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Shlomo Sand : « Juifs et Palestiniens, nous n’avons pas le choix, nous devrons vivre ensemble »

L’historien israélien est inquiet et cela ne date pas du 7 octobre, mais de 1967, quand il a observé la fusion entre nationalisme et messianisme juif. Son nouvel essai, Deux peuples pour un État ? Relire l’histoire du sionisme, tente de conjurer cette inquiétude
Vue du controversé mur de séparation israélien dans la ville de Bethléem, en Cisjordanie occupée, le 6 décembre 2023 (John MacDougall/AFP)

Deux peuples pour un État ? Relire l’histoire du sionisme a été écrit avant le 7 octobre. Mais, indique Shlomo Sand à Middle East Eye, il n’aurait « pas changé une ligne théorique » s’il l’avait publié après.

« Peut-être aurais-je précisé que le 7 octobre est une confirmation de mes craintes. Nous ne pouvons qu’aller vers une organisation politique des deux peuples en fédération ou confédération. Sinon, ce sera toujours plus de catastrophes pareilles au 7 octobre et ses conséquences à Gaza. Mais avant d’arriver à ce compromis historique entre les deux peuples, nous connaîtrons d’autres catastrophes qui rendront cette solution politique indispensable. »

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Longtemps tenant d’une solution à deux États, Shlomo Sand explique que le réel l’a persuadé que seule une fédération ou une confédération était désormais viable (avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Dans son pessimisme volontariste, l’historien israélien, qui se réclame du réel et refuse toute utopie, reste persuadé que juifs et Palestiniens sont « condamnés à vivre ensemble, sinon ils disparaîtront ensemble ». « Je ne pense pas qu’un État juif seul puisse survivre au Moyen-Orient. Pas plus qu’un État palestinien d’ailleurs », estime-t-il.

Une fois posé ce constat de la nécessité d’un État binational, Shlomo Sand en appelle… au sionisme. Mais pas n’importe lequel. Car, et c’est l’une des forces de cet essai paru aux éditions du Seuil en janvier dernier, l’historien plonge dans les textes oubliés de certains penseurs du sionisme. Ceux-là même qui ont très vite pensé un État binational pour les juifs et les Arabes en Palestine ottomane puis mandataire, alors même que l’idée d’un foyer national juif émergeait dans une Europe gagnée par le droit à l’autodétermination des peuples.

Le sionisme a créé une forme de « cercle mythologique », selon l’expression de Sand, qui a généré une linéarité historique, depuis une dispersion des juifs relatée par la Bible à un « retour » en « Eretz Yisrael » (Terre d’Israël). Mais Shlomo Sand fait œuvre d’historien et sort de ce cercle univoque, en considérant le sionisme comme un objet théorique et pluriel.

Une idéologie européanocentrée

Certes, détaille Shlomo Sand dans son essai, c’est le sionisme de son fondateur Theodor Herzl et celui des dirigeants de l’État d’Israël tout juste créé qui s’est très vite imposé. « Ce sont eux qui ont façonné Israël, dans un rapport de force avec le monde arabe », explique-t-il à Middle East Eye. Un sionisme très imprégné par l’orientalisme européen.

Le sionisme de Herzl ou encore de Vladimir Jabontinsky, théoricien de la droite sioniste nationaliste, qui a gagné la bataille idéologique en Israël, était profondément imprégné d’une vision européenne de l’État-nation : dimension raciale, quête de la majorité démographique, imprégnation du colonialisme européen, orientalisme.

« Le 7 octobre est une confirmation de mes craintes. Nous ne pouvons qu’aller vers une organisation politique des deux peuples en fédération ou confédération. Sinon, ce sera toujours plus de catastrophes pareilles au 7 octobre et ses conséquences à Gaza »

- Shlomo Sand

Herzl pensait le futur État juif comme une avancée occidentale dans la Palestine ottomane. Jabotinsky niait tout assentiment des indigènes de Palestine à une présence juive et célébrait la force. Et le Premier ministre David Ben Gourion avait l’obsession d’une majorité juive pour le tout jeune État israélien. Tous trois ont largement façonné l’Israël moderne.

De même, ils ont très vite affirmé un refus acharné d’établir une structure politique reposant sur le principe démocratique « un homme, une voix » qui risquerait d’handicaper la colonisation juive.

Ce livre montre également comment le sionisme a été très influencé par un antisémitisme chrétien persistant. Shlomo Sand écrit ainsi que cette idée de propriété « naturelle » sur la Palestine avait reçu un accueil très favorable dans le monde occidental chrétien, notamment car elle portait la promesse d’une réduction de la présence des juifs en Europe.

Les pères oubliés d’un autre sionisme

Mais en travaillant à cet ouvrage, l’historien indique avoir été étonné de découvrir d’autres courants du sionisme qui ont pensé et réclamé un État binational. « Ils refusaient l’idée d’un État juif exclusif, parce qu’ils connaissaient la Palestine ottomane ou mandataire, pour y avoir vécu. » Ces tenants d’un État binational étaient à la fois idéalistes et pragmatiques, indique-t-il à MEE.

