Le vlogueur de Nas Daily, un ambassadeur problématique de la normalisation avec Israël
Pendant mon enfance dans le Maryland dans les années 1980, les visites dans un centre de divertissement familial aux couleurs criardes équipé d’un captivant jeu de la taupe (ce jeu consistant à taper avec un maillet sur des taupes sortant de manière aléatoire de leurs trous) faisaient partie des moments forts de mon existence.
Aujourd’hui, dès qu’un certain vlogueur israélo-palestinien connu sous le nom de Nas Daily apparaît dans mon flux d’actualité Facebook, je ressens la même compulsion.
Ce diplômé de Harvard âgé de 28 ans, dont le véritable nom est Nuseir Yassin, originaire de la ville d’Arraba en Galilée, a connu la gloire sur internet en 2016 lorsqu’il a quitté son travail rémunéré 120 000 dollars par an dans la high-tech à New York pour voyager à travers le monde en postant des vidéos de 60 secondes dégoulinant de clichés et de bonne humeur factice.
Sa page Facebook compte actuellement plus de dix-huit millions d’abonnés, ce qui n’inspire pas énormément confiance en l’humanité.
Les sujets vidéo vont de « The Most Lovable Country! » (le pays le plus sympa ! – les Philippines) à « Serbian Food Heaven! » (paradis gustatif serbe), en passant par « AFRICA’S SECRET COUNTRY! » (le pays secret d’Afrique – le Swaziland), où Yassin signale des danseurs « à moitié nus ».
Comme l’écrit Steven Salaita (universitaire démis de ses fonctions de professeur d’études amérindiennes pour avoir critiqué Israël et le sionisme sur Twitter), tout cela « ressemble à un voyage de recherche pour un Disney des années 1940 ».
Cela devient plus problématique, bien entendu, lorsque Nuseir Yassin arrête de se repaître avec exubérance de sa superficialité et s’engage dans des commentaires ouvertement politiques – comme la fois où il a expliqué, en une minute, les massacres de masse, les destructions et les expulsions de Palestiniens qui ont eu lieu lors de la création de l’État d’Israël en 1948 : « Des Palestiniens sont partis, certains ont été tués et d’autres sont restés dans leur pays. Les miens sont restés. »
En déclarant avoir choisi d’« accepter les frontières d’Israël » et de « passer à autre chose », Yassin serine à son auditoire que « dans la vie, il y a de plus grandes et de meilleures choses à faire que de se focaliser sur le nom d’un morceau de terre ! »
Tout cela est assurément épatant, sauf quand la terre en question continue de rendre infernale la vie de millions de Palestiniens plus de 70 ans après ce changement de nom contraint et forcé.
Comment les habitants de la bande de Gaza, par exemple, sont-ils supposés « passer à autre chose », eux qui subissent le blocus et les massacres réguliers de civils par l’armée israélienne ?
Comment les habitants de la bande de Gaza, par exemple, sont-ils supposés « passer à autre chose », eux qui subissent le blocus et les massacres réguliers de civils par l’armée israélienne ? Ce n’est pas très clair.
La grande majorité des Palestiniens – sans parler de la grande majorité des humains vivant sur cette planète – n’ont pas le luxe de passer de Harvard à un salaire de 120 000 dollars puis à une carrière de bourlingueur international qui implique d’être logé gratuitement dans des suites de luxe en échange d’une mention sur Instagram.
Le 16 mai 2018, deux jours après que les forces israéliennes eurent tué une soixantaine de manifestants palestiniens à Gaza, Nuseir Yassin s’était arraché à regret de ses articles sur les piscines à débordement et les services de petits déjeuners flottants des Maldives pour proposer une vidéo de 60 secondes, « Israel vs. Palestine », avec l’excuse : « Je suis vraiment désolé. Je déteste faire des vidéos politiques… je reprendrai mon programme habituel dès demain ! »
Ce programme exceptionnel faisait valoir que « si vous [étiez] dans un camp – et dans un camp seulement, vous [aviez] tort », bien qu’aucune réelle justification n’ait été fournie pour expliquer les raisons pour lesquelles quelqu’un devait soutenir le camp qui venait de tuer une soixantaine de personnes. À part une, développée dans un commentaire affirmant : « Je peux citer une centaine de choses que nous, Palestiniens [et Arabes comme en Égypte et en Jordanie], avons mal faites au cours des 70 dernières années. »
Une nouvelle aventure
Au bout du compte, même les petits déjeuners flottants des Maldives de Nuseir Yassin deviennent fondamentalement politiques – montrant à quel point les Palestiniens pourraient passer du bon temps s’ils acceptaient de vendre leur âme au diable.
Le passeport israélien de Yassin lui permet naturellement de « passer à autre chose » bien plus vite que d’autres catégories de Palestiniens, notamment ceux qui ne peuvent même pas quitter Gaza.
Il a cependant rencontré des obstacles : comme lorsque Kuwait Airways ne l’a pas laissé embarquer sur un vol allant de New York en Inde via le Koweït et l’a payé, à la place, pour voyager sur Qatar Airways.
Cette grave injustice méritait une autre minute des pensées de Yassin sur le « boycott » d’Israël – une « interdiction stupide » qui est « purement politique » et qui « ne bénéficie qu’aux personnes au pouvoir, aux rois antidémocratiques et dépassés des Arabes et aux dirigeants israéliens d’extrême droite ».
Revenons au présent, et à l’amour impénitent pour certains de ces monarques – à savoir ceux des Émirats arabes unis, qui en août ont conclu un accord pour normaliser leurs relations avec Israël.
