Aller au contenu principal

En Turquie, l’alcool de contrebande toxique inonde le marché dans un contexte de hausse des taxes

Les lourdes taxes sur les boissons alcoolisées ont conduit à une recrudescence des décès ; on en dénombre pas moins de 84 en décembre
Une cliente achète des boissons alcoolisées dans un supermarché avant le confinement national de dix-sept jours visant à endiguer la propagation du COVID-19 à Istanbul, le 29 avril 2021 (AFP)
Une cliente achète des boissons alcoolisées dans un supermarché avant le confinement national de dix-sept jours visant à endiguer la propagation du COVID-19 à Istanbul, le 29 avril 2021 (AFP)
Par Mefaret Aktas à ISTANBUL, Turquie

La décision du gouvernement turc d’imposer encore plus de taxes sur les boissons alcoolisées conduit à une augmentation de la production maison à travers le pays, ce qui a déjà provoqué un certain nombre d’intoxications fatales.

Certains Turcs se sont mis à distiller leurs propres boissons alcoolisées à partir d’alcool éthylique obtenu sur le marché noir, tandis que d’autres ont remis leur vie entre les mains de contrebandiers. Selon l’agence de presse publique Anadolu, 84 personnes sont mortes d’intoxication au méthanol rien qu’en décembre.

Middle East Eye s’est entretenu avec des personnes qui achètent de l’alcool éthylique – aussi appelé éthanol – sur le marché noir ; toutes ont demandé l’anonymat.

« Pourquoi voudraient-ils empoisonner leurs propres clients ? Vous achetez à un gars pendant des années et puis, un jour, il vous donne une bouteille toxique. Cela n’a pas le moindre sens » 

- Ali, brasseur amateur

Parmi elles, Ali (53 ans) fabrique sa propre liqueur depuis 2002, année où le Parti de la justice et du développement (AKP) est arrivé au pouvoir et a commencé à taxer lourdement l’alcool, dont la consommation est considérée en règle générale comme un péché par les musulmans conservateurs.

Contrairement aux policiers et représentants du gouvernement, Ali ne croit pas que les contrebandiers soient responsables des intoxications à l’alcool.

« Pourquoi voudraient-ils empoisonner leurs propres clients ? Vous achetez à un gars pendant des années et puis, un jour, il vous donne une bouteille toxique. Cela n’a pas le moindre sens », estime-t-il.

Ali gère actuellement un groupe Facebook influent qui compte plus de 12 000 membres, dont le principal objectif est d’éduquer les gens sur l’univers de l’alcool, des cocktails et du vin.

Des taxes toujours plus élevées

L’organisation Turkish Public Alcohol Policy Watch indique que la consommation d’alcool en Turquie est la plus faible d’Europe, elle reste toutefois bien plus élevée que dans la plupart des autres pays à majorité musulmane.

Malgré une demande apparemment faible, le gouvernement du président Recep Tayyip Erdoğan a progressivement durci ces vingt dernières années la législation sur la production, la publicité et la consommation d’alcool.

En 2002, dès l’arrivée au pouvoir de l’AKP d’Erdoğan, il a adopté une nouvelle taxe spéciale sur la consommation (ÖTV) et augmenté la TVA sur les boissons alcoolisées de 18 % à 48 %.

L’ÖTV sur l’alcool augmente systématiquement depuis lors. Peu après l’annonce des dizaines de décès par intoxication alcoolique aiguë en décembre, une nouvelle taxe sur les boissons alcoolisées de 47,4 % a été imposée.

Le magasin d’Ali a acquis un appareil de distillation (MEE/Mefaret Aktas)
Le magasin d’Ali a acquis un appareil de distillation (MEE/Mefaret Aktas)

Désormais, près de 76 % du prix de toute bouteille de boisson alcoolisée vendue va au Trésor public turc sous forme de taxes. Par conséquent, le nombre de personnes qui distillent leur propre alcool chez elles à partir d’alcool pur s’est accru ces dernières années.

Autre gros coup porté aux consommateurs d’alcool, le gouvernement a interdit la vente d’éthanol pour usage domestique en 2020. Les Turcs qui achetaient autrefois l’éthanol dans les supermarchés et pharmacies pour faire leur propre alcool ont été contraints de se tourner vers d’obscurs vendeurs sur le marché noir pour acheter de l’alcool pur.

Une simple recherche « alcool éthylique » sur les groupes Facebook donne des milliers de groupes et publicités pour des revendeurs underground qui vous livrent à domicile.

Parce qu’il n’y a pas de régulation gouvernementale, une grande partie de cet alcool n’est pas ce qu’il prétend être. On trouve une forme extrêmement toxique d’alcool qu’on appelle méthanol ou alcool méthylique.

