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Liban : la neutralité régionale, une passerelle vers le fédéralisme ?

Alors que le pays s’enfonce dans la pire crise économique de son histoire et que la contagion au coronavirus s’accélère, les Libanais s’écharpent autour des questions de la neutralité et du fédéralisme
Un drapeau libanais déchiré à Beyrouth, le 1er juillet 2011. Pour certains, le passage au fédéralisme constituerait un « saut périlleux dans l’inconnu » car il remplacerait « l’actuel régime multiconfessionnel, de façade unitaire, par un régime dont les assises territoriales ne sauraient être définies que par le feu et le sang » (AFP)
Par Paul Khalifeh à BEYROUTH, Liban

Frappé depuis octobre dernier par une crise économique et financière systémique, confronté depuis quelques semaines à un rebond inquiétant de la pandémie de COVID-19, le Liban a vu récemment s’ajouter à ses innombrables tourments un nouveau tracas d’une tout autre dimension.

La sphère politique, les milieux populaires et les réseaux sociaux sont agités par un débat sur la neutralité du pays vis-à-vis des acteurs étrangers, un sujet à haut risque initié par le chef de l’Église maronite, le patriarche Béchara Raï. « La neutralité est une part essentielle de la genèse et de l’histoire libanaise », a notamment déclaré le prélat le 22 juillet dernier.

L’irruption de la question de la neutralité dans le débat public intervient alors que le Liban est soumis à de fortes pressions de la part des États-Unis, dont l’ambassadrice à Beyrouth, Dorothy Shea, multiplie les charges inédites contre le Hezbollah, qu’elle accuse de terrorisme et de corruption.

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Malgré l’urgence de la situation économique et financière, les pays occidentaux, soutiens traditionnels du Liban, ne semblent pas pressés de lui apporter une aide.

Les hésitations du gouvernement de Hassan Diab, qui peine à surmonter les exigences de ses alliés et les pressions de ses détracteurs, ainsi que son incapacité à enclencher le processus de réforme refroidissent les ardeurs de ses amis les plus proches.

Se sentant abandonné par l’Occident, le gouvernement, encouragé par le Hezbollah, a commencé à étudier d’autres options pour « briser le blocus non déclaré imposé par les États-Unis, en mettant le cap vers l’Est », indique à Middle East Eye Rayan al-Hakim, membre du Forum nationaliste arabe, un groupement de personnalités et de mouvements, libanais et arabes, hostiles à la politique américaine.

Se tourner vers l’Est pour diversifier les options

Hassan Diab a entamé des discussions préliminaires avec les Chinois et les Irakiens pour sonder le terrain en vue d’une éventuelle coopération dans divers domaines.   

Cette tentative de diversifier les options du Liban en nouant des relations ailleurs qu’en Occident, associée aux craintes d’un changement de modèle économique et d’une restructuration du système financier, est sans doute à l’origine de la levée de boucliers du patriarche Raï. 

« Comment le Liban pourrait-il être neutre vis-à-vis de ce qui se passe en Syrie alors qu’il accueille sur son territoire plus d’un million de déplacés syriens ? Comment peut-il être neutre alors qu’il héberge chez lui, depuis 1948, le plus gros contingent de réfugiés palestiniens ? »

- Rayan al-Hakim, Forum nationaliste arabe

Les mises en garde contre une volonté de « changer le visage du Liban » – en rompant son arrimage à l’Occident – se sont d’ailleurs multipliées ces derniers mois. En visite à Beyrouth jeudi 23 juillet, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a déclaré : « Ce que nous voulons éviter, c’est que la crise remette en cause le modèle de tolérance du pays. »   

C’est dans ce contexte que Béchara Raï a lancé son appel à la neutralité, perçu comme un repositionnement stratégique afin de renforcer l’arrimage du Liban au camp occidental alors que l’option de l’exploration d’un rapprochement avec la Chine a été envisagée par une partie de la classe politique pour essayer de sortir le pays de la crise.

Les formations et personnalités hostiles au Hezbollah ont fait bloc derrière le prélat, alors que le parti chiite et ses alliés n’ont pas ménagé leurs critiques à son encontre.

Le patriarche chrétien maronite libanais Béchara Raï lors d’une visite officielle en Arabie saoudite le 14 novembre 2017 (AFP)
Le patriarche chrétien maronite libanais Béchara Raï lors d’une visite officielle en Arabie saoudite le 14 novembre 2017 (AFP)

La question de la neutralité est d’autant plus délicate qu’elle ne fait pas l’unanimité dans un pays au cœur des conflits qui déchirent le Levant depuis des décennies.

« La neutralité est un vœu pieux », commente Rayan al-Hakim.