Les noms d’Ahad Haam (nom de plume signifiant « un du peuple » ), Bertrand Lazare, Gershom Scholem, Martin Buber, Albert Einstein, Hannah Arendt, Avraham B. Yehoshua, Uri Avnery, pour les plus connus, viennent émailler l’ouvrage. Essayiste, religieux, écrivain, philosophe, ils ont tous tenté de penser un État binational.

La plupart restent connus en Israël comme les penseurs d’un sionisme dit « spirituel », profondément innervé par l’éthique et la religion juives. Une grande partie des pacifistes étaient religieux, contrairement aux athées Herzl, Jabotinsky ou Ben Gourion.

Le philosophe Martin Buber (en photo), Judah Leon Magnes ou encore Albert Einstein, membres du groupe Brit Shalom (« association pour la paix »), ont pensé un État pour deux nations, avec une parfaite égalité des droits, indépendamment de toute question de supériorité démographique (AFP)
Le philosophe Martin Buber (en photo), Judah Leon Magnes ou encore Albert Einstein ont pensé un État pour deux nations, avec une parfaite égalité des droits, indépendamment de toute question de supériorité démographique (AFP)

Leurs écrits dédiés à l’État binational sont peu connus, explique Sand à MEE : « Leurs théories consacrées aux indigènes arabes ont été occultées pour ne conserver que ceux où ils liaient le sionisme aux textes religieux du judaïsme. »

Pour ces autres penseurs sionistes, attachés à un État binational, la Palestine mandataire était un lieu sémite et non occidental. Ils avaient observé une terre peuplée, contrairement au slogan de Herzl « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Ils se sentaient eux-mêmes profondément sémites et voyaient dans le « retour » en Palestine un moyen de retrouver leur orientalité perdue.

« Étonnamment, ces penseurs qui militaient pour un État binational voyaient aussi dans le peuple juif un peuple-race. Et c’est précisément pour cela qu’ils pensaient qu’on pouvait se rapprocher des Arabes, car c’était la même race sémite. Pour eux, le peuple juif était sémite et devait vivre avec les Arabes, dans l’espoir d’une race sémite à nouveau unifiée », explique Sand à MEE.

Ces pacifistes « sémites » étaient sûrs de trouver de nombreux points de convergence, spirituelle et biologique, avec l’Orient et les Arabes, note ainsi Sand dans son ouvrage. Et contrairement à Herzl par exemple, certains d’entre eux avaient très vite rejeté la déclaration Balfour, qui avait garanti la création d’un « foyer juif » en terre ottomane, y décelant une démonstration de force impérialiste.

Pour certains d’entre eux, les habitants de la Palestine figuraient même les descendants des Judéens islamisés après les conquêtes arabes.

Dans le détail, Shlomo Sand consacre des pages minutieuses à ces penseurs d’un binationalisme sémite. Il évoque ainsi Ahad Haam, qui avait adhéré au sionisme dans les années 1880. Ahad Haam s’était rendu en Palestine ottomane, y avait vécu et appris l’arabe.  

« Je vois bien que l’État israélien, tel qu’il se définit comme un État juif, ne survivra pas »

- Shlomo Sand

On découvre aussi le groupe Brit Shalom (« association pour la paix »), créé en 1925, qui se voulait porteur d’une éthique consistant à vivre dans le pays avec les habitants, sans désir de les remplacer. Parmi ses membres, Martin Buber, Judah Leon Magnes ou encore Albert Einstein, qui ont pensé un État pour deux nations, avec une parfaite égalité des droits, indépendamment de toute question de supériorité démographique. Dans cet État binational, les lieux saints auraient été en situation d’extraterritorialité et il n’y avait pas de place pour une religion d’État.

D’autres encore traversent cet essai riche et passionnant : le mouvement de l’Ihoud (« unité » ), fondé en 1942 par Leon Magnes ou Martin Buber, ou encore l’Action sémite, fondé par Uri Avnery en 1956. Ce dernier plaidera pour le « cananéisme », ou l’idée d’une une nation fondée ni sur l’hébraïté ni sur l’arabité, mais sur leur coexistence binationale.

Quant à Avraham B. Yehoshua, il verra dans l’« être israélien » la première expression de l’autodétermination de l’homme juif. L’écrivain israélien pensait ainsi une citoyenneté découplée de la religion.

Un pessimisme volontaire

L’essai de Sand dit aussi l’évolution d’un historien et d’un Israélien. Longtemps tenant d’une solution à deux États, le réel, dit-il, l’a persuadé que seule une fédération ou une confédération était désormais viable.

Shlomo Sand se veut pragmatique. « J’ai commencé à lire [ces auteurs] car je commençais à être désespéré par les slogans creux israéliens ou internationaux, comme ‘’la solution à deux États’’, qui ne correspondent en rien à la réalité du terrain », indique-t-il à MEE.

