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Iran : un nouveau grand ayatollah contrarie l’establishment

Seyyed Javad Alavi Boroujerdi soutient les droits des minorités et les manifestations liées au décès de Mahsa Amini
Seyyed Javad Alavi Boroujerdi a témoigné de la sympathie envers les manifestations liées au décès de Mahsa Amini (YouTube)
Par Correspondants de MEE à TÉHÉRAN, Iran

L’establishment iranien a un problème : l’émergence d’un nouveau grand ayatollah dont les idées suscitent à la fois la colère et la curiosité, un grand ayatollah qui défie le gouvernement de Téhéran et offre son soutien au mouvement de protestation qui a fait suite à la mort de Mahsa Amini.

Seyyed Javad Alavi Boroujerdi, religieux de 72 ans, est le petit-fils du dirigeant chiite vénéré Hosseini Boroujerdi, lequel a joué un rôle central dans la renaissance du séminaire de Qom, l’un des deux plus grand centres d’éducation chiite duodécimain au monde.

Aujourd’hui, son petit-fils se présente comme une force puissante, un grand ayatollah autoproclamé qui cherche à redéfinir le rôle « indépendant » du séminaire et du clergé aux yeux d’une population iranienne critique.

S’inspirant de l’héritage de son grand-père, l’ayatollah Seyyed Javad Alavi Boroujerdi cherche à changer le visage du séminaire et du clergé, s’impliquant auprès du peuple iranien comme peu de grands ayatollahs osent le faire.

En cette période d’insatisfaction généralisée à l’égard du séminaire chez les Iraniens en raison de son soutien à la République islamique, son point de vue rafraîchissant lui a valu une attention et un soutien considérables.

En Iran, le titre de « grand ayatollah » est réservé à ceux qui ont atteint le statut estimé de « marja » dans la tradition islamique chiite. Officiellement, l’Iran n’a que huit marjas, mais ce nombre est officieusement plus élevé.

Le statut de Boroujerdi n’est pas officiel et, pour que cela change, il faudrait qu’il soit adoubé par un État avec lequel il est de plus en plus en désaccord.

Les grands ayatollahs, qui ont des contacts quotidiens avec le public, sont habilités à émettre des édits (ou « fatwas »), leur autorité dérivant de la reconnaissance de ces édits par leurs adeptes. Ces derniers n’adhèrent pas seulement à la direction des grands ayatollahs : ils contribuent consciencieusement aux taxes religieuses en signe de dévotion. 

Des droits fondamentaux pour tous

Le soutien de Boroujerdi à la foi baha’ie, qui compte environ 300 000 adeptes en Iran, est particulièrement controversé.

Le gouvernement de Téhéran et les religieux qui lui sont proches adoptent systématiquement des politiques qui entraînent l’emprisonnement des adeptes baha’is et la privation de leurs droits – y compris le droit d’étudier et d’autres libertés fondamentales. 

« Je crois que la République islamique est tout à fait prête à affronter les conséquences d’une action contre Boroujerdi »

- Haut dignitaire religieux

Le 6 juin, Boroujerdi a abordé le sujet, affirmant que les droits des baha’is « [devaient] être préservés » face à l’opposition.

Critiquant l’approche de la République islamique envers la minorité, il a déclaré : « Les baha’is croient en quelque chose. Nous avons des gens en Iran qui ne croient en rien. Alors nous devrions les tuer ? »

Tout le monde ne partage pas cette position qui, en ces temps profondément conservateurs, est considérée comme progressiste.

En réponse à Boroujerdi, Nasser Makarem Shirazi, un grand ayatollah proche de la République islamique, a qualifié les baha’is de groupe politique manipulé par des puissances étrangères et incité à la prudence avant de leur accorder un statut officiel. Il a même exhorté Boroujerdi à revenir sur ses déclarations.

L’ayatollah Najmuddin Tabasi, autre haut dignitaire religieux du séminaire de Qom, a renchéri : « Ce genre de remarques n’est pas bon. Cela mène à la laïcité. »

De Cyrus le Grand à Mahsa Amini

L’un des aspects frappants de la vision de Boroujerdi est son accent sur l’histoire préislamique de l’Iran, ce qui va à l’encontre de l’administration et des religieux qui lui sont proches, lesquels tentent d’ignorer l’ancienne civilisation perse.

Boroujerdi souligne l’importance du cylindre de Cyrus, un document du VIe siècle avant notre ère reconnu par l’ONU, qui note que les textes « indiquent que chacun a droit à la liberté et au choix et que tous les individus doivent se respecter les uns les autres ».

