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Guerre en Ukraine : les exilés russes au Moyen-Orient se remémorent un monde en ruines

Partis à Istanbul, Dubaï ou d’autres villes du Moyen-Orient, de jeunes Russes racontent à Middle East Eye comment ils ont fui leur pays – et expliquent ce qu’ils comptent faire à présent
Des policiers interpellent une femme au cours d’une manifestation contre l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022 dans le centre de Saint-Pétersbourg (AFP)
Des policiers interpellent une femme au cours d’une manifestation contre l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022 dans le centre de Saint-Pétersbourg (AFP)

Le matin du 24 février, Artur s’est réveillé dans son appartement moscovite et a ouvert Slack, la plateforme de messagerie utilisée par l’institution culturelle pour laquelle il travaillait, sur son ordinateur. Malgré l’heure matinale, un collègue l’avait déjà contacté. L’impensable s’était produit : la Russie avait envahi son voisin ukrainien

« J’ai eu mal au ventre », confie Artur, originaire de Sibérie, à Middle East Eye. « Je n’ai jamais été aussi choqué. Quand on se réveille au milieu d’une réalité aussi tordue – je n’arrivais pas à y croire. L’Ukraine, surtout, c’est comme si on attaquait notre propre famille. »

Artur, la trentaine, habitait à Moscou depuis des années. Il avoue ouvertement qu’il vivait dans une « bulle », un écosystème de journalistes, d’architectes, d’artistes, d’employés dans les technologies et d’autres jeunes actifs qui avaient le sentiment, malgré Vladimir Poutine et l’establishment russe, de faire partie du reste du monde.

« C’est d’une tristesse absolue », déplore-t-il. « Cette bulle était aussi une vision d’une Russie alternative qui existait parallèlement à la Russie de Poutine. Mes espoirs étaient générationnels. Je pensais que les choses changeraient lorsque l’ancienne génération soviétique ne serait plus au pouvoir. » 

« Cette bulle était aussi une vision d’une Russie alternative qui existait parallèlement à la Russie de Poutine »

– Artur, citoyen russe exilé à Istanbul

En Sibérie, la famille d’Artur et beaucoup de ses anciens camarades de classe, qui ont peur et qui sont également opposés à la guerre, lui ont dit de partir. Il est célibataire et n’a pas de famille. Il parle anglais. Pour beaucoup en Sibérie, partir est impossible – soit ils n’en ont pas les moyens, soit leur ancrage au sein de leur communauté est trop important. Pour Artur, il était possible de fuir. 

L’institution culturelle pour laquelle il travaillait avait cessé ses activités. Le 4 mars, alors que des rumeurs selon lesquelles le gouvernement s’apprêtait à imposer la loi martiale se répandaient en Russie, Artur a fait ses bagages et s’est procuré un billet d’avion Moscou-Istanbul pour 30 000 roubles (près de 300 euros) sur « un site internet russe louche » avant de se rendre seul à l’aéroport de Domodedovo.

La veille, Yura, un journaliste indépendant d’une trentaine d’années vivant dans la capitale russe, a appris à son réveil que l’armée bombardait la centrale nucléaire ukrainienne de Zaporijia, tandis que de plus en plus d’entreprises internationales suspendaient leurs activités sur le territoire russe. 

Il a passé quatre heures avec des dizaines de milliers de Russes en quête d’un aller simple pour Istanbul. Il a fini par trouver un vol pour la Turquie via Bichkek, la capitale du Kirghizistan. « J’ai payé environ 400 euros pour ce billet. En temps normal, même un vol direct coûte moins de 100 euros », explique-t-il à MEE

Des jeunes traversent la Place Rouge de Moscou, le 27 mai 2021 (AFP/Natalia Kolesnikova)
Des jeunes traversent la Place Rouge de Moscou, le 27 mai 2021 (AFP/Natalia Kolesnikova)

Yura, qui a grandi dans un milieu modeste à Kazan, une ville du sud-ouest de la Russie, a « nettoyé » son téléphone portable en supprimant tout ce qui pourrait amener les gardes-frontières à l’interpeller. « Les policiers nous demandent de leur remettre notre téléphone portable, ils vérifient tout en recherchant des mots-clés, comme “Poutine”, “Ukraine”, etc. Mais il ne faut pas tout effacer, car cela augmenterait aussi les soupçons », indique-t-il.  

Comme Yura, Artur avait entendu dire que des personnes avaient été interrogées à la frontière, que leur téléphone avait été vérifié et qu’elles s’étaient vu empêcher de partir. La veille de son départ, il avait parcouru son téléphone et tout supprimé.

À sa surprise, l’aéroport de Domodedovo était pratiquement vide. Ses amis lui avaient dit que c’était aussi le cas dans d’autres aéroports, bien que l’on estime aujourd’hui que plus de 250 000 personnes ont quitté la Russie depuis le début de la guerre.

