Mostra de Venise 2022 : de l’ambition mais un bilan finalement insuffisant pour le cinéma de la région MENA
Après deux éditions boudées par l’industrie cinématographique, la 79e édition de la Mostra de Venise, qui s’est déroulée du 31 août au 10 septembre, a fait son retour avec une sélection fidèle aux standards observés avant la pandémie.
Avec la levée de toutes les restrictions sanitaires, la 79e édition du festival s’est avérée beaucoup moins angoissante que les deux précédentes.
Ces dernières années, le festival vénitien s’est imposé comme une rampe de lancement majeure avant les grandes cérémonies américaines, fort d’une relation plus chaleureuse avec Hollywood que son grand rival, le Festival de Cannes.
Au cours des dernières années, plusieurs films majeurs nommés et primés aux Oscars ont été présentés en avant-première à Venise : Dune, Spencer, La Voix d’Aïda, mais aussi Nomadland, auréolé d’un Oscar du meilleur film.
Plus encore que le Festival de Cannes, la Mostra de Venise joue la carte du tape-à-l’œil, et l’édition de cette année n’a pas échappé à la règle.
La programmation de 2022 comprenait White Noise, l’adaptation du livre Bruit blanc Don DeLillo par Noah Baumbach, avec Adam Driver et Greta Gerwig, The Whale de Darren Aronofsky, avec un Brendan Fraser méconnaissable, ou encore Bardo, premier film réalisé par Alejandro González Iñárritu (The Revenant, Birdman) dans son Mexique natal depuis Amours chiennes (2000).
Si la plupart des films connus en compétition accéderont sans difficulté à une distribution mondiale, des interrogations subsistent quant au sort d’un marché du film indépendant qui ne s’est pas encore remis du coup colossal porté par la pandémie.
Éclatement de la bulle du streaming
Alors que les blockbusters ont fait revenir les spectateurs dans les salles obscures cet été, le rebond ne s’est pas encore produit pour le cinéma de niche. De plus en plus de films non américains peinent à récupérer leur budget et le sort du cinéma indépendant et d’art n’a jamais été aussi précaire qu’aujourd’hui.
Les sorties en salles représentaient autrefois la principale source de revenus des producteurs comme des cinéastes, alors que les droits de diffusion en streaming étaient considérés comme la cerise sur le gâteau.
Dans le contexte post-pandémique, ce gâteau n’existe plus, comme me l’a confié récemment le directeur d’un grand festival, tandis que les recettes issues du streaming ne sont jamais suffisantes pour que les cinéastes puissent en vivre.
L’inflation et l’augmentation du coût de la vie dans le monde entier ont entraîné des coupes importantes qui ont engendré en partie l’éclatement de la bulle du streaming cette année.
Netflix possède certains des plus grands titres présentés à Venise – Blonde, White Noise et Bardo – mais n’est plus le mastodonte invincible qu’elle était il y a un an.
Même si MUBI, HBO Max, Shahid, OSN et d’autres plateformes de streaming continuent de s’offrir du contenu, l’ère des folies dépensières semble révolue alors que la concurrence entre les petits films s’intensifie.
En cette période difficile sur le plan économique, les petits films doivent faire preuve d’audace pour se démarquer véritablement sur un marché largement dominé par les auteurs établis
Les films du Moyen-Orient, en particulier, sont confrontés à des difficultés croissantes, compte tenu de la réduction des financements publics dans toute la région (à l’exception de l’Arabie saoudite, nouvelle puissance du secteur) et de la fugacité des subventions accordées par les festivals.
Pour les cinéastes de la région, une place dans un grand festival tel que la Mostra de Venise représente une chance unique de lancer une carrière viable.
L’urgence politique a peut-être attiré le public vers certains films moyen-orientaux par le passé. Mais aujourd’hui, en cette période difficile sur le plan économique, les petits films doivent faire preuve d’audace pour se démarquer véritablement sur un marché largement dominé par les auteurs établis.
