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Soudan : dans le Nil bleu, les violences tribales meurtrières sont imputées aux « élites »

Alors que le conflit fait rage dans l’État du Nil bleu et éclate à Kassala, un analyste soudanais explique à MEE que les politiques et leaders tribaux sont à l’origine des attaques qui ont fait des dizaines de morts ces derniers jours
Plus d’une centaine de personnes auraient été tuées dans des conflits tribaux dans l’État du Nil bleu (AFP)
Plus d’une centaine de personnes auraient été tuées dans des conflits tribaux dans l’État du Nil bleu (AFP)
Par Mohammed Amin à KHARTOUM, Soudan

Des dizaines de personnes sont mortes ces derniers jours dans l’État du Nil bleu au Soudan, alors que les affrontements tribaux font rage à travers la région. 

Les autorités sanitaires rapportent que les combats ont fait au moins 79 morts, mais d’après des sources médicales, les véritables chiffres sont bien plus élevés et augmentent encore.

Le plus gros des combats, croit savoir Middle East Eye, a lieu entre les ethnies Haoussa et al-Hamaj. 

Dans la ville orientale de Kassala, capitale de l’État du même nom, le gouvernement a interdit les rassemblements publics après que plusieurs milliers de Haoussas « ont incendié des bâtiments gouvernementaux et des magasins ». 

« Les affrontements et discours de haine qui alimentent ces tueries se multiplient. La violence est partout »

Maaz Abakar, habitant de l’État du Nil bleu

Les tribus Haoussas et al-Hamaj sont des ethnies africaines noires. Les al-Hamaj font partie, avec les Barti, du plus grand groupe ethnique des Funj. Les combats sont partiellement motivés par des conflits de propriété foncière et de contrôle, bien que des experts expliquent à MEE que le gouvernement de Khartoum a sa part de responsabilité.

Maaz Abakar (34 ans) raconte à Middle East Eye que son père a été tué par un groupe armé non identifié dans leur village, Genais East. 

« Dans notre village, la situation est très tendue depuis mercredi », indique-t-il par téléphone.

« Il y a des affrontements dans le village voisin de Bakuri, puis ils sont arrivés à Genais East jeudi. L’un de nos voisins a attaqué notre maison avec une arme, tuant mon père et blessant un de mes frères. »

Abakar préfère ne pas dire à MEE qui est l’assassin parce qu’il ne veut pas aggraver la situation. « Je peux néanmoins affirmer que ces meurtres avaient des motivations ethniques. » 

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« Les affrontements et discours de haine qui alimentent ces tueries se multiplient. La violence est partout. Ce qu’on a vu est brutal et toujours en cours, mais le gouvernement local n’intervient pas sérieusement », poursuit Abakar.

Selon les autorités, 31 personnes ont été tuées rien que vendredi dans l’État du Nil bleu, frontalier du Soudan du Sud et de l’Éthiopie. Des sources médicales indiquent quant à elles que le bilan dépasse les 70 morts, alors que toute la région est confrontée à une crise humanitaire et sécuritaire sans précédent.

Ce chaos généralisé est inhabituel dans le Nil bleu, État considéré comme relativement calme par rapport à d’autres régions du Soudan, en particulier depuis le soulèvement qui a fait suite à l’éviction de l’ancien autocrate Omar el-Béchir en 2019.

Escalade des violences 

Les affrontements ont commencé dans le village de Bakuri mercredi : un fermier al-Hamaj, l’une des plus anciennes tribus africaines dans la région ayant combattu avec l’ancien Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord (MPLS-N) contre les forces de Béchir, a été tué par des inconnus armés. 

Des sources au sein des deux tribus ont rapporté à MEE que les violences s’étaient rapidement propagées de Bakuri à Genais East puis à d’autres parties de l’État, notamment Amura, Um Darfa et Al-Rosairis ainsi qu’Ad-Damazin, où le bain de sang a atteint son apogée vendredi.

Les combats entre les deux camps se sont poursuivis dimanche dans la ville d’Ad-Damazin, malgré l’État d’urgence et le couvre-feu en vigueur décrétés par les autorités vendredi soir. 

Maaz Abakar, actuellement déplacé dans une école à Ad-Damazin, indique que des milliers de personnes ont fui les villages alentours et trouvé refuge en ville.

« Nous avons fui notre région de Genais East pour rejoindre Ad-Damazin. Actuellement, il y a des milliers de déplacés dans les écoles et autres édifices publics », dit-il. 

« À Al-Hijra, entre Ad-Damazin et Al-Rosairis, j’ai vu des hommes armés massacrer quelqu’un devant mes yeux. Ils l’ont sorti de sa voiture et l’ont massacré. Ils ne peuvent pas faire tout ça à moins d’avoir le soutien du gouvernement »

- Issa Abdul Gadir Haroun, Haoussa de 37 ans

« J’ai vu de mes propres yeux pas moins de 30 cadavres et dans le village d’Allaouta près d’Ad-Damazin, il y a plus de 70 morts et certains corps sont toujours là, dans les rues du village », confie-t-il à MEE.

Cet habitant du Nil bleu pense qu’il y a une « grande conspiration » car « on a vu la police et l’armée en uniforme officiel participer aux combats de rue ». 

