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Guerre en Ukraine : pour les russophones israéliens, le conflit est douloureux et personnel

Plus d’un million d’Israéliens ont des racines dans les ex-États soviétiques. Il existe un décalage entre leur colère et un gouvernement jusqu’ici prudent dans sa condamnation de l’invasion russe
Une femme brandit son passeport russe après l’avoir brûlé lors d’une manifestation devant l’ambassade de Russie à Tel Aviv, le 24 février 2022 (AFP)
Une femme brandit son passeport russe après l’avoir brûlé lors d’une manifestation devant l’ambassade de Russie à Tel Aviv, le 24 février 2022 (AFP)
Par Lily Galili à TEL AVIV, Israël

Ilia Akselrod est un comédien de stand-up à succès et populaire auprès de l’importante communauté russophone d’Israël. Jeudi 24 février au soir, il devait monter sur scène pour un spectacle à guichets fermés dans sa ville natale de Rishon LeZion, dans le centre d’Israël.

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Quelques heures auparavant, les forces russes ont envahi l’Ukraine. C’était tout simplement au-dessus de ses forces. Ilia Akselrod a annulé le spectacle.

« Le ciel au-dessus de moi est dégagé. Je n’entends ni sirènes ni explosions. Sur le papier, ici, tout va bien. Mais au vu des informations, je ne pense pas pouvoir faire des blagues aujourd’hui. Je crois que peu de gens dans mon public ont envie de rire aujourd’hui », a-t-il déclaré.

Akselrod fait partie des 1,2 million de locuteurs russes en Israël, soit environ 15 % de sa population totale.

Pour eux, la guerre en Ukraine n’est pas seulement une question politique, pas seulement une question morale, mais aussi une question personnelle. Ajoutez à cela des liens par mariages entre Israéliens et nouveaux arrivants de l’ancien bloc soviétique, et cette guerre se fait sentir comme aucun autre conflit lointain.

« Mon pays natal est bombardé »

De nombreux russophones de la jeune génération ont émigré en Israël seuls à l’adolescence, laissant souvent derrière eux leurs parents et le reste de leurs familles.

Contrairement à de nombreuses vagues d’immigration précédentes, ils conservent un fort attachement pour leurs pays d’origine, que ce soit la Russie, l’Ukraine ou tout autre État de l’ancienne Union soviétique.

C’est le sentiment exprimé par Alex Rif, 36 ans, poétesse et activiste sociale.

Une femme participe à une manifestation de soutien à l’Ukraine devant l’ambassade de Russie à Tel Aviv, le 24 février (Reuters)
Une femme participe à une manifestation de soutien à l’Ukraine devant l’ambassade de Russie à Tel Aviv, le 24 février (Reuters)

« Mon pays natal est bombardé », confie-t-elle à Middle East Eye. « Si l’histoire avait été différente, cela aurait pu être moi, là-bas. Je ressens physiquement de la douleur. Mon cœur est avec l’Ukraine, mais aussi avec la Russie, où vit mon frère. »

« J’ai reçu de nombreux messages d’Israéliens exprimant leur sympathie et leur solidarité. Beaucoup se portent volontaires pour aider à accueillir des immigrants d’Ukraine à leur arrivée. Je reçois aussi des messages qui nous condamnent parce qu’on est du côté de l’Ukraine. »

Cette réaction émotionnelle et cette anxiété se traduisent par de la colère. Partout sur les réseaux sociaux et lors d’interviews avec des familles et amis impuissants, Poutine est qualifié de « nazi » et surnommé « Hitler ».

Pourtant, ces sentiments pourraient devenir un problème politique pour un pays dépendant de la coopération avec le dirigeant russe, lequel a accordé à Israël la liberté presque illimitée d’agir en Syrie et d’utiliser l’espace aérien contrôlé par la Russie.

