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Bernard De Vos : « Ne pas rapatrier ces enfants peut les conduire à développer un ressentiment envers la Belgique »

Alors que la problématique du rapatriement des enfants de ressortissants belges partis combattre avec l’État islamique en Syrie divise encore l’opinion publique, le Délégué général aux droits de l’enfant plaide pour un retour d’urgence
Cinquante-six enfants belges survivraient actuellement dans des camps de détention administrés par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie (AFP)
Par Safa Bannani à BRUXELLES, Belgique

En Belgique, il est désigné comme « l’homme au chevet des enfants belges en Syrie ». Bernard De Vos, le Délégué général aux droits de l’enfant, a fait du rapatriement son cheval de bataille. 

En juin 2019, accompagné d’une équipe médicale pluridisciplinaire et de l’ONG belge Child Focus, Bernard De Vos est parti à la rencontre des enfants de Belges partis combattre avec le groupe État islamique (EI) en Syrie et retenus dans des camps tenus par les Kurdes dans le nord du pays. 

Depuis, le Délégué général aux droits de l’enfant alerte sur la « situation extrême de danger de mort » dans laquelle se trouvent ces enfants.

Middle East Eye : Vous avez visité, dans le cadre d’une mission, le camp d’al-Hol, l’un des plus grands camps installés dans le nord-est de la Syrie. Pourriez-vous nous parler de cette mission ? Quel constat dressez-vous ? 

Bernard De Vos : Cette mission a été réalisée en juin, à l’initiative de Gerrit Loots [coordinateur du réseau de recherches sociales et universitaires « Voicing Youth at Social Risk » de la VUB, université de langue néerlandaise établie à Bruxelles]. 

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Les objectifs de cette mission que j’ai accompagnée étaient l’évaluation médicale et la cartographie de la situation actuelle des enfants et des mères belges ; l’évaluation de la situation psycho-sociale des enfants ; l’évaluation de la situation actuelle dans les camps ; l’identification de la nécessité de soins médicaux ; l’assistance – dans la mesure du possible – aux enfants et aux femmes belges ; l’insistance sur le rapatriement des enfants blessés, malades et orphelins.

La mission humanitaire, qui était également composée d’une équipe médicale pluridisciplinaire et de la directrice de Child Focus, Heidi De Pauw, a visité les trois principaux camps administrés par les autorités kurdes dans le nord-est syrien : al-Hol, Roj et Aïn Issa. La mission possédait une liste de noms de 75 enfants belges (francophones et néerlandophones). 

Nous avons dû constater que tous ces enfants souffrent de malnutrition chronique, de dysenterie et/ou de diarrhée aiguë. Certains étaient atteints de maladies chroniques (asthme, épilepsie, notamment). Aucun n’avait accès aux médicaments nécessaires pour se soigner. 

Les informations dont nous disposions faisaient état d’opérations pratiquées sur certains enfants, dont des amputations. Celles-ci ont effectivement été réalisées dans de mauvaises conditions techniques et hygiéniques et laisseront sans doute des traces durables chez les enfants. 

Pour tous les enfants belges qui se trouvent sur la liste emmenée par la mission, des proches (grands-parents, oncles ou tantes) ont entamé, en Belgique, des démarches pour leur rapatriement soit via l’institution du Délégué général, soit via Child Focus.

Cinq enfants belges au moins sont décédés en 2019 pour des raisons liées directement aux conditions de vie

Ces familles se déclarent toutes prêtes à accueillir les enfants chez elles dès que possible, après que toutes les vérifications et procédures ont été respectées, dans le meilleur intérêt des mineurs concernés. 

Cette mission date de juin 2019. Aujourd’hui, en janvier 2020, les conditions se sont encore détériorées. Ces enfants et ces femmes ont passé un été aux températures de plus de 40 °C et un hiver, actuellement, avec des températures extrêmement basses qui rendent encore plus difficiles les conditions de vie. Entretemps, fin 2019, les camps ont connu de très lourdes intempéries avec de graves inondations et des coups de vent auxquels les toiles de tente n’ont pu résister.

MEE : Combien d’enfants belges se trouvent actuellement dans le camp et dans quelles conditions ?

BDV : Cinquante-six enfants belges survivraient actuellement dans des camps de détention administrés par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie. Les conditions de vie sont extrêmement défavorables à leur développement. Ils ont majoritairement moins de 6 ans.

Cinq enfants belges au moins sont décédés en 2019 pour des raisons liées directement aux conditions de vie : malnutrition, manque de soins de santé, froid, déshydratation, etc.

MEE : Quelle est la position officielle de la Belgique sur le rapatriement de ces enfants ? 

BDV : En décembre 2017, le Conseil national de sécurité s’était positionné en faveur d’un rapatriement systématique des enfants de moins de 10 ans, tandis que pour les enfants de plus de 10 ans, celui-ci devait être évalué au cas par cas. 

