La Russie face à l’assassinat de Soleimani : une condamnation prudente
Le général Qasem Soleimani était l’homme de la stratégie iranienne au Moyen-Orient. La force al-Qods qu’il a dirigée plus d’une vingtaine d’années est l’un des principaux instruments de la projection iranienne dans la région. Depuis avril 2019, le corps des Gardiens de la révolution, auquel est affiliée la force al-Qods, est inscrit par Washington sur la liste des organisations terroristes.
Le raid aérien américain, ordonné par le président Donald Trump, a aussi provoqué la mort d’Abou Mahdi al-Mouhandis (« l’ingénieur »), l’homme fort du Hachd al-Chaabi irakien, les « unités de mobilisation populaire » alliées de Téhéran.
Pour la diplomatie russe, le président américain a commis une triple faute
Pour les Iraniens et leurs alliés, une telle action ressemble à un casus belli. Soleimani s’apparente désormais à un « martyr » de « l’axe de la résistance » (Téhéran, Damas, le Hezbollah et leurs alliés irakiens, notamment) et celui-ci promet des représailles dont le théâtre risque d’être l’Irak, la Syrie ou le Liban voisins.
Le discours russe après cet assassinat ciblé était prévisible : une condamnation invoquant la souveraineté nationale, la légalité internationale et la stabilité régionale.
Pour la diplomatie russe, le président américain a commis une triple faute : en s’attaquant à un représentant officiel d’un État souverain, en agissant sans la moindre base légale, et en prenant le risque d’embraser toute la région.
Moscou et Washington n’ont pas les mêmes intérêts (ou plutôt les mêmes partis pris politiques et stratégiques) au Moyen-Orient.
Là où les Américains ont des alliés (Israël et l’Arabie saoudite, notamment) et des ennemis désignés (l’Iran et « l’axe de la résistance »), les Russes n’ont que des partenaires.
Des investissements à défendre
Par conséquent, la Russie tient à éviter la moindre escalade militaire susceptible de la pousser à choisir un camp contre un autre et à sacrifier des partenaires.
En Irak, la Russie a justement des investissements à défendre. Parallèlement à la rhétorique souverainiste en faveur du renforcement du pouvoir central de Bagdad et de l’armée irakienne, Moscou tient à sécuriser l’implantation d’entreprises russes dans le secteur des hydrocarbures (Gazprom Neft, Rosneft, Lukoil…), parfois auprès du Gouvernement régional du Kurdistan (Erbil).
D’ailleurs, les affrontements qui secouent le pays depuis quelques mois n’ont pas poussé les Russes à songer au moindre désengagement. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, s’est même rendu à Bagdad et à Erbil en octobre 2019 flanqué d’hommes d’affaires, incluant des représentants d’entreprises du secteur des hydrocarbures comme Gazprom Neft, Rosneft, Soyuzneftegaz et Lukoil.
La recherche de la stabilité est donc primordiale pour la Russie. Elle pourrait très bien offrir ses services de puissance médiatrice à Washington et à Téhéran.
En dépit de sa condamnation de l’assassinat de Soleimani et de l’expression de sa solidarité avec les Iraniens, elle n’a aucunement l’intention de se ranger aux côtés de « l’axe de la résistance » dans un conflit assumé face aux Américains. Moscou pourrait, en revanche, saisir cette occasion pour améliorer les capacités défensives de Téhéran (afin de contrebalancer la supériorité aérienne des Américains).
Les Russes connaissaient bien le général Qasem Soleimani. Il aurait joué un rôle central dans l’intervention militaire russe en Syrie
Les Russes connaissaient bien le général Qasem Soleimani. Il aurait joué un rôle central dans l’intervention militaire russe en Syrie en se rendant à Moscou en juillet 2015 précisément pour convaincre les dirigeants russes d’aider les forces loyalistes. Il les aurait surtout rassurés en affirmant qu’une victoire loyaliste était encore possible.
Le 30 septembre suivant, l’intervention militaire russe pouvait commencer. Sur place, les Russes avaient encore besoin de Soleimani dans le cadre de la coordination avec les différentes milices adossées à l’Iran.
En Syrie, les Russes et les Iraniens ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde et des tensions sont parfois perceptibles. Le remaniement de l’été 2019 (plusieurs nominations, dont celle du général Ali Mamlouk au poste de vice-président pour les affaires sécuritaires) traduirait en partie une volonté russe de limiter le rôle de l’Iran en Syrie et d’éviter de nouveaux affrontements irano-israéliens.
Si la Russie a encore besoin de l’Iran et de ses alliés, à la fois militairement (dans le cadre de la lutte antiterroriste) et politiquement (dans le cadre du processus d’Astana), elle compte bien les empêcher de faire de la Syrie le théâtre d’un affrontement entre « l’axe de la résistance » et Israël. La reconquête loyaliste à Idleb, mais pas au Golan.
Une lueur d’espoir
En définitive, la Russie craint et fera tout pour éviter le moindre embrasement en Syrie consécutif à l’assassinat de Soleimani. Mais les représailles n’impliquent pas nécessairement un embrasement. Le harcèlement des troupes américaines par « l’axe de la résistance » ne déplairait pas forcément aux dirigeants russes.
Moscou attend la concrétisation du désengagement américain du Moyen-Orient et surtout la fin de toute présence américaine sur le sol syrien. Au-delà des divergences entre les deux pays, les Russes considèrent que la politique américaine dans la région est facteur d’instabilité.
Le harcèlement des troupes américaines par « l’axe de la résistance » ne déplairait pas forcément aux dirigeants russes
Ce désengagement américain (de Syrie et d’Irak) pourrait être soit volontaire, soit contraint. Quelques mois avant l’élection présidentielle américaine, le départ avec les apparences d’une mission accomplie semble préférable à l’enlisement.
Mais si les Américains décidaient de rester, la Russie verrait d’un bon œil leur enlisement programmé. En Syrie, où la Russie fait office de puissance tutélaire, elle pourrait l’encourager.
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