Le roi de Jordanie soumis à une pression grandissante alors que s’évapore le soutien tribal
Des centaines de Jordaniens se rassemblent chaque jeudi soir depuis le 13 décembre dernier près du bureau du Premier ministre à Amman pour demander un changement de la politique économique et des réformes politiques.
Parmi les revendications des manifestants figurent notamment la suspension des taxes sur les carburants, la suppression de la taxe sur les produits de première nécessité, la libération de tous les prisonniers politiques et la lutte contre la corruption.
Lors de la première manifestation, le 13 décembre, la police a utilisé du gaz lacrymogène tandis qu’au moins un millier de manifestants s’étaient rassemblés dans la capitale jordanienne.
Le Royaume hachémite est aux prises avec un taux de chômage en forte hausse qui a atteint 18,6 % au troisième trimestre l’année dernière, une inflation en hausse en raison des taxes sur les produits de première nécessité et une dette nationale qui s’élevait à 39 milliards de dollars en 2018.
« Les gouvernements jordaniens successifs ont mal utilisé les ressources du pays et les ont vendues à bas prix par le biais de la privatisation »
- Mohammed al-Sunaid, membre d’une tribu bédouine
Ces manifestations sont les dernières d’une série d’actions de protestation qui ont débuté le 30 mai dernier par une grève des syndicats pour protester contre les projets de hausse de l’impôt sur le revenu soutenus par le FMI. Celles-ci se sont ensuite transformées en manifestations quotidiennes à travers le pays auxquelles ont assisté des milliers de personnes.
Cette action a abouti à la démission du Premier ministre, Hani al-Moulki, le 4 juin et à la nomination par le roi le lendemain d’Omar al-Razzaz, qui a rapidement annulé les projets d’augmentation de l’impôt sur le revenu.
Le 18 novembre, les politiciens ont approuvé un nouveau projet de loi relatif à l’impôt sur le revenu après y avoir apporté des modifications, mais cette mesure a tout de même suscité de la colère.
L’implication dans les protestations des mouvements tribaux jordaniens, notamment la tribu des Beni Hassan et le mouvement des jeunes d’Ahrar Abbad, affiliés à la tribu des Beni al-Abbadi, est particulièrement notable.
Les tribus jordaniennes ont toujours entretenu de solides relations avec les Hachémites, la famille royale au pouvoir en Jordanie.
Cependant, dans les manifestations hebdomadaires qui ont lieu depuis décembre, les manifestants ont non seulement attaqué le gouvernement Razzaz, mais ils ont également scandé des slogans contre le roi Abdallah II.
Les manifestants, qui se qualifient eux-mêmes de « fils de paysans » (awlad al-harathin), en référence aux classes à faibles revenus, ont reproché au roi la détérioration de la situation économique du pays et l’ont accusé de ne pas lutter contre la corruption.
Les manifestants ont également exprimé leur colère face à ce qu’ils considèrent comme les extravagances de la reine Rania, l’épouse du roi, en ce qui concerne l’achat de vêtements, ce qui a amené le secrétariat de la reine à préciser que ses vêtements étaient des dons.
Effet Printemps arabe
Les Hachémites, dont la tribu est originaire de la région du Hedjaz (aujourd’hui en Arabie saoudite), ont été chassés par les al-Saoud dans les années 1920 après des années de conflit dans la péninsule arabique.
Après la Première Guerre mondiale, les Hachémites ont été accueillis par d’autres tribus en Jordanie, telles que les Beni Hamaideh, les Beni Sakhr et les Beni Hasan, et ont été élevés au pouvoir grâce à l’appui militaire et politique de la Grande Bretagne.
Les tribus ont toujours bénéficié d’un traitement spécial en termes d’emploi au sein du gouvernement, mais la relation entre la cour royale et les tribus jordaniennes a changé depuis 2011.
Le mouvement populaire, et l’implication des tribus, a commencé par des manifestations organisées en 2011 dans le cadre du Printemps arabe.
