« Le désespoir nous ronge » : les mieux qualifiés fuient la Turquie
Anesthésiste à Istanbul, Mesut a pris la décision de quitter la Turquie en entendant au printemps le président Recep Tayyip Erdoğan fustiger les médecins qui lâchent les hôpitaux publics pour gagner l’étranger.
« Qu’ils s’en aillent s’ils le veulent. Nous continuerons avec des jeunes diplômés », a martelé le chef de l’État turc à la télévision.
« On a déjà du mal à s’en sortir économiquement, on fait tellement de sacrifices. Ce genre de discours, c’est la goutte qui fait déborder le vase. J’y pensais depuis un moment, mais les propos du président ont été décisifs », raconte le médecin de 38 ans, qui a souhaité ne donner que son prénom.
Mesut est l’un des milliers de Turcs hautement qualifiés qui, désespérés par la situation économique et politique, cherchent par tous les moyens à partir pour l’étranger.
Même la perspective en juin prochain des élections parlementaires et présidentielle – à laquelle Erdoğan, au pouvoir depuis 2003, se représente – ne semble pas leur donner confiance.
Les médecins et autres professionnels de la santé, dont de nombreux pays européens manquent pour leur population vieillissante, sont parmi les premiers à faire leur valise.
Selon l’Ordre des médecins de Turquie, dans les neuf premiers mois de cette année, 1 938 médecins ont fait une demande d’attestation de « bonne conduite », nécessaire à l’exercice de leur métier à l’étranger.
Témoins du désir de partir de nombreux médecins, les demandes pour ce document ont triplé ces trois dernières années.
Le taux d’inflation a dépassé 83 % sur un an le mois dernier et la livre turque a vu dans le même temps sa valeur fondre de plus de 50 % face au dollar, rendant la vie quotidienne difficile.
Espoir d’un meilleur avenir
Mais l’économie en berne et les bas salaires ne suffisent pas à expliquer cette fuite des cerveaux les mieux formés, jeunes diplômés comme professionnels expérimentés.
De très longs horaires de travail, des gardes pouvant atteindre 36 heures sans repos, les violences exercées parfois par l’entourage des patients – généralement impunies – s’ajoutent au tableau déjà sombre du quotidien des médecins turcs.
Selon un rapport du syndicat Saglik-Sen, 339 professionnels de la santé ont été victimes de violences sur leur lieu de travail dans les neuf premiers mois de 2022.
Après le meurtre d’un cardiologue par un proche d’un patient en juillet, les organisations de médecins ont reproché au gouvernement son inaction, même si les peines ont été récemment durcies.
« Lorsque je discute avec mes amis, le plus dur c’est le désespoir qui nous ronge. Tous sont malheureux et cherchent des alternatives », raconte Mesut qui a commencé à apprendre l’allemand et compte partir l’été prochain en Allemagne où il espère offrir « un meilleur avenir » à ses deux enfants.
Outre la médecine, de jeunes diplômés et même des étudiants sur lesquels Erdoğan compte pour compenser les départs se préparent eux aussi à quitter la Turquie.
« La crise économique mais aussi les restrictions aux libertés poussent les jeunes à partir à l’étranger. C’est tellement triste. Ces cerveaux devraient être une richesse pour le pays », se désole Tezcan Karakus Candan, présidente de la Chambre des architectes d’Ankara.
De plus en plus d’architectes sollicitent la chambre pour se renseigner sur les conditions d’installation dans un pays tiers, assure-t-elle.
« Aspirations basses »
Burcu Basmaci, architecte à Ankara, rêve ainsi de quitter la Turquie comme deux de ses amis qui ont récemment plié bagages pour les États-Unis.
« Ils ne sont plus architectes... ils travaillent comme serveurs. Mais ils sont plus heureux que moi. Ici, on est tellement désespérés qu’on n’a envie de rien faire », déplore-t-elle.
Le durcissement du pouvoir envers les opposants depuis 2016 et le coup d’État raté, avec de nombreuses restrictions à la liberté d’expression, contribuent pour beaucoup à ce sentiment de « désespoir ».
« Les jeunes ont l’impression que leur vie est confisquée. Leur demande principale est en fait la démocratie », estime Tezcan Karakus Candan.
Des critiques balayées comme « de basses aspirations » par le chef de l’État turc.
« Ceux qui frappent aux portes d’autres pays pour des aspirations aussi basses que monter dans de meilleures voitures ou pouvoir assister à davantage de concerts nous font pitié », assénait Erdoğan fin septembre.
« Nous les jeunes, nous voulons un environnement libre », confie Hale, étudiante en troisième année de médecine à Ankara et qui songe elle aussi au départ.
« Si les choses changent en Turquie, je resterai. Mais on n’arrive pas à envisager un changement à court terme », lâche-t-elle.
Par Fulya Ozerkan et Burcin Gercek.
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