« Comment le Liban pourrait-il être neutre vis-à-vis de ce qui se passe en Syrie alors qu’il accueille sur son territoire plus d’un million de déplacés syriens ? Comment peut-il être neutre alors qu’il héberge chez lui, depuis 1948, le plus gros contingent de réfugiés palestiniens ? »

La neutralité met donc en exergue les profondes divergences interlibanaises en matière de politique étrangère et d’alliances régionales et internationales.

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« Si les Libanais ne parviennent pas à trouver un terrain d’entente,  l’option de la neutralité conduira à la partition du pays ou à la mise en place d’une système fédéral », s’inquiète le militant.

Mais peut-on soupçonner l’Église maronite de mettre en danger l’unité d’un pays qu’elle a elle-même contribué à fonder ? C’est en effet sous l’impulsion du patriarche Elias Howayek que le Grand Liban a été proclamé, le 1er septembre 1920, en plaidant à la conférence de Versailles pour l’intégration au Mont-Liban de la plaine de la Bekaa et d’autres régions qui faisaient partie de la Syrie.

Depuis, l’Église maronite se pose en gardienne de l’unité du pays. Sur le portique du siège patriarcal, à Bkerké, à 15 kilomètres au nord de Beyrouth, est gravée une phrase qui en dit long : « La gloire du Liban vous a été donnée ».

L’affaiblissement de l’État favorise les replis communautaires

Cependant, le débat sur la neutralité se superpose à une autre discussion qui enflamme depuis quelques mois les réseaux sociaux autour de la pertinence de l’option d’un Liban fédéral. Les partisans du fédéralisme sont les plus fervents défenseurs de la neutralité du Liban, car « ils sont convaincus que ce positionnement constitue un pas qui les rapprochera de la thèse qu’ils défendent », estime Rayan al-Hakim. 

Les thèses fédéralistes ont de tout temps eu leurs adeptes au Liban. Selon les circonstances historiques, le débat se tassait ou, au contraire, s’amplifiait. Pendant la guerre civile (1975-1990), une partie du clergé chrétien s’est posée en porte-étendard de la partition du Liban en plusieurs cantons façonnés sur des bases religieuses.

« Ce sont généralement des minorités opprimées par le pouvoir central qui pourraient être attirées par le fédéralisme, ce qui n’est pas le cas au Liban, où, de toute façon, il n’y a pas réellement de minorités et de majorités »

- Faysal Itani, vice-directeur de Center for Global Policy

L’affaiblissement du pouvoir central, son incapacité à trouver des solutions aux multiples crises qui frappent le pays ou à subvenir aux besoins élémentaires de la population, comme c’est le cas aujourd’hui, et les profondes divergences autour du positionnement régional du Liban favorisent les replis communautaires et créent un terreau favorable à la résurgence du débat autour du fédéralisme, même si tous les Libanais parlent la même langue et ont en commun beaucoup de traditions culturelles et sociales.

Mais ce n’est pas l’avis de tous. « Le peuple libanais n’est pas homogène, il est composé de plusieurs groupes religieux [dont les membres sont] soudés par une ‘’identité collective’’ », souligne à Middle East Eye Alfred Riachi, fondateur et secrétaire général du Congrès fédéral permanent, un mouvement prônant un Liban fédéral.

« Cette identité possède des racines historiques, développées au fil des ans, chaque groupe ayant son déploiement géographique, ses traits culturels, ses alliances politiques, voire ses propres héros. »   

Une croix surplombe la ville de Byblos (Jbeil) dans le district du Mont-Liban, pressenti par les fédéralistes pour être au cœur d’un hypothétique canton chrétien, en février 2016 (AFP)
Une croix surplombe la ville de Byblos (Jbeil) dans le district du Mont-Liban, pressenti par les fédéralistes pour être au cœur d’un hypothétique canton chrétien, en février 2016 (AFP)

Cette vision d’un Liban cloisonné sur des bases religieuses ne fait pas l’unanimité, surtout que près du quart des chrétiens vit dans des régions mixtes, aux côtés des musulmans. 

« Ce sont généralement des minorités opprimées par le pouvoir central qui pourraient être attirées par le fédéralisme, ce qui n’est pas le cas au Liban, où, de toute façon, il n’y a pas réellement de minorités et de majorités », explique à Middle East Eye Faysal Itani, vice-directeur de Center for Global Policy, un think tank basé à Washington.

« Je ne pense pas que l’attrait pour le fédéralisme prenne de l’ampleur au Liban, sauf chez les partis qui l’ont toujours prôné », estime-t-il.

