommes palestiniens, en particulier ceux qui ont pris part à des heurts au tombeau de Joseph.
D’après l’avocat Muhannad Karaja, les services de sécurité ont arrêté au moins cinq Palestiniens, les interrogeant sur leur participation aux affrontements, et convoqué d’autres personnes des camps de réfugiés de Balata et d’Askar et de la ville de Naplouse.
L’AP tente de contenir la réalité des affrontements à Huwara et souligne la nécessité de maintenir le calme.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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