Le hirak a transformé l’Algérie mais n’a pas changé le système
Les prisons algériennes ont accueilli du beau monde en 2019. Y séjournent deux anciens Premiers ministres, Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia, deux anciens patrons des services spéciaux, Mohamed Mediène et Athmane Tartag, et avec eux Saïd, le propre frère de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika et régent du pays depuis 2013.
Il faut y ajouter un ancien patron de la police et un autre de la gendarmerie, une dizaine de ministres et autant d’officiers généraux, les chefs des quatre partis qui soutenaient l’ancien président Bouteflika ainsi que les détenteurs des principales fortunes du pays. Sans oublier trois ministres poursuivis, en fuite à l’étranger.
La rue algérienne partagée
Autant dire que le cœur de l’ancien pouvoir a été neutralisé à la faveur du hirak, cette contestation populaire qui a déferlé sur le pays le 22 février 2019, drainant des millions de personnes dans les rues et poussant à un coup de balai rarement vu dans un processus non violent.
Tous les miracles semblaient à portée de main. D’où une sorte de frustration chez certains courants politiques
Pourtant, au moment de célébrer le premier anniversaire du hirak, la rue algérienne est partagée sur le bilan d’une année de contestation.
La déferlante de mars jusqu’à avril, pacifique, colorée, couvrant tout le pays et impliquant toutes les générations et toutes les catégories sociales, a été si forte que pour les Algériens, tout était devenu possible.
Tous les miracles semblaient à portée de main. D’où une sorte de frustration chez certains courants politiques qui pensent que le chemin parcouru est insuffisant, alors que d’autres, comme l’écrivain Kamel Daoud, font un bilan critique de l’impasse à laquelle est arrivé le hirak.
Le chemin parcouru est pourtant impressionnant. En plus de l’élimination de principaux personnages, civils et militaires, de l’ancien pouvoir, les Algériens ont mis fin au quatrième mandat du président Bouteflika, et évité un humiliant cinquième mandat.
C’est d’ailleurs à partir de la volonté d’un pouvoir aveugle de maintenir un président impotent depuis son AVC d’avril 2013 que la colère de la rue a fini par exploser et faire voler en éclats ce pouvoir.
L’armée, qui était pleinement impliquée dans les jeux de pouvoir, a été comme sonnée par le hirak. « Le hirak a libéré l’armée », a écrit l’ancien premier ministre Mouloud Hamrouche.
C’est un changement d’envergure, qui a eu un impact décisif sur la suite des événements. L’armée s’est ressaisie, elle a fait le ménage dans ses rangs, renvoyant ou jugeant des dizaines d’officiers liés aux réseaux de corruption, et s’est engagée à favoriser une grande opération anticorruption, tout en promettant que pas une goutte de sang ne serait versée.
Rédouvrir la politique
Il est vrai que le caractère pacifique de la contestation populaire a offert un terrain favorable à cette évolution de l’armée. Les Algériens ont découvert, à partir du 22 février, qu’il était possible de manifester pacifiquement, dans la joie, alors que la contestation sociale était jusque-là marquée par des actes de violence et des attaques contre les établissements publics.
Des communicateurs habiles intégrés au hirak, s’appuyant sur les réseaux sociaux, ont fait le reste. Des actes de civisme, parfois d’une grande banalité (laisser passer une ambulance, aider un handicapé dans une marche), ont été mis en avant, donnant le sentiment que le peuple était en train de renaître avec de nouvelles normes, de nouvelles valeurs, et une vision rénovée de la vie en société.
Ce bond qualificatif a été le moteur des premières semaines de contestation. Jusque-là résignés, réduits à l’impuissance face à la force d’inertie du pouvoir et ses capacités de corruption, les Algériens ont, dans le même élan, redécouvert la politique, et découvert la puissance d’un peuple en mouvement.
En moins d’un mois, ils ont recommencé à parler politique, des jeunes jusque-là totalement coupés de l’activité politique ont plongé dans des débats sur des thèmes improbables pour eux comme la Constituante, le processus transitionnel, les articles 7, 8 et 102 de la Constitution.
Dans les réunions de famille et dans les cafés, symboles de l’ennui et de l’oisiveté, la politique est devenue à la mode. Un peu partout, les Algériens ont commencé à croire qu’ils pouvaient devenir les acteurs de leur propre histoire.
