Jordanie : la dissolution des Frères musulmans n’impactera pas leur influence sur la société
Pour un certain nombre d’observateurs de la vie politique en Jordanie, les Frères musulmans jordaniens ont toujours été sur le fil du rasoir.
Leurs relations avec le pouvoir hachémite sont devenues très tendues depuis les révoltes du Printemps arabe de 2011, lors desquelles ils avaient ouvertement appelé à des manifestations.
Depuis le printemps 2015, leur situation s’est fragilisée davantage après que les autorités ont légalisé une formation dissidente, issue d’une scission au sein de la branche locale de la confrérie, appelée « Association des Frères musulmans ».
Cette scission a été facilitée par la confrontation au sein du Front d’action islamique (FAI), le bras politique des Frères musulmans jordaniens, de deux groupes : d’un côté, les défenseurs des enjeux nationaux et partisans d’une rupture pure et simple avec le bureau égyptien de la confrérie (les « colombes ») ; de l’autre, les tenants de la conservation du FAI tel qu’il a été fondé et défini en 1946 (les « faucons »).
Les autorités jordaniennes ont alors pris ouvertement parti pour le groupe des « colombes », confisqué toutes les propriétés et tous les actifs des Frères musulmans et les ont transférés à la formation fraîchement créée, sous prétexte que la principale branche des Frères musulmans n’avait pas d’agrément.
À l’époque, néanmoins, cette décision n’a pas empêché les Frères musulmans de continuer à participer au jeu électoral et de diriger la Coalition nationale pour la réforme aux législatives de 2016. Un scrutin lors duquel ils ont obtenu quinze sièges, dont dix pour le FAI.
Aujourd’hui, sur un plan purement judiciaire, les Frères musulmans jordaniens ont annoncé qu’ils feraient appel de la décision de la Cour de cassation de dissoudre la formation, le 15 juillet 2020, car, selon eux, son verdict n’est pas définitif.
En revanche, sur le plan politique, ladite décision pourrait avoir de fortes implications car on ne sait pas encore si le FAI pourrait se présenter aux élections législatives prévues en novembre, sachant que celui-ci est le seul parti politique possédant une forte assise populaire dans le pays et capable de former un bloc parlementaire.
Enfin, sur le plan social, la dissolution a également eu d’autres effets, comme la décision de fermer le syndicat jordanien des enseignants, l’une des principales organisations de la société civile dans le pays. Certaines voix affirment que cette fermeture obéit à des motivations politiques car le syndicat serait fortement dominé par les Frères musulmans.
Selon une chercheuse installée à Amman et qui a requis l’anonymat, « la décision de la Cour de cassation du 15 juillet fait suite à une requête introduite par les Frères musulmans eux-mêmes contre le gouvernement jordanien, cherchant à revenir sur la décision de 2015 ».
« Cependant, le tribunal a statué que les Frères musulmans n’avaient plus le droit d’exister en Jordanie. Ils ont donc perdu leur statut juridique au motif que celui-ci n’a pas été mis en conformité avec les dispositions de la loi de 2014 sur les partis et associations ».
Elle ajoute : « Les pays du Golfe, et en particulier les Émirats arabes unis, ont exercé de fortes pressions sur les autorités jordaniennes pour interdire l’organisation des Frères musulmans mais celles-ci ont longtemps résisté, conscientes du fait que la confrérie bénéficie d’un réel soutien populaire sur le terrain. Cela ne les a pas empêchées de prendre des mesures graduelles qui ont ouvert la voie à la décision récente de la Cour de cassation. »
Le 15 février 2015, Zaki Bani Irsheid, un des faucons historiques du FAI, est interpellé et incarcéré : il a été condamné à une peine de dix mois de prison pour avoir critiqué sur son compte Facebook les Émirats arabes unis, qu’il avait alors accusés de financer le terrorisme dans la région.
Selon la chercheuse, « d’une manière générale, le gouvernement profite de la pandémie de COVID-19 pour sévir contre la société civile et réduire la liberté d’expression, arrêtant des activistes et des journalistes qui couvrent des questions telles que les manifestations des syndicats d’enseignants ainsi que les récents développements régionaux tels que l’accord de paix entre Israël et les Émirats arabes unis. C’est le cas, par exemple, du caricaturiste Emad Hajjah. »
Passage à la clandestinité
De nombreux autres observateurs de la scène politique en Jordanie affirment que de larges secteurs de la société dans le pays n’échappent pas à l’influence des Frères musulmans et que la récente décision de la Cour de cassation ne pourra pas changer grand-chose, du moins à court et moyen termes.
Selon un chercheur palestinien qui a également requis l’anonymat, « tous les principaux syndicats en Jordanie – le syndicat des enseignants, celui des médecins, des avocats, etc. – sont dominés par les Frères musulmans. Ces derniers sont très présents à travers les associations caritatives, différentes organisations de la société civile et de très nombreuses ONG ».
Il relève en outre que « la décision de la cour est passée relativement sous silence dans le pays car les Frères musulmans jordaniens ne disposent pas de chaînes télévisées ou de canaux médiatiques importants du fait que les autorités ont tenu à limiter, dans une large mesure, leur présence médiatique ».
De son côté, Marwan Shehadeh, spécialiste jordanien des mouvements islamistes, affirme : « Les mesures prises par le gouvernement contre le syndicat des enseignants vont de pair avec les mesures juridiques prises contre les Frères musulmans à la suite de la décision de la Cour de cassation. »
Selon lui, en cas de décision définitive après l’appel introduit par la confrérie, « cette dernière sera considérée comme légalement dissoute, tous ses avoirs mobiliers et immobiliers seront confisqués et transférés au ministère du Développement social en vertu de la loi régissant le travail des associations caritatives ».
« À ce moment-là », ajoute-t-il, « [l’organisation] se dirigera certainement vers le travail clandestin, ce qui lui fera perdre une grande partie et de ses activités publiques et de son efficacité sur le terrain. »
Les prochaines législatives devraient avoir lieu en novembre mais la pandémie de COVID-19 fait planer le doute sur leur tenue dans ce délai. Sur les terrains judiciaire et politique, le flou entoure, du moins pour le moment, la participation du FAI à ce même scrutin.
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