La région de Dhiban, au sud d’Amman, a été le centre du soulèvement jordanien de 2011, lors duquel des manifestants ont réclamé des réformes politiques et ont protesté contre les conditions de vie, le mode héréditaire de transmission du pouvoir et la rotation des mêmes personnalités aux plus hautes fonctions de l’État.
Le mouvement de 2011 a réussi à briser la barrière que constituait la peur des citoyens vis-à-vis du pouvoir et inauguré une critique ouverte du gouvernement.
Dans le contexte d’une flambée des prix de l’essence sous le gouvernement d’Abdullah Ensour en 2012, les citoyens ont osé aller jusqu’à réclamer le renversement du système de gouvernance.
Déclin des avantages tribaux
Avant 2011, les membres des tribus se voyaient généralement proposer, en échange de leur loyauté, des postes dans des institutions publiques procurant une bonne sécurité et certains avantages.
Toutefois, ces avantages et ces postes ont commencé à se raréfier au fil des ans, à mesure que la situation économique se détériorait.
Mohammed al-Sunaid, qui est membre d’une tribu bédouine de la ville de Madaba et travaille au ministère de l’Agriculture, est considéré comme l’un des militants les plus en vue du récent mouvement populaire.
« Les gouvernements jordaniens successifs ont mal utilisé les ressources du pays et les ont vendues à bas prix par le biais de la privatisation. Ajoutez à cela l’augmentation des dettes de l’État… Sous le règne du roi Abdallah II, les tribus ont été très frustrées par la gestion de l’État », explique-t-il à Middle East Eye.
« Elles ont commencé à manifester lorsque la gestion de l’État a affecté leur vie, notamment à cause de taux de pauvreté et de chômage en forte hausse. »
L’ancienne députée Hind al-Fayez, également membre de l’une des plus grandes tribus de Jordanie, estime que la pensée politique de l’opposition a radicalement changé.
« Cela se manifeste par le mouvement de rue à l’appel des gouvernorats, des tribus et même des camps de réfugiés palestiniens », indique-t-elle à MEE.
Hind al-Fayez participe au sit-in hebdomadaire organisé près du bureau de Razzaz et scande le slogan appelant à la réforme du système politique.
« Le régime a pu acheter la loyauté des chefs tribaux. Mais cela ne reflète pas la position des tribus face à la politique du régime. »
« Le mouvement sur les réseaux sociaux témoigne d’une prise de conscience et braque les projecteurs sur les personnalités tribales à la tête des manifestations populaires. »
Immiscion dans les affaires tribales
Le jeune roi libéral Abdallah II est monté sur le trône en 1999 avec l’ambition déclarée d’établir un État civil au sein de la société tribale.
Le roi a été accusé d’affaiblir la position des tribus dans la vie politique et sociale en Jordanie – principalement en désignant lui-même leurs dirigeants, ou cheikhs.
Le conseil des tribus, un organe de la cour royale hachémite, décide désormais qui est accepté comme chef tribal en remplacement de la traditionnelle désignation par primogéniture.
Les critiques estiment que les cheikhs ainsi nommés cherchent maintenant à utiliser leurs positions pour leurs intérêts personnels et ceux de leurs enfants, obéissant toujours au roi au lieu de défendre les membres de la tribu.
Les chefs de tribus se sont également retrouvés marginalisés au profit de personnalités libérales.
« Le régime politique en Jordanie, représenté par la monarchie, a commis une erreur dans son interaction avec le système tribal. Il a cherché à établir un État civil en se débarrassant du système tribal qui soutient historiquement le régime et l’État », soutient Ataf al-Rawdan, directeur de la radio Balad, d’origine tribale.
« Pendant le règne du roi Abdallah II, le régime a exclu les chefs tribaux influents et les a remplacés par des personnalités faibles et socialement haïes. »
Politique d’appauvrissement
Les programmes de libéralisation économique du Fonds monétaire international (FMI), mis en œuvre pour la première fois par la Jordanie en 1989 à la suite d’une grave crise économique, ont tendu davantage les relations du régime avec les tribus.