Cette audace a été la marque de fabrique de la sélection arabe presque parfaite présentée cette année à Cannes et a aiguisé notre appétit pour les films à venir. Néanmoins, Venise a toujours joué un rôle secondaire par rapport à Cannes lorsqu’il est question d’attirer les meilleures productions cinématographiques de la région, et cette édition ne semble pas avoir dérogé à la règle.
La Dernière reine, peut-être la plus grande déception arabe du festival
La première – et peut-être la plus grande – déception arabe du festival a été La Dernière reine, le premier long métrage narratif du cinéaste franco-algérien primé Damien Ounouri, qu’il a coréalisé avec son actrice principale et épouse Adila Bendimerad.
L’histoire se déroule à l’époque de la brève occupation espagnole de certaines parties de l’Algérie au XVIe siècle : Adila Bendimerad incarne la reine Zaphira, épouse du roi algérien Salim Toumi, qui forge une alliance avec le célèbre pirate Barberousse (Dali Benssalah) pour libérer le port occupé.
Le roi Salim est trahi par Barberousse, qui l’assassine et prend le contrôle du royaume. Désirée par Barberousse, Zaphira devient le dernier espoir du royaume pour mener une rébellion contre le pirate.
Au cours de la dernière décennie, Damien Ounouri s’est imposé comme l’un des cinéastes les plus passionnants de la scène algérienne. Son documentaire Fidaï (2012) remet en question de manière audacieuse les sacrifices moraux liés au fait de combattre pour son pays. Il y dresse un portrait saisissant d’un ancien combattant du FLN, hanté par son expérience de la guerre d’Algérie.
Son moyen métrage Kindil el Bahr, nommé à Cannes en 2016, est un film fantastique féministe relatant la vengeance d’une jeune mère ressuscitée en tant que sirène violente après avoir été agressée et tuée par un groupe d’hommes.
Hélas, cette inventivité et cette rigueur intellectuelle ne trouvent aucun écho dans La Dernière reine, un tableau froid qui déborde d’énergie mais manque cruellement de fond. La production ne comporte pas de véritables faux pas : c’est une épopée élégante, riche en rebondissements, avec une intrigue fluide, mais c’est à peu près tout.
La Dernière reine se déroule dans l’Algérie du XVIe siècle, sur fond de luttes de pouvoir entre Espagnols et Ottomans (Agat Films)
L’objectif sous-jacent du film est de mettre en évidence le rôle délibérément oublié des femmes dans la résistance, que ce soit il y a plusieurs siècles ou pendant la guerre d’Algérie.
L’exploration d’une période méconnue de l’histoire de l’Algérie se double également d’une réfutation de l’insistance de la France à présenter l’Algérie comme une terre sans histoire ni nation, qui n’existait pas avant que les Français ne la revendiquent.
En d’autres termes, La Dernière reine tente de rendre à l’Algérie ses mythes perdus, mais son approche didactique ne laisse aucune place à la contemplation, étant donné que le message se noie dans les rouages robustes de l’intrigue.
Damien Ounouri est certes un cinéaste remarquable, mais La Dernière reine n’est pas la grande démonstration de ses talents tant espérée par les critiques
Les meilleurs films d’époque de ces dernières années – La Favorite, Godland, entre autres – ont touché une corde sensible auprès du public en subvertissant les tropes du genre tout en établissant un lien thématique avec les préoccupations contemporaines.
Damien Ounouri et Adila Bendimerad ne s’aventurent jamais sur ce terrain, s’en tenant de manière déconcertante aux règles du jeu sans chercher à approfondir une histoire qui n’est guère plus qu’un cours d’histoire illustré.