« Ce sont surtout dans les milieux inspirés par l’ex-Front libanais [coalition de partis et de personnalités de la droite chrétienne], du temps de la guerre civile, et les Forces libanaises [ancienne milice chrétienne] que l’aspiration au fédéralisme trouve le gros de ses partisans », précise à MEE Bassam El Hachem, professeur émérite de sociologie politique à l’Université libanaise (publique) et ancien membre fondateur du Courant patriotique libre (CPL, fondé par Michel Aoun).

Pour le fédéraliste Alfred Riachi, le système politique en vigueur actuellement, basé sur une répartition des fonctions politiques et administratives entre chrétiens et musulmans (avec une prééminence pour les chrétiens, qui détiennent la présidence de la République, le commandement de l’armée et la direction de la Banque centrale), est « centralisé et hybride ».

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Il favoriserait selon lui les conflits car chaque groupe cherche à accaparer le pouvoir, poussant les autres à « riposter ».

« Le fédéralisme est un besoin car il transposerait les conflits entre les différentes communautés à l’intérieur de chaque [groupe religieux] sous la forme d’une compétition positive basée sur la croissance économique, l’innovation, le bien-être social, dans un climat de paix et de stabilité », juge-t-il.

Faysal Itani assure pour sa part que la « séparation ne figure sur l’agenda d’aucun des grands partis du pays et ne jouit pas d’un fort soutien populaire ». « Sur le plan économique, il n’y a aucun modèle sérieux et viable à part l’unité de l’État », ajoute le chercheur.

En effet, le Mont-Liban, pressenti par les fédéralistes pour être au cœur d’un hypothétique canton chrétien, ne dispose pas des moyens de survie, y compris sur le plan de la sécurité alimentaire. C’est d’ailleurs pour éviter une répétition du scénario de la famine de la Première Guerre mondiale, qui a vu mourir le tiers des habitants, que l’Église maronite a voulu intégrer au Grand Liban les terres fertiles de la Bekaa.

Pour le professeur Bassam El Hachem, le fédéralisme constituerait même un « saut périlleux dans l’inconnu » car il remplacerait « l’actuel régime multiconfessionnel, de façade unitaire, par un régime [fédéral] dont les assises territoriales ne sauraient d’ailleurs être définies que par le feu et le sang ».

Le « feu et le sang » au Mont-Liban au XIXe siècle

L’histoire plaide en faveur de cet argument. Le Mont-Liban a déjà été divisé en deux préfectures (caïmacamat), l’une druze et l’autre chrétienne, en 1842. Cette formule, fruit d’un compromis entre l’Empire ottoman et les puissances européennes qui se disputaient l’héritage de « l’homme malade », a abouti aux terribles massacres de 1860.

Même si l’option fédérale a des racines historiques au Liban, la résurgence de ce discours aujourd’hui serait à chercher « dans la stratégie actuelle des États-Unis avec leurs alliés au Moyen-Orient, Israël et Arabie saoudite en tête », selon Bassam El Hachem.

« De la confrontation actuellement en cours dans la région, il va certainement sortir un vainqueur et un vaincu. Si le vainqueur devait être l’axe américano-israélien, c’est certainement la logique du morcellement qui prévaudra, car tel est l’intérêt vital et fondamental d’Israël »

- Bassam El Hachem, professeur de sociologie politique 

La partition du Liban aiderait ces puissances « dans leur confrontation avec l’Iran et le Hezbollah », analyse-t-il.

Faysal Itani est catégorique dans l’autre sens. « Malgré la position dominante du Hezbollah au Liban, les États-Unis privilégient la continuité et la stabilité des institutions étatiques » et considèrent que la meilleure façon de contrer l’influence du parti chiite est de « construire une armée et un État forts », soutient le vice-directeur du Center for Global Policy.

Washington ne veut pas créer un nouveau « casse-tête qui viendrait de la partition, du fédéralisme ou de tout autre reconfiguration politique au Liban », assure-t-il.

Pendant ce temps, la déconfiture de l’État libanais s’accélère et chaque jour qui passe affaiblit davantage le pouvoir central. Ce processus d’effritement pourrait conduire à l’émergence de petites baronnies jouissant d’une autonomie de facto.

Mais la fragmentation « n’est pas une destinée inéluctable » au Liban et au Levant, affirme Bassam El Hachem.

« De la confrontation actuellement en cours dans la région, il va certainement sortir un vainqueur et un vaincu. Si le vainqueur devait être l’axe américano-israélien, c’est certainement la logique du morcellement qui prévaudra, car tel est l’intérêt vital et fondamental d’Israël.

« Au cas contraire, où la victoire reviendrait à l’axe de la résistance [Hezbollah, Syrie, Iran, Hamas palestinien], c’est la logique opposée, de la préservation du Levant uni et harmonisé dans la diversité de ses composantes, qui prendra le dessus », conclut-il.

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