Il s’agit de la plus simple et de la plus pure forme d’alcool qui peut être obtenue par distillation. La dose létale médiane chez un adulte est d’environ 100 ml. Quelques cuillères à café à peine peuvent provoquer une perte permanente de la vision, une défaillance rénale ou la mort.

Bien qu’il soit généralement utilisé comme produit ménager, diluant à peinture ou antigel dans les voitures et avions, le méthanol est facilement éliminé lors de la distillation si la production d’alcool est réglementée.

La plupart des contrebandiers d’alcool ne font cependant pas les tests nécessaires pour assurer que le produit final n’est pas contaminé au méthanol.

Ali tente de préserver son groupe Facebook de tout membre suspect qui voudrait y faire des affaires. Au début, il était membre de groupes gérés par d’autres personnes, mais tous ont fini par se transformer tôt ou tard en plate-forme où les gens vendaient et achetaient de l’alcool ou distillaient eux-mêmes de l’alcool de contrebande.

Frustré, Ali a lancé son propre groupe pour partager ce qu’il aime : l’univers de la boisson. À chaque augmentation des taxes, son groupe a gagné des membres. Il rapporte à MEE qu’après la dernière grosse augmentation, un millier de personnes avaient rejoint le groupe en l’espace d’une semaine.

Même s’il a commencé à faire son propre alcool après l’arrivée au pouvoir d’Erdoğan, Ali confie que son principal objectif était de faire de la vodka, du vin ou du rakı (boisson nationale turque, brassée en Anatolie depuis au moins le début du XIXe siècle, mais mentionnée pour la première fois par un explorateur ottoman en 1630) savoureux et de grande qualité.

Ali ne se contente pas de distiller l’alcool ; il fait le sien. Il veut lancer son propre vignoble et devenir vigneron.

« Il ne nous arrive jamais rien »

Koray est un retraité de 57 ans qui vit à Bodrum, station balnéaire de la côte Égée réputée à travers le monde. Sa méthode de fabrication est plus simple. Il achète de l’alcool de contrebande qui, à sa connaissance, vient de producteurs locaux et des pays voisins tels que la Grèce et la Bulgarie.

Il achète souvent sous le manteau des marques turques telles que Volan et Alkokim et les mélange avec différents parfums. Ses amis aiment son « rhum » ; il le fabrique en utilisant un « arôme crème glacée au rhum » qu’il achète en ligne. Il existe des centaines de sites qui vendent des kits pour mélanger différents parfums avec de l’alcool, y compris des produits phares de grandes marques.

« Mes amis font ça depuis un moment alors je leur fais confiance. Je leur ai fait boire ma première production. Personne n’est devenu aveugle. En plus, je ne bois pas tant que ça »

- Asli, cadre dans la publicité

Quasiment tous les habitants de Bodrum font leur propre boğma rakı, une version artisanale peu alcoolisée de la boisson nationale turque. Selon les calculs de Koray, faire son propre rakı revient huit fois moins cher que d’en acheter légalement en magasin.

Asli (49 ans) est cadre dans la publicité à Istanbul, où se sont produits la plupart des décès liés à l’alcool.

Elle a d’abord commencé à acheter de l’alcool sur le marché noir, concoctant des liqueurs à la cerise pour elle et ses amis. Ses liqueurs ont eu un tel succès qu’elle a commencé à les offrir à ses clients. Après l’augmentation des taxes, elle a demandé à l’un de ses amis de lui apprendre comment distiller l’alcool.

Quand MEE lui a demandé si elle craignait d’être malade ou de mourir d’intoxication aiguë, elle a plaisanté : « Nous avons cette mentalité “il ne nous arrive jamais rien”. Si une Turque trouve un sac dans la rue, elle va lui donner un coup de pied pour vérifier si c’est une bombe. On vérifie les fuites de gaz avec un briquet ! Comme on dit ici : “Notre destin est entre les mains de Dieu”. »

« Mes amis font ça depuis un moment alors je leur fais confiance. Je leur ai fait boire ma première production. Personne n’est devenu aveugle. En plus, je ne bois pas tant que ça », explique-t-elle. 

Le kit de distillation maison d’Asli (MEE/Mefaret Aktas)
Le kit de distillation maison d’Asli (MEE/Mefaret Aktas)

Utilisant désormais son propre alcoomètre, elle distille sa vodka à l’aide d’éthanol, de charbon, de filtres à café et d’une bouteille en plastique.

Elle dit qu’elle a dû surmonter plusieurs obstacles pour obtenir son alcool de contrebande. D’abord, elle a dû trouver le numéro de téléphone d’un vendeur via un réseau d’amis.

Elle a appelé et laissé un message, puis elle a reçu un SMS d’un numéro inconnu à propos du moyen de paiement. Le paiement effectué, le produit a été livré à son adresse sous un faux nom.