Artur a passé le contrôle aux frontières et embarqué sans encombre.

La loterie des destinations

Artur a choisi Istanbul parce qu’il connaît et apprécie la ville. La métropole turque comporte des échos historiques pour les Russes en exil. « C’est très étrange, mais on ne peut s’empêcher de remarquer les similitudes avec la fuite des Russes du Mouvement blanc vers Istanbul après leur défaite face aux bolcheviques », explique Artur à MEE

Les Russes peuvent entrer en Turquie avec un visa touristique. Pour les permis de travail et de résidence, ils doivent s’adresser au service d’immigration du pays.

Depuis le début de la guerre, Istanbul connaît un afflux massif de Russes et d’Ukrainiens – dont certains sont des Turcs revenus d’Ukraine. Certains Russes plus fortunés s’envolent vers Dubaï, compte tenu des vols réguliers toujours assurés par la compagnie aérienne Emirates et des relations solides entre les Émirats arabes unis et Moscou. 

« Les Turcs, contrairement aux Européens, ne prennent pas les Russes de haut. Ici, nous sommes reçus comme des égaux »

– Vsevolod, artiste russo-ukrainien

Ivan, qui s’est installé dans l’émirat avec un visa de trois ans avant la guerre dans le cadre de son travail dans le secteur de la réalité virtuelle et augmentée, indique à MEE qu’il y avait déjà des centaines de Russes à Dubaï et que ces derniers avaient créé un groupe Telegram pour aider les nouveaux arrivants à trouver un appartement, ouvrir un compte bancaire et effectuer d’autres démarches élémentaires.

Les Russes nouvellement arrivés à Dubaï bénéficient d’un visa de 90 jours, le temps de rechercher une solution plus pérenne.

Originaire d’Abkhazie, une région séparatiste géorgienne, Irina a rallié Dubaï depuis Moscou et y est restée quatre jours avec son petit ami britannique, venu la rejoindre depuis Londres. Le couple est ensuite reparti au Royaume-Uni. Irina avait manifesté à Moscou une semaine auparavant, mais la présence policière dans les rues lui était devenue insupportable. 

Des amis d’Artur sont partis en Géorgie ou en Arménie, destinations privilégiées par les citoyens moins aisés qui ont choisi de quitter la Russie. Lui estimait toutefois que ni la capitale géorgienne Tbilissi, ni la capitale arménienne Erevan n’étaient en mesure d’absorber l’afflux de Russes. Selon les estimations, 30 000 Russes se sont dirigés vers Tbilissi, une ville qui entretient un certain sentiment antirusse. La vaste ville historique d’Istanbul était un endroit dans lequel il pouvait se fondre. 

Le refuge de Trotski

La plupart des Russes utilisent Airbnb pour se loger à Istanbul. Par conséquent, les prix des appartements dans les quartiers centraux de la ville ont grimpé en flèche. La majeure partie des Russes séjournent dans les quartiers stambouliotes de Kadıköy et Karaköy, où ils fréquentent les cafés Leman et Papadopoulos et le bar à vins Solera.

Les exilés optent également pour la ville balnéaire de Kaş, qui abrite déjà une communauté russe. L’arrivée de milliers d’autres personnes dans cette petite destination de vacances du sud-ouest de la Turquie a fait grimper les prix des locations et MEE a eu vent de tensions.  

À son arrivée à Istanbul, Artur a choisi les îles des Princes, où Léon Trotski vécut pendant quatre ans en exil après avoir été chassé d’URSS en 1929. Comme il avait déjà visité la ville à plusieurs reprises, il savait que les logements dans ces îles de la mer de Marmara étaient moins chers ; en effet, bien que le trajet en ferry jusqu’à la ville soit court, de nombreux Russes d’Istanbul ne le savent pas et les prix des logements n’ont donc pas été affectés par une augmentation de la demande.

La maison dans laquelle Trotski a vécu sur les îles des Princes (Creative Commons)
La maison dans laquelle Trotski a vécu sur les îles des Princes (Creative Commons)

Sur la rive européenne d’Istanbul, à Karaköy, Vsevolod est assis sur une chaise grinçante dans un vieil appartement grec à quelques centaines de mètres de l’église Saint-Pantéléimon, fondée par des exilés russes venus à Istanbul après la révolution de 1917. Tout comme eux, cet artiste d’une trentaine d’années doit trouver sa place à Karaköy.

Originaire de Donetsk, une ville ukrainienne occupée par la Russie en 2014, Vsevolod, qui possède des passeports ukrainien et russe, ressent de la haine envers le Kremlin. « Poutine m’a volé mon enfance, mes souvenirs, mes étés », confie-t-il, se remémorant les longues journées passées avec sa grand-mère à Donetsk. 