Tant d’amour que la nouvelle aventure de Yassin, Nas Academy – présentée comme « la meilleure école de créateurs au monde » – est soutenue par la New Media Academy, lancée cet été par le cheikh Mohammed ben Rachid al-Maktoum, Premier ministre et vice-président des Émirats arabes unis (EAU) et dirigeant de l’émirat de Dubaï (pas mal niveau démocratie, hein ?).
Depuis longtemps partisan de la normalisation, Yassin s’est désormais fait connaître par l’appel au boycott de sa personne dans un communiqué du mouvement BDS, lequel soulignait également sa recherche de 80 créateurs de contenus arabes pour devenir le « prochain Nas Daily » – pile ce dont le monde a besoin.
Curieusement, Yassin collaborait déjà avec New Media Academy en juin, c’est-à-dire deux mois avant que la liaison israélo-émiratie ne soit officialisée.
Encore plus curieux, dès juin, il postait des vidéos qu’il avait tournées aux EAU – et ce, après s’être précédemment plaint du fait de ne pas pouvoir voyager dans le pays à cause de son passeport israélien (voir la charmante vidéo intitulée « THEY WON’T LET ME IN!! » [ils ne me laisseront pas entrer]).
Assurément, les EAU ne sont pas le seul régime autoritaire à fasciner Yassin. Il y a également Singapour
Qu’a découvert Yassin lorsqu’il est finalement arrivé aux EAU avec sa petite amie Alyne Tamir, une mormone juive israélienne dont l’attitude théâtralement joyeuse atteint des proportions susceptibles de déclencher une rupture d’anévrisme ?
Il a trouvé d’abord la réponse à sa question : « Safest Country to Visit in Corona?! » (Le pays le plus sûr à visiter en temps de coronavirus ?!).
Après une interruption de ses voyages en raison de la pandémie, Yassin était de nouveau dans les airs avec la compagnie Emirates – dont les mesures de précaution contre le coronavirus sont apparemment quasiment orgasmiques – puis dans les « chambres désinfectées et propres » de Dubaï.
Suivant des clips prévisibles de sports nautiques, de ski dans le centre commercial et de paysages désertiques, on voit Yassin s’agripper au mât d’un drapeau émirati géant. Puis il y a la vidéo « How This Country is Fixing Religion! » (comment ce pays traite la religion), qui explique que les Émirats sont prétendument pionniers dans la répression de l’intolérance religieuse : « C’est un beau système dans lequel les musulmans et les non-musulmans peuvent vivre ensemble en harmonie. »
Fétichiste de l’autoritarisme
Peu importe si ce même système entreprend d’expulser de manière impromptue les habitants libanais chiites vivant aux Émirats arabes unis depuis longtemps et de briser des familles – ou que la plus petite critique du gouvernement soit motif d’emprisonnement, de torture ou de disparition.
Bien entendu, bombarder, affamer et torturer la population yéménite ne sont pas non plus les meilleurs exemples possibles de coexistence. Idem pour l’abus et l’exploitation de la main d’œuvre migrante abondante aux Émirats.
Assurément, les EAU ne sont pas le seul régime autoritaire à fasciner Yassin. Il y a également Singapour, ou son reportage servile peut être comparé au récapitulatif des cas établi par Human Rights Watch, comme le suivant : « En mai 2018, le gouvernement a inculpé l’activiste Jolovan Wham pour avoir ‘’scandalisé le système judiciaire’’ parce qu’il avait publié un message sur Facebook affirmant que ‘’les juges malaisiens [étaient] plus indépendants que ceux de Singapour pour les affaires aux implications politiques’’. »
Mais dans le cadre des EAU, ce fétichiste de l’autoritarisme soutient directement la normalisation, ce qui se traduit aussi évidemment en avantages financiers lucratifs pour Yassin.
Par ailleurs, plus la normalisation peut être liée à la modernité, mieux c’est. Dans une autre vidéo sur la mission martienne émiratie Hope, Yassin déplore que les Arabes, qui ont inventé l’algèbre, découvert des étoiles et créé des universités, soient aujourd’hui associés à la guerre, la pauvreté et les problèmes.
La solution ? Une sonde martienne conçue par le centre spatial Mohammed ben Rachid !
Dans le texte accompagnant la vidéo sur Facebook, Yassin écrit : « Depuis des siècles, ma race a mauvaise réputation. Et je comprends pourquoi… C’est pourquoi je ne saurais être plus heureux qu’en partageant cette prouesse incroyable avec vous. C’est pour cela que j’ai créé Nas Daily – VOILÀ ce que je souhaite relayer. »
Effectivement, il n’y a rien de plus inspirant que le type d’auto-orientalisme et d’auto-colonisation de Nas Daily. Une publication Instagram de Yassin et Tamir portant une tenue traditionnelle émiratie a pour légende : « J’ai voyagé à travers le monde pour explorer les cultures des autres peuples. Je pense qu’il est temps que j’explore la mienne. »
Cependant, les bouffonneries réductionnistes de Yassin, son narcissisme capitaliste et son technowashing – mise en avant des avancées techniques d’un pays pour faire oublier ses exactions, en l’occurrence l’occupation et le nettoyage ethnique commis par Israël – ne sont pas une exploration culturelle.
Il mérite sa mauvaise réputation – avant qu’il n’y en ait 80 autres comme lui.
- Belen Fernandez est l’auteure de Exile: Rejecting America and Finding the World et de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work. Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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