« Je ressens physiquement de la douleur. Mon cœur est avec l’Ukraine, mais aussi avec la Russie, où vit mon frère »

- Alex Rif, 36 ans, poétesse et activiste sociale

Le fossé entre la position officielle prudente d’Israël et une population en colère constitue un mélange explosif, déclenché par la condamnation ouverte par l’Ukraine de la position israélienne.

Un petit incident en dit long : des soldats ukrainiens en colère ont refusé de laisser une journaliste israélienne couvrant l’invasion franchir un barrage routier près de Kiev.

Selon le témoignage de la journaliste à la radio israélienne Kan, mercredi, la raison avancée était le refus d’Israël de vendre son système de défense aérienne Dôme de fer à l’Ukraine de crainte de s’attirer les foudres de Poutine. Après une longue négociation, ils l’ont laissée passer.

Les Israéliens des anciens États soviétiques sont maintenant déchirés entre ce qui est perçu comme étant dans l’intérêt de la sécurité israélienne et leur envie de punir le dirigeant qu’ils accusent de leurs maux.

Le « voisin du nord » d’Israël

Au fur et à mesure que l’invasion s’accélère, il devient de plus en plus difficile pour Israël de conserver Poutine à la fois en tant que partenaire compréhensif ayant des intérêts mutuels et en tant qu’incarnation du mal.

Comme l’ambassadeur d’Ukraine en Israël, Yevgen Korniychuk, l’a présenté de manière cynique récemment, il est le « voisin [d’Israël] dans le nord » – en référence à la présence russe en Syrie.

L’extrême prudence israélienne n’a pas non plus semblé satisfaire l’appétit russe, en attente d’un engagement total.

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Lors d’une réunion mercredi du Conseil de sécurité de l’ONU, l’ambassadeur adjoint de la Russie à l’ONU, Dmitri Polianski, a déclaré que Moscou « s’inquiétait des projets annoncés par Tel Aviv visant à étendre les activités de colonisation sur le plateau du Golan occupé ».

Fait inattendu, un appel semi-officiel pour qu’Israël fasse entendre la voix de la morale est venu de Natan Sharansky. Ancien politique et ministre dans trois gouvernements, Sharansky est davantage connu comme un militant des droits de l’homme ayant passé neuf ans dans une prison soviétique.

Dans une interview accordée à Channel 12 jeudi, Sharansky s’est emporté contre la prudence d’Israël et a réclamé une position morale condamnant Poutine.

Il ressemblait beaucoup au Sharansky d’autrefois, audacieux combattant des droits de l’homme, et beaucoup moins à Sharansky le politicien gardant le silence sur les droits de l’homme dans sa patrie, Israël.

D’autre part, Poutine a obtenu un soutien inattendu de certains membres de l’extrême droite israélienne, en particulier parmi les plus ardents partisans de l’ancien Premier ministre Benyamin Netanyahou.

S’adressant aux médias israéliens, Korniychuk, l’ambassadeur d’Ukraine, a demandé de l’aide et des armes, faisant référence aux 200 000 juifs et aux quelque 10 000 Israéliens résidant toujours en Ukraine

L’un des plus bruyants, Shimon Riklin, a tweeté : « Une autre preuve que Poutine et les Russes sont des idiots. Ils n’écoutent pas la gauche israélienne recommander de faire la paix avec vos ennemis. Poutine pense que celui qui stationne l’OTAN à sa porte est son ennemi et qu’il faut le combattre. C’est ce que vous faites avec des ennemis – vous les écrasez… Souvenez-vous de ce jour. Vous assistez à l’effondrement total de la vision du monde de la gauche. »

Poutine ne peut pas attendre mieux des Israéliens ces jours-ci, à moins qu’il n’écoute Channel 14, la chaîne d’extrême droite associée à Netanyahou.

S’adressant aux médias israéliens, Korniychuk, l’ambassadeur d’Ukraine, a demandé de l’aide et des armes, faisant référence aux 200 000 juifs et aux quelque 10 000 Israéliens résidant toujours en Ukraine.