Les séquences d’action manquent également d’inventivité, avec des effets dignes des années 2000 qui paraissent aujourd’hui datés et ordinaires. Ce sont toutefois l’absence de complexité thématique et le manque de relief des personnages qui maintiennent la distance avec le spectateur. L’histoire ne parvient jamais à capter l’attention, tandis que les coups de pinceau épais éliminent tout pathos. Au-delà de l’absence de filigrane, ce film est difficile à savourer sur un plan purement narratif.
Dans une interview récente, Damien Ounouri a expliqué que son souhait de concrétiser ce projet découlait d’une lassitude vis-à-vis des questions sociales. C’est une intention louable que de vouloir créer « quelque chose avec de l’aventure et de l’émotion », comme le cinéaste l’affirme lui-même.
Damien Ounouri est certes un cinéaste remarquable, mais La Dernière reine n’est pas la grande démonstration de ses talents tant espérée par les critiques.
Dirty Difficult Dangerous ou la corde usée du commentaire social
Plus gracieux mais tout aussi glacial, Dirty Difficult Dangerous est le nouveau film du cinéaste libanais Wissam Charaf, après son premier long-métrage Tombé du ciel (2016), présenté dans la sélection ACID du Festival de Cannes.
Située dans l’actuelle Beyrouth, la dernière création de Wissam Charaf est une romance entre Ahmed (Ziad Jallad), un réfugié syrien et Mehdia (Clara Couturet), une travailleuse domestique éthiopienne.
Confrontés à l’indifférence d’une société zombifiée et au mépris de leur famille, les deux personnages s’efforcent de trouver un moyen de sortir du purgatoire éternel beyrouthin. Alors qu’il livre ce combat, Ahmed se rend compte que son corps est rempli d’éclats d’obus, un mal qui renforce le côté surréaliste de sa vie.
Dirty Difficult Dangerous est une bête étrange : un mélodrame conçu comme une comédie pince-sans-rire, parsemé de commentaire social. Malgré la passion palpable qui s’en dégage, le film ne sort victorieux sur aucun de ces fronts.
La comédie pince-sans-rire – rappelant le style d’Elia Suleiman et du maître finlandais de la comédie Aki Kaurismäki – ne s’accorde pas avec le mélodrame. Au cœur de cette rencontre, la corde usée du commentaire social se perd dans le mélange.
Dirty Difficult Dangerous est une bête étrange : un mélodrame conçu comme une comédie pince-sans-rire, parsemé de commentaire social. Malgré la passion palpable qui s’en dégage, le film ne sort victorieux sur aucun de ces fronts
Pris séparément, chacun de ces éléments fait défaut.
La comédie n’est ni suffisamment surréaliste, ni assez drôle, tandis que le mélodrame ne parvient pas à véhiculer la charge émotionnelle souhaitée, ce que n’arrange pas le manque d’alchimie entre les deux personnages principaux.
Le commentaire social s’avère pour sa part rudimentaire : il montre des choses familières et énonce des évidences.
On a certes droit à quelques plans à couper le souffle qui démontrent le potentiel du projet. Mais au bout du compte, Dirty Difficult Dangerous n’est rien d’autre que l’ébauche d’un concept intrigant qui n’est pas pleinement concrétisé.
Nezouh montre à peine ce qui se passe actuellement en Syrie
Nezouh, deuxième long métrage très attendu de la cinéaste syrienne Soudade Kaadan, dont le film Le Jour où j’ai perdu mon ombre avait fait grand bruit à Venise en remportant le prix Orizzonti du meilleur premier film en 2018, se révèle moins glacial et bien moins ambitieux.
Alors que son premier long métrage utilisait des éléments fantastiques discrets pour évoquer le danger invisible et le sentiment d’enfermement qui caractérisaient les premières années de la guerre en Syrie, son nouveau film emploie une approche plus directe et prosaïque pour aborder le conflit.
Âgée de 14 ans, Zeina (Hala Zein) vit avec ses parents (Kinda Alloush et Samer al-Masri) dans une maison détruite dans une ville syrienne déserte sans nom. Son père refuse d’abandonner la maison, tandis que sa mère aspire à un nouveau départ dans un nouveau pays.
