Guerre en Ukraine : l’avenir du monde se décide à Beijing
Il y a dix ans, l’historien britannique Christopher Clark a rédigé une œuvre magistrale, Les Somnambules, qui décrivait comment à l’automne 1914, les nations européennes étaient tombées dans la Première Guerre mondiale.
Le conflit en Ukraine ressemble de plus en plus à un recommencement du funeste été 1914.
Les États-Unis, l’Europe et la Russie doivent soigneusement peser leurs prochaines décisions et garder à l’esprit les leçons tragiques du siècle passé.
Si le covid-19 est devenu un énorme cygne noir (événement imprévisible ayant une faible probabilité de se dérouler), le conflit en Ukraine pourrait se transformer en hippopotame noir, un choc de stagflation (situation économique où le ralentissement de la croissance se conjugue à une forte inflation).
Les opinions manichéennes et les jeux à somme nulle sont omniprésents alors que les différents protagonistes se traitent de nazis et de fous.
La guerre connaît une escalade rapide. La livraison d’armes dites « défensives » conduit à l’utilisation de roquettes de plus en plus grosses, certaines tout à fait capables de porter des charges nucléaires.
La stratégie est elle aussi inflationniste, avec un plaidoyer ouvert pour une zone d’exclusion aérienne, comme si les têtes nucléaires n’existaient pas.
Une crise mondiale au pire moment
Ce jeudi 24 mars, l’OTAN a tenu un sommet extraordinaire consacré au conflit russo-ukrainien, tout comme l’Union européenne, une réunion du G7 a aussi été dédiée au sujet et on peut espérer qu’une stratégie de sortie soit devisée.
Les sanctions sont mises en place afin de handicaper l’économie russe : le rouble s’est effondré et une partie des réserves de change de Moscou sont gelées, y compris par la Suisse réputée pour sa neutralité historique.
Le monde anglo-saxon (dont les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni) a lancé un embargo sur le pétrole russe, faisant bondir le prix du baril de brut, tandis que les pays européens tentent désespérément de réduire leur grande dépendance au gaz russe.
Si la part du dollar dans le commerce mondial continuait de baisser, ce ne serait pas une situation rassurante pour le pays le plus endetté au monde : les États-Unis
Les spécialistes de l’économie prédisent que la Russie est condamnée. Sa défaillance est considérée comme une question de temps, et non une éventualité. L’attente, par trop évidente, c’est que les sanctions causeront une telle détresse économique en Russie qu’elles déclencheront sûrement une révolte ou un coup d’État interne, et rendront alors propice un changement de régime tant attendu.
Dans le même temps, le contrecoup économique de ces sanctions ne doit pas être sous-estimé.
Elles pourraient avoir un effet boule de neige. Si de nombreux pays se coupent économiquement des énergies et matières premières russes, d’autres pourraient accélérer une dissociation déjà visible du dollar américain en tant que devise de réserve mondiale.
La Russie et la Chine effectuent leurs échanges dans leurs devises respectives et souhaitent lancer leur alternative au système bancaire Swift conçu par les Occidentaux.
Les grands producteurs de pétrole tels que l’Arabie saoudite envisagent des échanges avec la Chine en renminbi, jetant une ombre sur le pétrodollar. L’Inde a déjà quadruplé ses importations de pétrole russe et les deux pays envisagent des échanges en roubles et roupies.
Après la création du mécanisme de stabilité financière mondiale lors de la conférence de Bretton Woods en 1944 (qui instaura un système monétaire basé sur la libre convertibilité des monnaies et la fixité des taux de change), et sa mise à jour en 1971 avec la fin non coordonnée et décidée unilatéralement par les Américains de la convertibilité du dollar en or, certains analystes prédisent même un Bretton Woods III.
Si la part du dollar dans le commerce mondial continuait de baisser, ce ne serait pas une situation rassurante pour le pays le plus endetté au monde : les États-Unis.
Le Trésor américain et la Réserve fédérale s’imaginent-ils véritablement pouvoir continuer à imprimer des dollars pour l’éternité ? Les spécialistes du soi-disant consensus de Washington pensent-ils véritablement qu’en s’obstinant à utiliser le dollar comme une arme, ils peuvent maintenir leur « seigneuriage » qui dure depuis des décennies ?
Cette nouvelle crise mondiale n’aurait pu se produire à un pire moment. Pour citer le défunt Saddam Hussein, la mère de toutes les tempêtes frappe le rétablissement de l’économie mondiale après la pandémie et les efforts pour arrêter les changements climatiques.