« Vivre en Russie est devenu une menace existentielle. Istanbul est une belle ville avec de nombreux musées. J’ai des amis ici », indique-t-il à MEE. Il reconnaît lui aussi qu’il vivait dans une bulle en Russie. « De plus, les Turcs, contrairement aux Européens, ne prennent pas les Russes de haut. Ici, nous sommes reçus comme des égaux. »

Si les Turcs sont majoritairement accueillants envers les Russes, une série de cauchemars logistiques attendent ceux qui fuient la Russie de Poutine. 

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Lorsqu’Artur est arrivé, il neigeait et il ne pouvait pas quitter les îles où Trotski avait vécu. Les comptes bancaires russes sont bloqués et il lui était impossible d’utiliser sa carte bancaire.

Comme d’autres Russes qui ont quitté le pays, Artur a dû trouver des combines pour obtenir des liquidités. Il a transféré une somme d’argent de son compte russe vers celui de la mère d’un ami, également en Russie. Cet ami qui vit au Portugal a pu envoyer à Artur la même somme par Western Union. 

MEE apprend également que d’autres Russes recourent à la cryptomonnaie pour sortir leur argent de Russie. Dans le groupe Telegram destiné aux Russes de Dubaï, des instructions sont données par des professionnels des technologies pour investir dans la cryptomonnaie.

La crise de la livre turque a également permis aux Russes de gagner un peu de temps, puisque les prix sont inférieurs à la normale.

Bien qu’Artur n’ait jamais utilisé la carte bancaire russe Mir auparavant (« Mir » signifie « paix »), il a appris qu’elle pouvait être utilisée en Turquie et en a donc fait la demande. La veille de son entretien avec MEE à Istanbul, il a passé toute la journée avec un ami dans une banque turque pour ouvrir un compte bancaire, ce qu’ils ont réussi à faire. Vsevolod a eu moins de chance. « Je ne peux pas retirer d’argent et je dois trouver un appartement le plus vite possible », déplore l’artiste.

Artur se dit conscient de sa situation privilégiée. Même si ses moyens de subsistance en tant qu’employé dans l’industrie créative lui ont toujours semblé précaires, il adresse ses pensées à « ceux qui se trouvent dans une situation beaucoup plus difficile ».

Il pense en particulier aux Ukrainiens. Il explique que les Russes qui ont pu quitter le pays sont « très éduqués, de la classe moyenne, [que ce sont] des informaticiens, des journalistes, des architectes, des gens qui avaient les moyens d’acheter des billets au prix fort. Des gens assez jeunes, généralement dans la trentaine. » La plupart de ces personnes n’ont pas de famille, mais certains Russes ont quitté le pays avec leurs enfants.

Un café de Kadıköy, un quartier d’Istanbul vers lequel de nombreux Russes se sont dirigés (AFP)
Un café de Kadıköy, un quartier d’Istanbul vers lequel de nombreux Russes se sont dirigés (AFP)

Si Artur affirme que sa famille en Sibérie est contre la guerre, il sait que beaucoup de Russes n’y sont pas opposés. Même s’il ne souhaite pas se prononcer sur la façon de penser de ses compatriotes, il soutient qu’au fil des ans, Vladimir Poutine a mis en place un « système d’oppression » qui a permis de canaliser beaucoup d’argent vers la police et l’armée, ce qui rend ces institutions très loyales envers le président russe. 

« Aujourd’hui, c’est pire. On voit le signe “Z” partout », explique Yura, en référence à la lettre désormais considérée comme un symbole pro-invasion. « En temps normal, il est préférable de changer de direction quand on voit un policier dans la rue. Maintenant, des policiers ou des agents du FSB [service de sécurité russe] en civil abordent les gens dans la rue pour vérifier leur téléphone. » 

Se souvenant d’une dispute qu’il a eue avec un ami géorgien, Yura, qui a lui-même des racines géorgiennes, fustige l’attitude des Européens et des autres personnes vivant hors des frontières russes : « Ils nous disent de descendre dans la rue, de parler, d’organiser des manifestations. Ils vivent dans des pays où les gens ne disparaissent pas pour avoir participé à des manifestations. Mais je vis dans ce genre de pays, où le FSB peut nous arrêter ou même arrêter nos proches parce que nous nous sommes opposés aux politiques de l’État. »  

Pendant des années, Artur, comme la plupart des autres Russes interrogés par MEE dans le cadre de cet article, a fait partie d’une communauté moscovite tournée vers le monde. Il admirait les Russes plus jeunes que lui dans ce milieu « libre de penser, ouvert d’esprit, queer – cela [lui] a donné de l’espoir ». Dans cette version « cool » de Moscou, il se passait toujours quelque chose. Cependant, comme l’admet Artur, il s’agissait d’une bulle. 

« Je suis encore sous le choc », confie-t-il. « Je n’ai aucune idée de ce qui va se passer. Tout est en ruines. Cette image d’une Russie différente, elle a disparu. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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