« Pendant le règne du roi Abdallah II, le régime a exclu les chefs tribaux influents et les a remplacés par des personnalités faibles et socialement haïes »
- Ataf al-Rawdan, directeur de la radio Balad
Ces programmes sont au cœur des politiques économiques des gouvernements successifs, qui ont appliqué les conditions du FMI pour obtenir des prêts à des conditions favorables.
Les différents gouvernements ont augmenté à plusieurs reprises les prix des produits de première nécessité et ils ont privatisé les institutions publiques.
Les Jordaniens considèrent ces mesures comme faisant partie d’une politique d’appauvrissement.
Labib Kamhawi, titulaire d’un doctorat en sciences politiques de l’Université de Londres, souligne également la montée en puissance, sous le règne du roi actuel, de ce que l’opposition jordanienne appelle les néolibéraux, alignés sur la pensée occidentale.
« Les Jordaniens ont le sentiment que ce groupe n’appartient pas à la Jordanie et ne fait pas preuve d’empathie vis-à-vis des souffrances des citoyens. Ils pensent que ce groupe veut imposer sa propre vision économique, y compris la privatisation », explique-t-il.
« Les raisons économiques et les revendications sociales ont influencé l’opinion politique des tribus. Les tribus jordaniennes en sont venues à croire que le roi est responsable des affaires du pays et elles le blâment pour les difficultés ambiantes, le coût de la vie élevé et les politiques d’appauvrissement.
« Elles ne considèrent plus le gouvernement comme l’autorité qui gouverne, mais plutôt comme un organe incapable de changer la situation du pays. »
Rejoignant les rangs de l’opposition, des personnalités tribales ont demandé la restitution des fonds d’institutions publiques privatisées et ont appelé à une action contre des personnalités considérées comme corrompues, dont certaines étroitement liées à la famille royale.
La réponse du roi
Dans le but d’apaiser les tensions et la colère des manifestants, le roi Abdallah II a donné pour instruction au gouvernement, en décembre, d’accorder une amnistie générale qui permettrait à des milliers de Jordaniens d’être libérés de prison.
Le gouvernement a déclaré que l’amnistie effacerait des milliers d’amendes d’automobilistes et profiterait à 5 000 à 8 000 personnes en attente d’un procès ou en prison.
Les détracteurs affirment toutefois que le projet de loi n’a pas une portée suffisamment large et n’inclut pas les personnes incarcérées pour emprunts et dettes non payés.
Le roi a également fait deux apparitions publiques dans une tentative apparente de gagner en popularité.
En décembre, il a été aperçu dans une mosquée en train de prier parmi des citoyens sans agents de sécurité. Le même mois, il a également été aperçu dans un restaurant prisé d’Amman en train de manger des falafels avec sa famille.
Le mois dernier, le monarque a invité l’agent d’entretien jordanien Khalid al-Shumali dans son palais pour assister au match de la Coupe d’Asie opposant la Jordanie à la Syrie. Une photo d’al-Shumali tentant d’entrevoir le précédent match entre la Jordanie et l’Australie à travers la vitre d’un café à Amman était devenue virale sur les réseaux sociaux.
Le roi a également tenu une série d’interviews en décembre, au cours desquelles il a exprimé son optimisme pour l’avenir de la Jordanie et le grand potentiel du pays.
Dans le même temps, alors que le gouvernement jordanien déclarait qu’il était sérieux dans son engagement à lutter contre la corruption, un ancien chef des douanes, un ancien ministre et un homme d’affaires de premier plan figuraient parmi les 29 suspects accusés plus tôt ce mois-ci de corruption dans une affaire de fausses cigarettes.
Reste à voir si les actions récentes du roi et du gouvernement pourront avoir un impact positif sur les relations très endommagées avec les mouvements tribaux.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].