« Je loue le cylindre de Cyrus, alors que certaines personnes croient [qu’il n’y a rien de valable avant l’islam]. Ce n’est pas vrai », estime Boroujerdi.

Cyrus II de Perse (vers 600-530 avant notre ère), communément appelé Cyrus le Grand, a fondé l’Empire achéménide, le premier Empire perse. Découvert à Babylone en 1879, le cylindre a été rédigé en cunéiforme babylonien sur les ordres de Cyrus. Il promeut les droits de l’homme, la tolérance, le courage et le respect des minorités.

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Au-delà des droits de l’homme, Boroujerdi, contrairement à beaucoup de ses pairs, rejette la notion d’« économie islamique », soulignant que l’islam ne prescrit pas de principes économiques spécifiques.

« Nous travaillons depuis 43 ans, nous avons tout fait en essayant et en faisant des erreurs. Ces questions devraient être laissées aux experts et il n’est même pas nécessaire qu’un expert soit religieux », affirme-t-il à propos de l’approche du gouvernement en matière d’économie.

En ce qui concerne la controverse sur le port obligatoire ou non du hijab, le religieux a déclaré que la vraie foi ne devrait pas être définie uniquement par l’apparence. Boroujerdi encourage plutôt à mettre l’accent sur une croyance et des actes authentiques, exhortant la société à éviter les conflits excessifs qui mettent à rude épreuve le tissu de l’unité religieuse.

Lorsque Mahsa Amini (22 ans) est morte pendant sa garde à vue par « la police des mœurs » pour ne pas avoir respecté les règles concernant le hijab, Boroujerdi a déclaré : « Elle était notre fille à tous et ce qui lui est arrivé a été très dur à avaler pour nous tous. »

Des manifestations secouent l’Iran depuis la mort de la jeune femme, et le grand ayatollah y a apporté une réponse claire. S’adressant à la République islamique, Boroujerdi a déclaré à propos des manifestants : « Ces gens ici ont leur mot à dire et ils ne sont pas d’accord avec ce que vous faites. On devrait entendre leur voix quelque part. Laissez les journaux être libres de l’écrire. La presse devrait être libre. On devrait entendre différents points de vue à la télévision d’État. »

Des médias radicaux comme Rasa News s’en sont pris au religieux qui « alimenterait les manifestations », mais Boroujerdi est demeuré inflexible, appelant à ce que les manifestants emprisonnés soient traités « avec miséricorde ».

« Nous retirerons votre bannière »

Alors que sa popularité croît, les responsables iraniens s’opposent ouvertement à l’émergence de Boroujerdi en tant que nouveau grand ayatollah. 

L’ayatollah Mohammad Yazdi, alors secrétaire de la Société des professeurs de séminaire de Qom, disait de Boroujerdi en 2019 : « Si certaines personnes se déclarent publiquement marjas un jour, j’interviendrai personnellement et ferai une annonce officielle contre cela, tant que je serai en vie. »

Yazdi soulignait qu’être le petit-fils d’un marja ne faisait pas automatiquement de quelqu’un une autorité religieuse, ajoutant : « Si quelqu’un comme ça tente de se présenter comme marja, nous retirerons toutes les bannières ou déclarations qui lui sont associées. »

La Société des professeurs de séminaire de Qom, contrôlée par le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, est chargée par la République islamique de déclarer les marjas.

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Un religieux de rang intermédiaire basé à Qom, qui s’est entretenu avec Middle East Eye sous le couvert de l’anonymat, explique : « Dans l’islam, les marja ne sont pas élus ou choisis par un gouvernement ou une institution gérée par l’État. »

Selon lui, Boroujerdi « a de nombreux avantages, tels que son indépendance et son soutien aux droits du peuple, alors que beaucoup de grands ayatollahs malheureusement se taisent ou agissent en collusion avec tout ce que fait le gouvernement. Cela nuit à l’islam et au séminaire en Iran ».

Un haut dignitaire religieux, qui enseigne au séminaire, affirme à MEE que « Boroujerdi possède un éventail de qualifications qui contribuent à son potentiel de marja ».

« Parmi ces attributs se trouve sa lignée estimée car il jouit de la réputation de son grand-père très respecté », développe-t-il. « De plus, sa présence influente, combinée à des ressources financières substantielles, renforce encore sa candidature. »

Le religieux reste prudent, mettant en garde contre une bataille à venir : « Je crois que la République islamique est tout à fait prête à affronter les conséquences d’une action contre Boroujerdi et du fait de le réduire au silence s’il persiste dans son approche actuelle, parvient à garder l’attention du public et est reconnu comme un marja parmi le peuple. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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