Aucune des personnes auxquelles MEE a parlé n’envisage de cesser sa production d’alcool. C’est plutôt l’inverse. Tout comme Ali, Asli veut faire son propre alcool pour s’amuser.

« Je gère une agence de pub donc je mets en bouteille ce que je fais et je l’offre à mes clients en cadeau. L’un de mes clients l’a tellement aimé qu’il voulait en acheter, mais je ne le fais pas pour en vendre », assure-t-elle.

Asli, comme la plupart des Turcs qui boivent de l’alcool, pense que l’augmentation des taxes est une ingérence idéologique dans son mode de vie.

« [L’AKP] sait que nous ne voterons jamais pour eux. Ni nous, ni les musiciens, ni les gens qui boivent dans les bars ne sont ses électeurs potentiels alors il tente de nous marginaliser », suppose-t-elle, ajoutant que la « dernière lubie » du gouvernement était les concerts.

Erdoğan, qui a décrété un couvre-feu à minuit pour les concerts dans les premiers temps de la pandémie, a récemment interdit la musique près des hôpitaux, des cités universitaires et des maisons de retraite.

Asli estime que le gouvernement est l’unique responsable des décès provoqués par les boissons alcoolisées de contrebande. 

« Nulle part ailleurs dans le monde vous ne verrez des taxes aussi élevées sur l’alcool », assure-t-elle. « Ce gouvernement rémunère les imams avec les recettes fiscales perçues sur ma consommation d’alcool. Une vraie farce ! »

Risques des produits faits maison

Même si vous distillez votre propre alcool, il y a un risque d’intoxication accidentelle.

Aussi expert soit-il, une fois, Ali a mélangé les bouteilles d’alcool éthylique et méthylique qu’il avait faites. Il a accidentellement mis une bouteille toxique de méthanol qu’il utilise à des fins ménagères avec ses bouteilles d’alcool distillé. Dix minutes après la première gorgée, il a commencé à souffrir de maux de tête et d’une vive douleur oculaire. Il a immédiatement vomi et se montre bien plus précautionneux et méthodique depuis. 

Un autre distillateur artisanal, Serkan (43 ans), a lui tout à fait confiance en son produit fini. « Si je vous faisais une dégustation à l’aveugle avec de grandes marques et le mien, vous ne pourriez pas dire quel produit est fait maison. En fait, le mien est meilleur », affirme-t-il. 

Turquie : rencontre avec l’homme qui mène la fronde contre l’interdiction de l’alcool
Lire

Commerçant à Istanbul, il fabrique sa propre vodka, son rakı et ses liqueurs de fruits pour sa femme et lui depuis deux ans.

Il les sert lors des réunions de famille ou avec des amis. Sa production lui prend environ trois heures. Les gens proposent souvent de l’argent pour acheter ses boissons mais il n’accepte jamais.

« Je sais que ce que je fais n’est pas toxique. Mais qui sait ? Quelqu’un m’en achète, boit trop, trébuche et tombe ou fait un coma éthylique parce qu’il boit trop. Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne peux pas être responsable du bien-être des autres. Je n’en vendrai jamais à qui que ce soit », explique-t-il.

Nurşen Başaran, présidente de la Société turque de toxicologie, pense que la plupart des cas d’intoxication alcoolique signalés récemment concernaient des personnes ayant acheté de la liqueur de contrebande sur le marché noir. Elle ne pense pas que les gens qui distillent leur propre alcool chez eux sont en danger.

Serkan raconte avoir une fois acheté de l’alcool à un vendeur sur le marché noir. Dès la première gorgée, il a su que ce n’était pas bon. Il n’en a plus jamais acheté auprès de ce vendeur. Il utilise désormais un instrument pour vérifier la présence de méthanol.

« Si vous allez au restaurant avec trois de vos amis, l’addition sera l’équivalent du loyer mensuel d’un appartement. C’est hallucinant »

- Serkan, commerçant

Pour Asli et Serkan, si de nombreux Turcs fabriquent leur propre alcool, c’est aussi parce qu’ils ne peuvent plus se permettre d’aller dans les bars et restaurants pour y boire.

« Si vous allez au restaurant avec trois de vos amis, l’addition sera l’équivalent du loyer mensuel d’un appartement. C’est hallucinant », estime Serkan.

« Nous devrions boycotter ces taxes. À chaque fois que les prix augmentent, tout le monde dit “on va boycotter”, mais la culture du boycott n’existe pas en Turquie. Les gens le feraient pendant trois jours et le quatrième, ils abandonneraient. »

Il y a une blague récurrente dans le pays actuellement. Les gens surnomment Tekel, la société nationale d’alcool et de tabac privatisée en 2008, « le centre des impôts ». Lorsqu’ils vont dans les magasins Tekel pour acheter de l’alcool ou des cigarettes, ils publient des selfies avec pour légende : « Je suis allé au centre des impôts ».

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].