Faim et agitation politique
Le Green New Deal (nouvelle donne verte ou pacte vert : nom donné à plusieurs projets globaux d’investissement, notamment dans les énergies décarbonées, visant à répondre aux grands enjeux environnementaux et climatiques, tout en promouvant la justice sociale) et la pandémie de covid ont été chassés des plateaux télé. Les virologues et les activistes écologistes ont disparu des talk-shows. Il est même question de démarrer des centrales au charbon.
L’économie mondiale, déjà exposée à deux ans de choc d’offre en raison du covid, connaît désormais un choc énergétique digne des années 1970.
La vérité nue, c’est que personne ne sait vraiment ce qui pourrait arriver à l’économie mondiale quand on sanctionne si durement le plus grand producteur de matières premières sur la planète, la Russie
Celui-ci pourrait bientôt se transformer en crise des matières premières et alimenter les perturbations de la chaîne alimentaire, étant donné que la production et l’exportation de blé russes et ukrainiennes, cruciales, seront probablement perturbées elles aussi.
Dans certains pays (l’Égypte et le Liban pour ne citer que le Moyen-Orient), cela pourrait signifier la faim et l’agitation politique. La volatilité est généralisée. L’inflation, sous-estimée pendant trop longtemps, est désormais plus élevée qu’elle ne l’a été ces quarante dernières années.
Le programme de réformes nationales du président américain Joe Biden, déjà freiné par le sénateur Joe Manchin, semble condamné et ses espoirs de succès aux élections de mi-mandat à l’automne prochain, ainsi que les espoirs démocrates pour la présidentielle 2024, pourraient être réduits à néant eux aussi.
NextGenerationEU, plan d’investissement massif de 800 milliards d’euros pour sortir l’Europe de la dépression économique engendrée par le covid, pourrait être détourné ou nécessiter une complète réécriture.
La vérité nue, c’est que personne ne sait vraiment ce qui pourrait arriver à l’économie mondiale quand on sanctionne si durement le plus grand producteur de matières premières sur la planète, la Russie.
Une telle incertitude soulève une question très dérangeante : qui s’effondrera le premier ? La Russie sous les sanctions occidentales ou l’ordre financier et économique néolibéral occidental à cause du contrecoup de ses propres sanctions ?
L’Europe, insignifiante sur le plan politique
Il se passe d’autres développements curieux. D’anciens parias de la communauté internationale tels que Nicolás Maduro au Venezuela et Mohammed ben Salmane en Arabie saoudite sont désormais courtisés pour atténuer le choc pétrolier et, en ce qui concerne l’Iran, on espère désormais que son gaz et son pétrole inonderont les marchés à nouveau.
Les dirigeants saoudiens et émiratis ont apparemment rejeté les appels du locataire de la Maison-Blanche. Riyad envisage des échanges pétroliers avec la Chine en renminbi et a invité le président Xi Jinping à visiter le royaume. Le Syrien Bachar al-Assad s’est récemment rendu aux Émirats arabes unis pour sa première visite à un État arabe depuis le début de la guerre syrienne en 2011.
Il a fallu une guerre en Europe pour réveiller ses dirigeants de la torpeur de leur dépendance énergétique envers la Russie. Aujourd’hui, ils cherchent frénétiquement des alternatives, même si ni l’Union soviétique à l’apogée de la guerre froide ni la Russie ces trente dernières années n’ont cessé de fournir de l’énergie à l’Europe.
Pour les pays comme l’Allemagne et l’Italie, c’est une question urgente.
Le Gaz naturel liquéfié (GNL) provenant des États-Unis et du Qatar est non seulement plus cher, mais il faut d’importantes infrastructures supplémentaires telles que les usines de regazéification qui ne sont pas populaires dans l’état d’esprit nimbiste (désigne l’attitude des personnes qui veulent tirer profit des avantages d’une technologie moderne, mais qui refusent de subir dans leur environnement les nuisances liées aux infrastructures nécessaires à son installation) des Européens.
Se dissocier du gaz russe ne sera ni facile ni bon marché. Et par-dessus tout, cela prendra du temps.
Si les relations transatlantiques sont renforcées par le conflit, l’autonomie stratégique abondamment revendiquée de l’Union européenne est sa plus grande victime politique.
L’Europe va devoir réorienter géographiquement ses échanges et devra le faire dans des conditions économiques particulièrement défavorables, déterminées par la diversification forcée de ses besoins en énergie
L’Europe est non seulement insignifiante sur le plan politique, mais souffrira le plus du contrecoup. Elle va devoir réorienter géographiquement ses échanges et devra le faire dans des conditions économiques particulièrement défavorables, déterminées par la diversification forcée de ses besoins en énergie, ce qui impliquera d’importants coûts supplémentaires.
