Sur les traces d’Enayat Zayyat, d’Iman Mersal : deux écrivaines égyptiennes à la croisée des chemins
Nous sommes en 1963 lorsqu’Enayat Zayyat, alors âgée de 27 ans, se donne la mort. Elle laisse derrière elle son premier et unique roman, al-Hob wa al-Samt (l’amour et le silence), qui avait été refusé par toutes les maisons d’édition à qui elle l’avait proposé.
Quelques jours après son suicide, sa famille reçoit une lettre en forme d’excuses, expliquant qu’il y a eu méprise, et que son œuvre mérite d’être publiée. Cela sera le cas en 1967, une année marquée par la débâcle égyptienne et arabe durant la guerre des Six Jours contre Israël.
En 1993, ce petit opus se retrouve dans les mains d’Iman Mersal. Elle a alors elle aussi 27 ans, elle fait partie de l’avant-garde poétique égyptienne, a publié un premier recueil – Ittisafat (Caractérisations) – et traverse une dépression. Elle transforme sa rencontre avec l’ouvrage en un récit qui s’intitulera Sur les traces d’Enayat Zayyat.
« D’une certaine façon, nos chemins se sont croisés », raconte aujourd’hui à Middle East Eye Iman Mersal, dont l’ouvrage permet de suivre les trajectoires tantôt parallèles, tantôt divergentes, de deux écrivaines que tant d’années séparent.
« Je ne voulais pas laisser penser que j’étais semblable à Enayat de quelque façon que ce soit », poursuit l’écrivaine.
« Mais alors que je traversais un moment de désespoir, d’isolement à la fois social et littéraire, j’ai senti que je devais écrire à partir de ma propre situation, en tant qu’écrivaine, chercheuse, femme et mère, originaire d’Égypte, avec ma propre conscience politique et littéraire. On verrait bien les différences et les similarités entre nous deux. »
Il lui faudra un peu plus de vingt ans avant qu’elle ne débute son travail d’enquête sur Enayat Zayyat, parcourant les cartons d’archives et les rues du Caire, cherchant sa famille et ses proches afin de retracer ce qu’avait pu être la vie de cette femme oubliée ; puis cinq autres années pour rassembler les fragments de vie collectés dans un ouvrage.
Le livre vient de recevoir le Sheikh Zayed Book Award, prix émirati le plus prestigieux du champ littéraire arabe, décerné pour la première fois à une femme. Sa traduction française, que l’on doit à Richard Jacquemond, paraît au même moment aux éditions Actes Sud.
Ce récit singulier se défend d’être une biographie trop scrupuleuse : Sur les traces d’Enayat Zayyat s’écrit à travers une série de digressions qui s’engouffrent dans les hiatus de l’histoire, et interrogent les mensonges répétés dans les cercles familiaux et mondains égyptiens.
Les dessous du nassérisme culturel
On y croise tout le beau monde de la scène culturelle des années 1950 et 1960, notamment Nadia Lutfi – qui fut la meilleure amie d’Enayat – et Omar Sharif, deux icônes du cinéma égyptien ayant incarné ce mythe de l’âge d’or du nassérisme, qu’Iman Mersal s’emploie à faire vaciller alors que l’ancien président égyptien demeure jusqu’à aujourd’hui le glorieux symbole de l’anti-impérialisme et du panarabisme.
À partir d’une destinée malheureuse, Iman Mersal recompose la fresque de toute une époque, entrant dans les coulisses de la machine culturelle pour dévoiler les petits arrangements cachés derrière les grands idéaux.
« En Égypte, les femmes ont été sous la domination d’un discours politique lié à la nation, aux classes sociales… Il y avait toujours quelque chose pour les accaparer, que ce soit la morale, l’occupation britannique ou la libération. Je voulais ici laisser un espace à la souffrance qu’elles ont endurée »
- Iman Mersal
Mersal, qui fréquente dans sa jeunesse les milieux de gauche, remet peu à peu en question les discours qui exaltent la grandeur et la pureté de la culture arabe.
« J’ai commencé à me demander ce que cela signifiait de vouloir défendre notre culture. La défendre contre qui ? Je lisais de la littérature occidentale, en traduction ou en anglais. Or, à l’époque, l’Amérique était l’ennemie dans les discours de gauche, tout comme l’Iran, à cause de la guerre avec l’Irak [1980-1988], alors même que la culture iranienne a beaucoup influencé et été influencée par la culture arabe. Mais il n’existe pas de ‘’culture arabe pure’’ », déclare-t-elle à MEE.
« Il y avait sous Gamel Abdel Nasser ce concept primordial de dignité nationale et de libération, mais la libération est toujours celle de la terre et de la nation par rapport à l’impérialisme et au capitalisme, ce n’est pas une libération des individus face à l’idéologie collective », estime Mersal.
« Tout régime autoritaire a ses propres victimes, qui sont avant tout des individus, mais aussi surtout des femmes, en dépit des lois progressistes et de leur accès croissant à l’éducation. »
L’histoire par les marges
C’est finalement en suivant le parcours d’une écrivaine marginalisée et en investiguant la dimension prosaïque de son quotidien qu’Iman Mersal parvient à donner de la période un portrait dépouillé de tout idéalisme romantique.