La chute des oligarques
Ce sentiment a été renforcé par la fin de l’impunité dont se prévalaient les anciens barons du pouvoir. Le modèle en avait été Chakib Khelil, ancien ministre de l’Énergie. Il avait quitté le pays pour s’installer aux États-Unis où il possédait deux maisons lorsqu’un mandat d’arrêt international avait été lancé contre lui, en 2013. Il est rentré ensuite par la grande porte, une fois son mandat d’arrêt annulé pour « vice de forme ».
Mais cette fois-ci, le vent a tourné. Les barons de l’ancien pouvoir, accusés de corruption sur la base de dossiers solidement étayés, tombaient les uns après les autres, tout comme les oligarques qui avaient montré une incroyable arrogance, à l’image d’Ali Haddad, qui défiait publiquement le Premier ministre d’alors, Abdelmadjid Tebboune.
Les barons de l’ancien pouvoir, accusés de corruption sur la base de dossiers solidement étayés, tombaient les uns après les autres, tout comme les oligarques qui avaient montré une incroyable arrogance
Ceci est en fait le résultat d’une stratégie de la nouvelle équipe de l’état-major de l’armée, qui avait pris le pouvoir de fait début avril 2019, en poussant le président Bouteflika à la démission.
Elle avait neutralisé les noyaux des anciens réseaux de Saïd Bouteflika et Mohamed « Toufik » Mediène, et s’était attelée à éliminer ce qu’elle considérait comme leur prolongement dans le monde des partis, des associations, des affaires et dans l’administration.
Neutraliser la puissance financière des oligarques était vital pour éviter un retournement de situation. Les dossiers de corruption ont été utilisés à cet effet, même s’il s’agissait de dossiers consistants.
Début décembre 2019, les Algériens ont pu mesurer l’ampleur de la corruption au plus haut sommet de l’État lors des premiers procès dans lesquels étaient mêlés Ahmed Ouyahia, Abdelmalek Sellal et plusieurs autres ministres.
Malgré ces bouleversements, beaucoup d’Algériens se montrent sceptiques, voire franchement insatisfaits.
L’activisme des anciens réseaux
Menés par une frange de l’opposition « moderniste-laïque » et par des réseaux d’activistes, ils estiment que les objectifs initiaux du hirak n’ont pas été atteints. Faisant une lecture qui leur est propre de ce qu’est le hirak, ces courants imputent à ce dernier leur propre agenda et leurs programmes politiques, comme la nécessité de passer par une période de transition pour aller à un processus constituant.
Il est difficile de dire dans quelle mesure les anciens réseaux de pouvoir participent à cette manipulation.
Car les réseaux qui ont géré le pays durant l’ère Bouteflika n’ont pas disparu par miracle. Ils continuent à agir, notamment à travers la presse et les réseaux sociaux.
Il suffit de savoir que nombre d’anciens ministres et de pontes de l’ancien régime ont conscience de pouvoir être convoqués par la justice à tout moment pour se convaincre que ce personnel de l’ère Bouteflika ne reste pas les bras croisés.
Ces actes de survie, si on peut les qualifier ainsi, occultent cependant d’autres aspects, plus préoccupants.
En premier lieu, le fait que l’Algérie n’ait pas réussi à aller vers une alternative enthousiasmante malgré une année de contestation populaire exceptionnelle, qui a libéré les citoyens, les partis, l’armée et les autres acteurs politiques.
Le résultat de cette incapacité à construire du nouveau a été confirmé lors de la présidentielle du 12 décembre 2019 : seuls cinq candidats ont pu postuler, et quatre d’entre eux ont été ministres de Bouteflika, alors que le cinquième a fait toute sa carrière dans le giron du pouvoir. Le président Abdelmadjid Tebboune, élu dans des conditions contestées, a même été Premier ministre de Bouteflika.
Un hirak sans leaders
Ceci montre que si la contestation populaire a déclassé une bonne partie de la classe politique traditionnelle, elle n’a pas pour autant permis l’émergence d’une nouvelle classe politique, malgré le discours sur les jeunes tenu au sein du hirak.
Si la contestation populaire a déclassé une bonne partie de la classe politique traditionnelle, elle n’a pas permis l’émergence d’une nouvelle classe politique
Mustapha Bouchachi, figure la plus connue de la contestation, est un avocat de 66 ans qui reste sur une ligne défensive d’une extrême prudence.
Malgré un parcours irréprochable de défenseur des droits de l’homme et ancien député du Front des forces socialistes (FFS), il s’est limité à un discours sans relief sur l’instauration d’un État de droit. Karim Tabbou, en détention, a lui été premier secrétaire du FFS. Difficile de parler de renouveau.