Si l’argument de l’incapacité de l’État belge à agir militairement et diplomatiquement sur place est automatiquement avancé, faute de représentation diplomatique et de troupes au sol, il n’en reste pas moins qu’en juin 2019, six enfants ont été rapatriés avec le concours des autorités belges. Le rapatriement est donc techniquement et diplomatiquement possible.

"Nous avons dû constater que tous ces enfants souffrent de malnutrition chronique, de dysenterie et/ou de diarrhée aiguë" Bernard De Vos (AFP)
« Nous avons dû constater que tous ces enfants souffrent de malnutrition chronique, de dysenterie et/ou de diarrhée aiguë » – Bernard De Vos (AFP)

C’est au niveau politique que ça coince. Il n’y a pas d’accord sur le rapatriement des enfants avec leurs mères au sein du gouvernement d’affaires courantes [suite aux dernières élections fédérales en 2019, aucune coalition majoritaire nationale n’a pu encore être négociée au sein des partis politiques majoritaires]. La position de principe majoritaire reste qu’il faut rapatrier les enfants (en tout cas ceux de moins de 10 ans) mais sans les mères. 

La position de principe majoritaire reste qu’il faut rapatrier les enfants mais sans les mères 

Ceci n’est pas négociable jusqu’à présent avec les autorités kurdes, qui ont affirmé publiquement, et à plusieurs reprises, qu’elles voulaient que les États européens rapatrient tous leurs ressortissants. Les mères, quant à elles, refusent d’être séparées de leurs enfants. 

Les organisations et institutions qui militent pour le retour sont majoritairement opposées au retour des enfants sans les mères, pour des raisons humaines et de respect de nos engagements internationaux, dont ceux stipulés dans la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CIDE).

MEE : Vous avez adressé une lettre ouverte à l’ancien Premier ministre belge Charles Michel. Pourquoi l’avoir interpellé ? Avez-vous reçu une réponse ? 

BDV : Cette lettre ouverte s’adressait également aux informateurs de l’époque chargés par le roi de dégager le scénario d’une majorité possible au gouvernement fédéral. Je n’ai pas eu de réponse. 

Dans le cadre de mon mandat de Délégué général aux droits de l’enfant, il m’incombe d’interpeller les autorités dès le moment où je juge que l’intérêt supérieur des enfants n’est pas respecté. Dans la situation extrême de danger de mort dans laquelle se trouvent ces enfants, il est de la compétence de l’État fédéral d’agir.  

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Il s’agit bien d’une responsabilité régalienne de chaque État démocratique qui se respecte. Par conséquent, tant le Premier ministre que les ministres fédéraux des Affaires étrangères, de la Justice et de l’Intérieur sont collégialement responsables de la résolution de cette situation.

En ratifiant la Convention internationale relative aux droits de l’enfant, la Belgique s’est engagée à considérer avant tout la protection des enfants. Elle a aussi ratifié les trois protocoles facultatifs de la CIDE, lesquels renforcent cette responsabilité en matière de protection des enfants contre leur participation à des conflits armés et toute forme d’exploitation. 

Bien que les questions de sécurité doivent être prises en compte, elles ne peuvent en aucun cas nuire aux droits de l’enfant et à son intérêt supérieur. Et on est enfant jusqu’à 18 ans. J’ai, de la même manière, interpellé, par la suite, les nouveaux informateurs en octobre 2019, suite à l’offensive turque [dans le nord de la Syrie]. Si la situation ne change pas, je continuerai d’interpeller les autorités politiques concernées. 

MEE : Pourquoi l’Europe a-t-elle peur de ces enfants ? 

BDV : Les différents outils de propagande de l’auto-proclamé État islamique ont mis en scène de nombreux enfants qui sont ainsi devenus l’étendard de la puissance du groupe. 

La probabilité que ces enfants aient suivi une formation militaire ou aient subi un lavage de cerveau est extrêmement faible

S’il est vrai que certains enfants ont pu recevoir un entraînement militaire, nous savons aussi que l’affaiblissement de Daech [l’EI] jusqu’à la chute d’une de ses dernières enclaves à Baghouz a fortement altéré ce plan d’entraînement de jeunes enfants. 

De plus, les enfants dont on parle actuellement, ceux qui sont détenus avec leurs mères dans les camps administrés par les autorités kurdes, sont très jeunes. Ils ont tous majoritairement moins de 6 ans. Un grand nombre d’entre eux sont nés dans ces camps. C’est pourquoi la probabilité que ces enfants aient suivi une formation militaire ou aient subi un lavage de cerveau est extrêmement faible. 

MEE : Comprenez-vous les craintes d’une partie de l’opinion publique face au rapatriement ?

BDV : Je comprends ces craintes, qui trouvent davantage leur terreau dans un inconscient collectif traumatique et le souvenir douloureux des attentats qui ont marqué l’Europe ces dernières années [notamment en Belgique] que dans des faits réels perpétrés par des mineurs.