« Jusqu’alors, je pensais les années 1950 et 1960 à travers la politique nassériste ou le nationalisme arabe, mais sans prendre en considération l’éducation, les lois matrimoniales ou celles relatives à la garde d’enfants, l’accès aux soins psychiatriques, etc. Or, Enayat était affectée par tout cela, j’ai donc revisité ces années à travers ses yeux, et non à travers les miens », explique-t-elle à MEE.
« Je devais passer par la géographie du Caire et retracer ses mouvements : retourner à Zamalek – quartier où a vécu Enayat –, imaginer la chambre où elle travaillait sur les antiquités allemandes, la cuisine où elle préparait son café… Il y avait quelque chose de très sensible là-dedans, je voulais visualiser cela, et sentir ses mouvements. »
Au fil des pages, on voit Iman Mersal évoluer et se reconfigurer vis-à-vis d’Enayat Zayyat. Mais sa posture apparaît toujours instable : à la fois chercheuse, écrivaine, biographe, historienne et même lectrice, elle jongle autant avec les attentes des lecteurs qu’avec les siennes.
Alors qu’elle se retrouve confrontée à de nombreuses fausses pistes, ces dernières deviennent finalement constitutives du portrait de l’écrivaine et de l’Égypte : les lacunes de l’histoire ouvrent la possibilité de la fiction, et ce n’est que dans le jeu des contradictions que l’on peut espérer retrouver un peu de la vérité d’Enayat, et de son époque.
En mal d’archives
Dans le sillage d’Enayat Zayyat, c’est tout un monde menacé par l’oubli que l’on retrouve. Cheminant à travers le Caire, Iman Mersal retrace la généalogie d’habitations, d’écoles, d’hôpitaux et de cimetières, arpentant des rues inconnues à la recherche de lieux disparus.
Pour Mersal, qui a émigré au Canada en 1998, ce pèlerinage sur les traces de l’écrivaine est aussi une manière de renouer avec la ville perdue.
L’autrice informe son récit en consultant papiers de familles, coupures de presse et autres documents, comme pour prouver l’existence d’Enayat, écrivaine invisible qui redoutait de son vivant que ses « pas ne laissent aucune trace ».
« En Égypte, l’État collecte et organise les archives, déterminant ce qui est important ou non, et il peut décider de les maintenir hors de la portée des gens qui veulent les consulter, voire de les détruire »
- Iman Mersal
La question des archives, notamment institutionnelles, tient une place essentielle dans le récit, tant l’élaboration d’une mémoire collective dépend de leur préservation et de leur constitution en tant que telles.
« En Égypte, l’État collecte et organise les archives, déterminant ce qui est important ou non, et il peut décider de les maintenir hors de la portée des gens qui veulent les consulter, voire de les détruire », déplore Mersal.
Elle établit un parallèle entre la destruction des archives et la géographie du Caire, régulièrement bouleversée par les grands chantiers d’urbanisation et d’autoroutes, qui reposent sur la destruction de quartiers entiers, et qui se sont intensifiés ces dernières années.
Contre cette politique d’effacement, l’autrice avance que « la seule façon de maintenir les archives vivantes est de les revisiter, pour les intégrer à nos vies, à nos questionnements ».
Voix et vies féminines
Avec Sur les traces d’Enayat Zayyat, Iman Mersal compose un récit à la croisée des chemins, qui se présente comme un hommage à la fois humble et lumineux aux vies précaires.
Le récit est une chambre d’écho qui redonne vie à Enayat. « Je voulais que sa voix soit là tout le temps, afin que ce ne soit pas une conversation à sens unique », glisse Mersal.
Mais c’est aussi un dialogue avec d’autres femmes de lettres égyptiennes qui ont marqué leur époque : Khansa, May Ziadé, Doria Chafik, Alifa Refaat. Dans l’un des derniers chapitres, l’autrice leur adresse une lettre fictive teintée de reconnaissance autant que d’ironie, où elle les imagine face à leur miroir, se coupant les cheveux dans un geste de révolte qui se révèle finalement vain.
Là où l’on sentirait poindre le cliché éculé d’une lutte féministe ramenée à un coup de ciseaux dans l’attribut le plus rebattu de la féminité, Mersal se défend : elle ne prétend pas établir un nouveau canon littéraire féminin, ni « dresser l’arbre généalogique matrilinéaire des souffrances » endurées par la grande communauté des femmes, mais reconnaître une dignité nouvelle aux solitudes et aux douleurs particulières.
Elle insiste : « Enayat n’est pas un exemple, et je ne voulais pas écrire un livre particulièrement féministe, mais je pense que la rencontre de nos deux individualités peut ouvrir une voie pour que les femmes repensent leur propre individualité.
« En Égypte, les femmes ont été sous la domination d’un discours politique lié à la nation, aux classes sociales… Il y avait toujours quelque chose pour les accaparer, que ce soit la morale, l’occupation britannique ou la libération. Je voulais ici laisser un espace à la souffrance qu’elles ont endurée », explique-t-elle.
Au terme de ce long voyage sur les traces de l’écrivaine disparue, l’écriture apparaît comme un apprentissage du renoncement apaisé : il aura fallu 26 ans à Iman Mersal pour parvenir à entrer dans l’intimité d’Enayat Zayyat, et finalement s’en départir, pour la rendre à son énigme.
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