Ce handicap pèse sur le hirak. Personne n’a réussi à y imposer une parole forte, écoutée, respectée, ce qui a donné libre cours à des activistes, parfois inconnus, pour imposer un nivellement par le bas.
Ils tirent sur tout ce qui bouge, accusent de trahison les auteurs de toute initiative, paralysant les uns et les autres. Des figures connues du hirak étaient par exemple favorables à une participation à la présidentielle du 12 décembre 2019, mais elles n’ont pas osé l’exprimer, de peur d’être détruites par les activistes.
Le dialogue, une ligne rouge
C’est, par exemple, l’expérience qu’a vécue Smaïl Lalmas, un économiste qui a émergé au début du hirak. Il a sombré par la suite, lorsqu’il a accepté de faire partie d’un panel de dialogue dirigé par l’ancien président de l’Assemblée populaire nationale, Karim Younès.
Comment être banni quand on veut dialoguer ? En fait, une ligne rouge a été mise en place par les activistes, qui ont établi ce que l’écrivain Kamel Daoud appelle « la zone autonome intellectuelle d’Alger », un groupe qui s’autorise seul à interpréter la pensée du hirak.
Cette défiance des activistes envers les politiques a débouché sur un paradoxe. Les partis traditionnels sont laminés. Le champ politique est en ruine. Azzedine Mihoubi, soutenu par le FLN et le RND, deux partis qui ont une majorité écrasante au Parlement, n’a obtenu que 7 % des voix lors de la présidentielle de décembre.
Le pays ne dispose donc d’aucun parti de gouvernement, ni d’aucune force politique structurante en mesure d’encadrer la société
Malgré ce vide, aucun parti n’a été créé durant ces douze mois de contestation, alors qu’une telle conjoncture est favorable à la multiplication de nouvelles organisations politiques.
Le risque de la takhouine
Ce n’est qu’avec le premier anniversaire de la contestation qu’un courant hétéroclite s’est lancé dans une aventure pour organiser le hirak. Pari impossible : ses animateurs sont précisément des activistes qui ont tiré sur tout ce qui bouge.
Ils seront forcément victimes de la même takhouine (accusation de traîtrise) qu’ils avaient pris l’habitude de lancer contre les autres.
Un courant hétéroclite s’est lancé dans une aventure pour organiser le hirak. Pari impossible : ses animateurs sont précisément des activistes qui tiraient sur tout ce qui bouge
L’Algérie reste par ailleurs loin des modèles de régime démocratique. L’armée reste au cœur du pouvoir, et l’élection présidentielle du 12 décembre ne remplit pas les canons d’un scrutin équitable, même si les candidatures y étaient théoriquement libres et que, sur un plan strictement technique, le jour du vote, les possibilités de fraude étaient très faibles, voire nulles.
Paradoxalement, le vote a été faussé par deux facteurs convergents. D’une part, l’armée voulait à tout prix une présidentielle avant la fin de l’année, ce qui a provoqué une dangereuse crispation, et une participation proche de zéro en Kabylie.
D’autre part, une frange du hirak a exercé une pression énorme pour saborder l’élection, au risque d’un dérapage aux conséquences inconnues.
Dans quelle mesure cette frange du hirak agissait-elle par souci démocratique, et dans quelle mesure était-elle manipulée par les anciens réseaux de pouvoir, pour qui la survie passait par une élimination du chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah ? Difficile à dire.
Résultat : le pouvoir du président Tebboune souffre d’une forte suspicion d’illégitimité.
Les institutions sont toujours en miettes et il ne dispose pas des instruments nécessaires pour aller vers une gouvernance correcte, alors que l’un des buts affichés par le hirak était de doter le pays d’un pouvoir légitime capable de mener les réformes nécessaires.
La capacité de management de l’Algérie reste très faible. Dans une telle confusion, les lobbies et les minorités de blocage gardent une véritable capacité de nuisance.
Il n’est pas non plus certain que le pouvoir tire les leçons des dérives de la corruption et réfléchisse à mettre en place des mécanismes susceptibles de limiter les possibilités de corruption, à défaut de l’éliminer.
Pour l’heure, il se limite à l’action, certes salutaire, d’un appareil judiciaire orienté autrement, mais qui peut parfaitement revenir à ses vieilles pratiques.
Enfin, face à ceux qui exigent tout et tout de suite (liberté de la presse, indépendance de la justice, élections libres et équitables, liberté de l’activité politique, etc.), le pays n’a pas produit une voix capable de dire qu’il s’agit de processus à construire ensemble, de manière permanente, et non une recette clé en main détenue par les activistes.
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