Peut-on encore parler de révolution tunisienne ?
Le 7 décembre 2021, les Tunisiens ont appris, par le Journal officiel, que la révolution serait dorénavant célébrée le 17 décembre au lieu du 14 janvier, comme c’est le cas depuis 2012.
Il faudra donc désormais retenir la date de l’immolation par le feu du jeune Mohamed Bouazizi, non plus la fuite du président Ben Ali, comme point de départ du Printemps arabe.
Le sujet a longtemps fait débat aussi bien au sein de l’élite que chez les citoyens. En effet, tous les ans, les administrations et entreprises du gouvernorat de Sidi Bouzid – d’où est issu Bouazizi – observent un jour férié non prévu par la loi d’un pays qui reste encore très centralisé.
Dans le préambule de la Constitution de 2014, un compromis a été trouvé : on parle de la révolution du 17 décembre 2010-14 janvier 2011, réconciliant ainsi les deux camps et célébrant par là même tout l’élan populaire qui a conduit à la chute du régime alors en place.
Mais pour le président Kais Saied, qui s’est arrogé les pleins pouvoirs depuis le 25 juillet, cette querelle de dates n’a rien d’anecdotique, elle est même au cœur de son idéologie et de son programme politique.
Le nouveau maître de la Tunisie estime que la révolution, entendue comme une insurrection populaire, a commencé par le geste du jeune marchand ambulant et a été confisquée dès la fuite du président pour l’Arabie saoudite. Selon lui, c’est la classe politique, en s’engageant dans la transition démocratique, qui a confisqué la révolution.
Une « décennie sombre »
Dans son discours du lundi 13 décembre 2021, le nouvel homme fort de la Tunisie a rappelé cette position, estimant que toute la période de 2011 à 2021 était une « décennie sombre » dans laquelle l’État a été mis à genoux et que c’est de là que vient le « danger imminent » invoqué pour justifier l’application de l’état d’exception.
Cette position a pour corolaire qu’il faut faire table rase de tout ce qui a été entrepris depuis le 14 janvier 2011 et c’est en cela que s’inscrit la démarche entreprise depuis le 25 juillet.
Seul le président, pourtant issu du système politique post-révolutionnaire, demeure en place et ne compte pas se confronter au suffrage universel
Il ne s’agit donc pas de la crise sanitaire qui a mis à genoux le système hospitalier, ni de la crise politique entre le président, le chef du gouvernement et le Parlement, ni des conséquences des élections de 2019. Il s’agit de tout l’édifice construit depuis la fuite de Ben Ali.
Toutes les annonces vont d’ailleurs dans ce sens : il y aura une nouvelle Constitution, de nouvelles institutions et un nouveau Parlement.
Seul le président, pourtant issu du système politique post-révolutionnaire, demeure en place et ne compte pas se confronter au suffrage universel.
Cette confrontation entre le 17 décembre et le 14 janvier est révélatrice d’un autre duel : celui entre les droits économiques et sociaux d’une part, et les libertés politiques d’autre part.
Il est incontestable que les premières revendications portées par la révolution étaient d’ordre social.
Le récit initial indiquait que Mohamed Bouazizi était un jeune diplômé chômeur obligé de vendre des fruits et légumes pour subvenir à ses besoins. Il s’agissait donc de dénoncer le problème des diplômés chômeurs.
Mais très vite, s’est posée la question des libertés publiques mises à mal par un régime corrompu et despotique. Pendant dix ans, les pouvoirs successifs ont privilégié les réformes institutionnelles à la question économique et sociale. Nous avons alors assisté à l’émergence d’un discours appelant à inverser la tendance quitte à sacrifier les libertés politiques et la démocratie.
Les choses se sont inversées
Paradoxalement, ce discours profite à un acteur extérieur aux deux camps : celui de la restauration autoritaire. En diabolisant toute la décennie écoulée, on diabolise aussi les avancées démocratiques et la rupture avec le pouvoir autocratique.
Au lendemain du 25 juillet 2021, une large frange de la classe politique, médiatique et de la société civile a apporté un certain soutien à la démarche présidentielle, l’estimant nécessaire face au chaos menaçant.
Aujourd’hui, à l’exception de quelques partis politiques au poids électoral faible voire inexistant, les choses se sont inversées.
La puissante centrale syndicale UGTT, jusqu’ici conciliante, s’inscrit clairement dans l’opposition à Kais Saied, qui le lui rend bien.
En revanche, des personnalités proches de Ben Ali, à l’instar de l’ancien ministre Sadok Chaâbane, un cacique de l’ancien régime, apportent un soutien enthousiaste au nouveau maître de Carthage.
Depuis qu’il a décrété l’état d’urgence, le président s’est engagé dans une entreprise de neutralisation des contre-pouvoirs. La démarche est la même : partir de faits avérés pour jeter le discrédit sur toute une instance.
Le Parlement et l’Instance de lutte contre la corruption en ont fait les frais, l’Instance supérieure des élections (ISIE) et le Conseil supérieur de la magistrature et les collectivités territoriales sont sur la sellette.
Ce sont des acquis fondamentaux de la révolution qui sont en passe d’être anéantis
Ce sont des acquis fondamentaux de la révolution qui sont en passe d’être anéantis : le contrôle de l’exécutif est mis à mal, l’organisation des élections risque de revenir dans le giron du ministère de l’Intérieur et l’indépendance de la justice risque de repasser sous la coupe du pouvoir.
La liberté d’expression, jusqu’ici présentée comme l’acquis le plus important depuis la chute de Ben Ali, est également menacée.
Des signes inquiétants
Si aujourd’hui, à l’exception de quelques cas, la parole demeure libre, plusieurs signes sont inquiétants : Kais Saied refuse de répondre aux questions de la presse locale, se contentant de diffuser des vidéos sur la page Facebook de la présidence.
Lors de la visite du président Mahmoud Abbas, il y a eu une conférence de presse sans journalistes. Pour la visite du président algérien Abdelmadjid Tebboune, seuls les journalistes des médias publics ont été admis et aucun d’entre eux n’a pu poser de questions au chef de l’État tunisien.
Sur le plan économique et social, aucune rupture n’est jusqu’ici observée dans les faits. En dépit des discours aux accents souverainistes, la Tunisie poursuit les discussions avec le Fonds monétaire international (FMI).
En juillet 2020, Saied a promulgué une loi controversée, votée par le Parlement contre l’avis du gouvernement Fakhfakh, consistant à embaucher les diplômés chômeurs depuis plus de dix ans dans la fonction publique.
Après s’être octroyé les pleins pouvoirs, il a changé d’avis et estimé le texte inapplicable. Le mouvement social d’Agareb a été réprimé à coup de gaz lacrymogènes et la réadmission des immigrés clandestins s’est accélérée.
Onze ans après le 17 décembre 2010, l’avenir de la révolution tunisienne est plus qu’incertain. Entre des partis dominants qui ont beaucoup déçu et un président qui confirme de plus en plus un tournant autoritaire, la parenthèse démocratique tunisienne risque de se refermer.
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