« C’est un sujet très sensible »

À MEE, le ministre israélien des Affaires de la diaspora, Nachman Shai, rapporte que beaucoup d’entre eux étaient réticents à l’idée de partir lorsque le danger semblait encore lointain.

« C’est un sujet très sensible », indique Shai. « Nous ne pouvons pas nous adresser aux citoyens d’un autre pays et les encourager à partir. Non seulement cette approche peut nourrir l’antisémitisme, mais elle n’est tout bonnement pas très efficace.

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« Les juifs là-bas ont un sentiment d’affinité avec leur patrie et ne sont pas nécessairement attirés par Israël. Ils ont une vie là-bas, un travail, des entreprises, des organisations, des institutions. »

« Avec les Israéliens de l’étranger, c’est aussi un état d’esprit. Ils ne font pas nécessairement confiance à leur gouvernement. »

Les responsables israéliens ont approché la Pologne, la Moldavie et la Roumanie pour fournir un itinéraire terrestre d’urgence pour sortir d’Ukraine pour les juifs et les Israéliens en cas d’invasion russe.

Le ministère des Affaires étrangères a même approché la Russie avec la même demande.

Le directeur général du ministère des Affaires étrangères, Alon Ushpiz, a appelé le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov, pour s’assurer qu’en cas d’invasion par la Russie, Israël aurait la capacité d’ouvrir des couloirs humanitaires pour évacuer ses ressortissants par voie terrestre vers les pays voisins.

« Les juifs là-bas ont un sentiment d’affinité avec leur patrie et ne sont pas nécessairement attirés par Israël. Ils ont une vie là-bas, un travail, des entreprises, des organisations, des institutions »

- Nachman Shai, ministre israélien des Affaires de la diaspora

Cette décision audacieuse n’a pas été bien accueillie par les Ukrainiens.

L’ambassadeur d’Israël à Kiev, Michael Brodsky, a été convoqué au ministère ukrainien des Affaires étrangères, où il a expliqué que cet appel avait pour objectif d’exprimer la préoccupation israélienne concernant la sécurité des citoyens et des diplomates israéliens et d’appeler à la désescalade.

Ces efforts n’ont pas porté leurs fruits. Les juifs ukrainiens n’avaient pas l’intention de quitter leur pays. Les ressortissants israéliens avaient l’impression de pouvoir gérer la situation.

Seules 48 familles déjà engagées dans le processus fastidieux d’immigration sont arrivées la semaine dernière, et environ 3 000 Israéliens qui étudient ou travaillent en Ukraine (sur environ 15 000) ont profité de l’aide offerte et sont partis à temps.

« Un sentiment de solidarité »

Inbar Mor, entrepreneuse israélienne de 28 ans, était l’une des rares. Fille d’une famille d’anciens immigrants de l’ex-Union soviétique, elle est née et a grandi à Ashdod, dans le sud d’Israël.

Il y a un an et demi, elle a rejoint son mari à Kiev, où ils dirigent une entreprise internationale de cosmétiques.

Lorsque le vent de la guerre a commencé à souffler sur Kiev, elle s’est inspirée de son expérience à Ashdod, cible d’attaques à la roquette par des combattants palestiniens pendant les guerres à Gaza, et est partie à la recherche d’abris. Elle n’en a trouvé aucun.

« J’ai réalisé qu’ils n’étaient absolument pas préparés et je suis parvenue à la conclusion qu’il fallait partir », a-t-elle déclaré à MEE. « Ce fut une décision difficile de laisser derrière nous l’entreprise et les amis que nous nous sommes faits. D’une certaine manière, vous développez également un sentiment de solidarité avec le lieu et les personnes qui vous entourent.

« Maintenant, je passe du temps à parler à des amis que j’ai laissés derrière moi. Certains ont réussi à quitter Kiev, d’autres ont essayé de partir en voiture avant de se rendre compte que ce n’était plus possible et ils ont dû entreprendre un long voyage à pied. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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