Le gouvernement du Soudan, mené par le général Abdel Fattah al-Burhan, a déployé l’armée et la milice des Forces de soutien rapide (FSR) dans la région en réaction aux combats. 

Selon Abakar, les combattants tribaux à Al-Rosairis ont pillé des armes dans l’un des dépôts de l’armée nationale. 

Issa Abdul Gadir Haroun, Haoussa de 37 ans, apprend à MEE par téléphone que les combats se sont poursuivis dimanche entre les forces Al-Hamaj et une alliance de combattants Haoussa et Falata.

« À Al-Hijra, entre Ad-Damazin et Al-Rosairis, j’ai vu des hommes armés massacrer quelqu’un devant mes yeux. Ils l’ont sorti de sa voiture et l’ont massacré. Ils ne peuvent pas faire tout ça à moins d’avoir le soutien du gouvernement », affirme Haroun. 

Abu Algasim Ahmed, qui appartient à la tribu al-Hamaj et travaille en tant que commerçant sur le principal marché d’Al-Rosairis, a perdu son échoppe de téléphonie mobile et d’autres petits appareils. Elle a été incendiée par les miliciens qui ont attaqué le marché vendredi après-midi.

Ahmed (35 ans) pense avoir été visé par les milices et que le pillage et les tueries ont des motivations ethniques.

Plus de 11 000 déplacés

La situation humanitaire dans la région s’est détériorée tandis que des milliers de personnes ont quitté leur foyer. Les ambulances ne peuvent rejoindre les hôpitaux et l’ensemble de l’État va être à court de médicaments selon des sources médicales.

Ces sources ajoutent que des hôpitaux ont été attaqués par des hommes armés non identifiés, tandis que des ambulances transportant des civils blessés ont été empêchées de rejoindre les hôpitaux. 

Le défenseur des droits de l’homme Abdul Alaal Mohamed Abakar assure que le bilan dépasse la centaine de victimes civiles des deux tribus alors que les autorités ne veulent endosser la responsabilité de la protection des civils.

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L’avocat, à la tête de l’organisation humanitaire pour l’aide juridictionnelle locale, apprend à MEE qu’il y a plus de 11 000 déplacés au sein de l’État et que d’autre ont fui, traversant à pied les frontières du Nil bleu.

« On a vu de véritables atrocités sous les yeux des autorités, qui ne peuvent rien faire. Je peux vous assurer que la situation est hors de contrôle du gouvernement dans cet État », ajoute-t-il.

« Nous demandons aux organisations internationales d’intervenir afin de protéger la population, car personne ici ne fait confiance au gouvernement. Il faut une assistance sanitaire et alimentaire et la situation se détériore rapidement. »

Un membre important de la tribu des Falata, cousine des Haoussas, raconte que leurs maisons à Al-Rosairis et d’autres villages ont été attaquées.

La faction MPLS-N Agar, parti au pouvoir dans l’État, nie toute implication dans ces attaques ou dans l’armement des tribus, accusant l’ancien régime islamiste d’être à l’origine du conflit afin de déstabiliser la région. 

« Nous avons rassemblé de nombreuses preuves que les milices de l’ancien parti au pouvoir, y compris les soi-disant Forces de défense populaire, sont impliquées dans ces affrontements tribaux », annonce le MPLS-N dans un communiqué. 

Implication de l’élite

Un analyste politique, qui préfère rester anonyme pour des raisons de sécurité, estime que les actuels combats pourraient être imputés à de nombreuses causes sociales et politiques, ajoutant que les discours de haine sont largement utilisés pour attiser le conflit. 

« L’accord de paix de Juba [en 2020], qui ne traite pas les causes racines dans l’État et dans les zones de guerre au Soudan en général, est l’une des principales raisons, mais les associés de l’ancien régime alimentent eux aussi ce conflit, comme ils semblent le faire dans d’autres régions », décrypte l’analyste. 

« Les élites – y compris les politiciens et dirigeants tribaux – sont derrière ces violences. Sans changement politique global au Soudan, ces tueries de masse insensées ne cesseront pas »

Analyste politique soudanais

« À moins que les différents camps – en particulier le régime militaire – cesse d’utiliser les leaders indigènes et tribaux pour leurs campagnes politiques afin d’affronter les manifestants prodémocratie, ces dirigeants tribaux continueront à rivaliser et les affrontements se propageront d’un endroit à l’autre », poursuit-il. 

« [Ces violences] entre les tribus africaines dans la région [représente] un nouveau type d’affrontement xénophobe… Les dirigeants tribaux se servent des querelles traditionnelles en matière de propriété foncière pour gagner les gens à leur cause… Les élites – y compris les politiciens et dirigeants tribaux – sont derrière ces violences. Sans changement politique global au Soudan, ces tueries de masse insensées ne cesseront pas. »

Depuis de nombreuses décennies, le Soudan connaît des guerres civiles consécutives entre le gouvernement de Khartoum, soutenu par les tribus arabes, et les mouvements rebelles soutenus par les tribus africaines. 

Cette situation a abouti à une série d’atrocités, notamment le génocide au Darfour à la suite de la campagne de contre-insurrection menée par le gouvernement de Béchir. 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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