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Autre sentiment qui l’a traversé, une lassitude devant la « pièce tragicomique » qu’a été un processus de paix jamais abouti. Un hiatus, dit-il, entre des discours politiques creux et abstraits et une réalité effective d’un État déjà binational.

Il fait ainsi le lien entre les analyses d’Arendt, qui avait estimé qu’un État juif exclusif connaîtrait une guerre tous les dix ans, et sa vie de tous les jours à Tel Aviv : « Je vois bien que l’État israélien, tel qu’il se définit comme un État juif, ne survivra pas », affirmera-t-il plusieurs fois.

La plongée dans ses souvenirs de jeune soldat, démobilisé en 1967, en pleine euphorie de la conquête de Jérusalem, traverse aussi le livre et l’entretien avec MEE. « Dès 67, j’ai réclamé un État palestinien à côté d’un État israélien. J’avais failli mourir lors de cette guerre. À Jérusalem, j’avais rejoint ceux qui critiquaient le gouvernement israélien. Puis je me suis tourné vers la gauche radicale car j’étais persuadé qu’il n’y avait pas d’avenir avec l’occupation. »

À rebours de l’ivresse messianiste et nationaliste qui a saisi Israël, le droit à l’autodétermination pour les deux peuples constitués entre la mer Méditerranée et le Jourdain, à l’occasion d’un processus douloureux et violent, lui a servi de « ligne de conduite », écrit-il.

Mais depuis, la Cisjordanie est occupée par plus de 875 000 colons. Quatre ministres du gouvernement actuel et un chef d’état-major y vivent même. « Nous sommes de facto dans un État binational », martèle Sand. « Nous sommes désormais tellement imbriqués l’un à l’autre, de façon irréversible, qu’au fond, je me dis que l’occupation née de 1967 a dévoilé celle qui aurait pu arriver en 1948, s’il n’y avait pas eu l’expulsion de 700 000 Palestiniens. »

« J’en suis donc arrivé à la conclusion qu’il fallait transformer une situation de facto en situation de jure. Le plus important dans un État binational de jure est l’égalité des droits. Un homme ou une femme égale une voix »

- Shlomo Sand

Côté palestinien, toute une partie de la population vit sous un régime qu’il qualifie d’apartheid. « La mobilisation publique pour défendre la démocratie israélienne n’a aucunement mentionné le fait que depuis 56 ans, plusieurs millions de Palestiniens vivent sous un régime militaire et sont privés de droits civiques, juridiques et politiques », écrit-il. Une situation intenable, affirme-t-il à MEE.

De plus, l’Autorité palestinienne ne dispose pas de soutien populaire, estime-t-il, notant qu’il n’y a pas eu d’élections en Cisjordanie ou à Gaza depuis des années. En outre, l’Autorité palestinienne dépend politiquement, socialement, économiquement d’Israël.

« J’en suis donc arrivé à la conclusion qu’il fallait transformer une situation de facto en situation de jure. Le plus important dans un État binational de jure est l’égalité des droits. Un homme ou une femme égale une voix », détaille-t-il pour MEE.

Outre le principe d’égalité, Shlomo Sand plaide aussi pour doter les communautés de droits assurant le respect du principe d’égalité. Chacune doit pouvoir être en mesure de garder ses spécificités religieuses, culturelles, linguistiques.

Et c’est du côté de modèles effectifs, tels la Suisse, la Belgique ou encore le Canada, que regarde l’historien. Des « démocraties de concordance » dans lesquelles les droits des individus sont reconnus, mais également où des droits collectifs seront attribués aux différentes communautés linguistiques.

« Évidemment, penser tout cela après le 7 octobre est encore plus compliqué. Mais la haine n’apporte rien. Tous les conflits ont eu une fin. Nous n’avons pas le choix. Nous pouvons vivre avec les Palestiniens car, de fait, nous vivons déjà avec eux », assure-t-il. La seule chose qui pourrait faire obstacle à cette idée, nuance-t-il toutefois, est ce qu’il nomme « la symbiose entre le nationalisme et la religion ».

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Si ce phénomène ne date pas du 7 octobre et s’observe aussi bien en Israël que du côté des Palestiniens, il menace l’hypothèse d’un État binational.

L’opinion israélienne l’inquiète aussi. « Le mot d’ordre est la sécurité avant tout. Puis les Israéliens ne connaissent pas les Palestiniens, ce qui n’est pas vrai dans l’autre sens. Les Israéliens ne parlent pas l’arabe, alors que les Palestiniens apprennent généralement l’hébreu. »

Le pessimisme volontaire de Sand nomme aussi deux peurs : « Le 7 octobre a contribué à la montée de l’antisémitisme. J’ai aussi écrit cet essai pour empêcher les gens de devenir antisémites. » L’autre peur est une nouvelle expulsion des Palestiniens : « Ce qui s’est passé en 48 peut être refait », écrit-il aussi, comme pour conjurer cette hypothèse.

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