Toutefois la guerre en Ukraine ne se résume pas à la redéfinition de l’architecture sécuritaire européenne selon les souhaits du président Vladimir Poutine.
Ce qu’on observe, c’est le début d’une lutte mondiale pour le pouvoir qui tourne autour de l’effondrement prédit de l’hégémonie mondiale américaine.
Du projet russo-chinois d’alternative multipolaire
Le partenariat décidé par la Chine et la Russie à Beijing le 4 février apparaît sans équivoque à ce stade. Le communiqué conjoint de 6 000 mots publié par Xi Jinping et Poutine n’était rien de moins qu’un manifeste contre l’ordre mondial fondé sur des règles appliqué et dirigé par les Américains.
L’Ukraine est probablement le premier théâtre d’une confrontation mondiale épique qui décidera du sort du projet russo-chinois d’alternative multipolaire au système unipolaire américain.
Beijing et Moscou avaient probablement espéré coopter l’Europe dans ce grand projet d’intégration économique asiatique, sur lequel la Russie et la Chine travaillent depuis un certain temps. Ce projet n’a rien à voir avec l’imposition de nouvelles politiques et valeurs en Europe.
Contrairement aux démocraties occidentales, la Chine et la Russie ne se soucient pas de savoir comment les autres pays sont dirigés. Là-dessus, ils sont cyniquement pragmatiques. L’Union économique eurasiatique (UEE), les nouvelles routes de la soie (BRI), la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) et le Partenariat économique régional global (RCEP) – ainsi que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui articule tous ces projets multilatéraux – représentent pour la première fois dans l’histoire un schéma solide pour une consolidation eurasienne.
Si elle se concrétisait, cela constituerait un glissement tectonique de l’ordre mondial actuel ; un revers stratégique contre lequel tous les grands spécialistes anglo-saxons de la géopolitique du XXe siècle (Halford Mackinder, Nicholas Spykman, Zbigniew Brzezinski) ont toujours mis en garde.
Il est alors totalement compréhensible que Washington multiplie frénétiquement ses efforts pour empêcher un tel scénario. C’est ce qui s’est passé en « normalisant » l’Europe, en particulier l’Allemagne, la ramenant totalement dans le corral américain et de l’OTAN. Sans les 500 millions de consommateurs européens, le bloc commercial et économique eurasien serait mutilé.
Grâce aux grossières erreurs de calculs de Poutine, le conflit en Ukraine offre deux occasions inattendues : arracher les Européens au chemin économique eurasien et tenter de rompre le partenariat entre la Chine et la Russie.
Le premier objectif a été rempli et ratifié par le président Biden aux sommets de l’UE et de l’OTAN le 24 mars.
Le second est bien plus problématique. Cela aurait été plus simple si, ces dix dernières années, la politique américaine n’avait pas jeté la Russie et la Chine dans les bras l’une de l’autre.
Mais si le maillon le plus faible du duo russo-chinois se vide de son sang dans une guerre d’usure en Ukraine, l’équipe Biden espère que Beijing sera contraint de reconsidérer son partenariat avec Moscou. Et plus la Russie se vide de son sang, plus la Chine pourrait revoir ses choix et calculs.
Tout le monde observe les décisions prises par Beijing. C’est probablement la première fois ces 200 dernières années que l’avenir du monde est suspendu à une décision prise dans une capitale asiatique
Jusqu’à présent, dissocier la Chine de la Russie s’est révélé infructueux. La rencontre à Rome entre le conseiller à la sécurité nationale de Biden, Jake Sullivan, et son homologue chinois, Yang Jiechi, n’a pas été productif.
Il semble en aller de même pour le coup de fil entre Biden et Xi Jinping. Au contraire, le porte-parole du Parti communiste chinois, le Global Times, a même exhorté les Européens à échapper à la dangereuse tutelle américaine.
Il en va de même des efforts pour aligner le reste de la communauté internationale derrière les sanctions contre la Russie. Seul le monde anglosaxon, l’Union européenne, le Japon, la Corée du Sud et l’Océanie les ont adoptées. Le reste du monde semble indifférent.
Les dirigeants chinois savent pertinemment que le conflit avec la Russie est une étape intermédiaire avant de s’en prendre à la Chine, considérée par les deux partis à Washington comme la principale menace pour l’Amérique au XIe siècle.
Ce serait faire preuve d’un optimisme excessif, c’est le moins qu’on puisse dire, que de s’attendre à ce que la Chine laisse totalement tomber la Russie.
En ce moment, tout le monde observe les décisions prises par Beijing. C’est probablement la première fois ces 200 dernières années que l’avenir du monde est suspendu à une décision prise dans une capitale asiatique.
- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations Unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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