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Sans minimiser la souffrance réelle des familles des victimes de ces attentats, ni le préjudice terrible qui a été porté à notre société belge et européenne, il y a lieu aussi de constater que c’est l’émotion qui reste prédominante dans la gestion de cette problématique par les autorités belges. Il est absolument nécessaire, tant pour notre sécurité que pour le bien-être de ces enfants, de gérer ce dossier de manière rationnelle et responsable. 

Des adultes combattants sont déjà revenus et ont été jugés et emprisonnés. Des enfants sont déjà revenus de cette région, tous traumatisés, et ont été pris en charge (et le sont toujours) par les services compétents.

Actuellement, ces enfants sont réintégrés (ou en voie de l’être) dans notre société et ils ne posent pas de problèmes. La juste sanction des parents djihadistes dès leur retour et la réinsertion immédiate des enfants constituent le meilleur pari à tenir, tant d’un point de vue humanitaire que sécuritaire.

MEE : Comment atténuer ces craintes ? 

BDV : Premièrement, vu le jeune âge des enfants dont on parle, ils ne constituent pas une menace pour notre société. À l’inverse, vu leur jeune âge, la probabilité qu’ils s’adaptent facilement à nos valeurs et à notre mode de vie est très élevée. 

De plus, ces enfants sont exposés à la Belgique à travers le biais de leurs parents : plusieurs parents les éduquent en néerlandais et/ou en français, et ils connaissent très bien la Belgique à travers les liens qu’ils entretiennent via WhatsApp et Skype avec leurs grands-parents. Pour ces enfants, la Belgique n’est donc pas nécessairement un pays étranger ni lointain.

C’est l’émotion qui reste prédominante dans la gestion de cette problématique par les autorités belges

Deuxièmement, on a déjà une certaine expérience [26 enfants sont revenus, dont 20 par leurs propres moyens lorsque le passage par la Turquie était encore possible]. On sait que la voie idéale pour leur réintégration passe par l’école et les loisirs. 

Tous les experts s’accordent à dire qu’un des éléments fondamentaux sur lesquels doit s’appuyer la réinsertion de ces enfants de retour de zone est le fait de les intégrer le plus rapidement possible dans une « vie normale ». Les différents services de prise en charge psycho-médico-sociale sont outillés pour accueillir ces enfants et leur fournir les soins nécessaires à leur réintégration.

MEE : Enfin, selon vous, pourquoi est-il nécessaire voire urgent de rapatrier les familles de combattants étrangers de l’EI en Syrie ? 

BDV : En réalité, ce qu’on doit craindre, c’est de laisser ces enfants et ces adultes là-bas, dans des camps de fortune, sans avoir aucune marge de manœuvre sur la manière dont laquelle les autorités de la région vont gérer la situation dans un proche avenir. 

Ne rien faire peut conduire ces enfants à développer un ressentiment envers la Belgique d’ici quelques années, ce qui pourrait constituer un terrain fertile pour un nouveau recrutement par les groupes djihadistes qui sont toujours actifs dans ces territoires et dans les camps. Nous devons les protéger de ce risque réel de recrutement. 

« Dans la situation extrême de danger de mort dans laquelle se trouvent ces enfants, il est de la compétence de l’État fédéral d’agir » – Bernard De Vos (AFP)
« Dans la situation extrême de danger de mort dans laquelle se trouvent ces enfants, il est de la compétence de l’État fédéral d’agir » – Bernard De Vos (AFP)

Jusqu’à présent, ces enfants sont toujours sous l’aile de la milice kurde. Mais pour combien de temps ? Les autorités kurdes ont déclaré publiquement qu’elles souhaitaient que les États européens rapatrient tous leurs citoyens. 

Je ne suis pas le seul à le dire. Le Comité sur les droits de l’enfant de l’ONU s’est lui aussi inquiété de la situation et a réclamé, dans ses dernières recommandations publiées en janvier 2019, que la Belgique facilite le rapatriement de « tous les enfants belges, avec leur famille chaque fois que c’est possible », des anciennes zones de conflit détenues par Daech en territoires irakien et syrien. 

La juste sanction des parents djihadistes dès leur retour et la réinsertion immédiate des enfants constituent le meilleur pari à tenir

Quelques mois plus tard, à la suite des déclarations contradictoires de la Maison-Blanche, la communauté internationale a mis en garde contre les conséquences d’une offensive turque, tout comme l’ONU, qui se prépare en cas de nouvelle crise humanitaire en Syrie. 

Et enfin, dans un rapport publié le jeudi 16 janvier, des enquêteurs de l’ONU rattachés à la Commission d’enquête indépendante et internationale (COI) sur la Syrie ont appelé les pays à rapatrier ces enfants, y compris avec leurs mères. La COI, créée en 2011 par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, a mis en garde les États étant donné que nombre de ces enfants ne disposent pas de document d’identité. Elle a rappelé l’obligation des États à protéger les enfants des risques d’apatridie au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle a également demandé aux pays d’origine de ne pas priver les parents de leur nationalité.  

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