Dans un endroit qui n’a rien de normal, la puberté devient d’autant plus déroutante pour Zeina, dont l’expérience n’est qu’atténuée par une amitié naissante avec le garçon d’à côté (Nizar Alani).
Le désir de départ de la mère grandit lorsque son mari accepte de marier leur fille à un jeune combattant, la poussant à prendre leur destin en main.
Entre histoire de passage à l’âge adulte et portrait d’une femme en rupture avec le patriarcat, Nezouh est une histoire familière de plus d’une famille meurtrie par la guerre : un plaidoyer passionné, bien que prévisible, pour le droit de mener une vie normale, à l’abri de la destruction permanente.
Il est impératif de continuer de dénoncer les crimes d’Assad et de raconter les histoires des Syriens, mais pas d’une manière aussi ordinaire
Cependant, les supplications sincères ne sont pas forcément gages d’une narration convaincante ou captivante. Si l’on retire la Syrie de l’équation, on se retrouve avec un drame familial inefficace et banal, qui mise excessivement sur l’humour pour masquer la platitude du scénario.
Le film est ponctué de moments de lyrisme émouvant et de réalisme magique, mais le scénario évite d’aborder les sujets plus importants et plus complexes du moment : le rôle de la classe sociale et de la religion dans la décision du départ, la division sectaire en partie à l’origine de l’échec de la révolution, et surtout la nouvelle réalité syrienne marquée par l’acceptation imminente du régime d’Assad par l’Occident – ou plutôt sa tolérance à l’égard de ce dernier.
Nezouh est trop peu entreprenant, trop exaspérant de modestie pour donner un nouveau souffle d’urgence à un sujet exploité depuis onze ans.
Plutôt que d’explorer une nouvelle facette inabordée de la guerre, Soudade Kaadan nous livre le même récit qui nous est servi au fil d’innombrables fictions et documentaires depuis 2011.
Dans une des premières scènes du film, la mère de famille lance : « Y a-t-il encore quelqu’un ici ? »
Il y a bien sûr des millions de personnes qui sont restées, mais le cinéma fait preuve d’une indifférence injustifiée à l’égard de cette population et on ne peut s’empêcher de se demander ce qui se trouve au-delà des ruines.
Il est impératif de continuer de dénoncer les crimes d’Assad et de raconter les histoires des Syriens, mais pas d’une manière aussi ordinaire. Nezouh ne se distingue pas des films qui l’ont précédé.
La dernière partie du film est particulièrement fallacieuse, avec un happy end forcé tiré des opéras égyptiens surjoués, qui se retourne curieusement contre le discours féministe émancipateur qu’il propose.
Dans une interview récente, Soudade Kaadan a déclaré que « la fiction [lui permettait] d’exprimer ce qui se passe ». Et pourtant, son film montre à peine ce qui se passe actuellement en Syrie.
Nezouh aurait pu être apprécié pour la force de son sujet – mais pas pour sa qualité artistique – il y a six ou sept ans, mais pas aujourd’hui, pas avec la nouvelle réalité syrienne que les cinéastes ne voient pas, voire négligent.
- Joseph Fahim est un critique et programmeur de films égyptien. Il est le délégué arabe du Festival international du film de Karlovy Vary (Tchéquie), ancien membre de la Semaine de la critique de Berlin et ancien directeur de la programmation du Festival international du film du Caire. Il est co-auteur de plusieurs livres sur le cinéma arabe et a écrit pour de nombreux médias et think tanks spécialisés sur le Moyen-Orient, notamment le Middle East Institute, Al Monitor, Al Jazeera, Egypt Independent et The National, ainsi que pour des publications cinématographiques internationales telles que Vérité Magazine. À ce jour, ses écrits ont été publiés en cinq langues.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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