Avec la crise économique, d’importants religieux iraniens se retournent contre le gouvernement de Raïssi
Si les manifestations de masse qui balaient le pays ne sont peut-être plus une menace immédiate pour l’establishment iranien, une puissante source de critique pourrait constituer un danger bien plus grand pour le président conservateur Ebrahim Raïssi.
Alors que la devise iranienne est dans une spirale descendante, d’importants religieux se retournent contre le gouvernement, exprimant de rares critiques des autorités vis-à-vis de la situation économique qui se détériore.
La position des grands ayatollahs s’écarte de leur soutien antérieur au président, soulevant des questions quant à son avenir au pouvoir.
Raïssi est confronté à un mouvement de protestation populaire qui appelle à renverser le régime islamique. Les manifestations contre le gouvernement ont éclos à la suite du décès en garde à vue de Mahsa Amini (22 ans) le 16 septembre dernier. Celle-ci avait été arrêtée parce qu’elle aurait « mal mis » son foulard.
Ces manifestations ont été suivies d’une répression à grande échelle : des centaines de personnes ont été tuées, des milliers d’autres ont été arrêtées et plusieurs manifestants ont été exécutés en décembre et janvier après des « procès de la honte » selon les termes d’Amnesty International. Des dizaines d’autres encourent encore la peine de mort.
« Si nous ne nous conduisons pas correctement, Dieu nous emmènera et préservera sa religion via un autre groupe »
- Abdullah Javadi Amoli, grand ayatollah
Dans le même temps, l’économie iranienne a été durement frappée ces derniers mois car Washington a renforcé les sanctionscontre Téhéran en réaction à la répression et à l’échec probable des négociations entre l’Iran et les États-Unis concernant un retour à l’accord sur le nucléaire de 2015.
Le rial a perdu 58 % de sa valeur au cours des six derniers mois. S’il s’échangeait à environ 29 000 tomans face au dollar américain en septembre, il dépasse désormais les 46 000 tomans (1 toman équivaut à 10 rials). Cela a fait tripler le prix de la nourriture et déclenché un grand mouvement de colère populaire.
Les grands ayatollahs, aussi appelés « marjas », sont au contact du public dans le cadre de leur travail quotidien et font ainsi écho aux sentiments de la population.
Le titre de « marja » désigne les religieux aptes à prendre des édits religieux et établir une jurisprudence. Actuellement, l’Iran compte officiellement moins de huit marjas, mais officieusement, ce chiffre est plus élevé.
Chaque musulman chiite doit choisir et suivre un grand ayatollah en ce qui concerne les questions religieuses. En outre, les marjas peuvent prendre des décisions pour leurs adeptes en ce qui concerne les questions religieuses, sociales et même politiques.
Les grands ayatollahs vivent pour la plupart dans la ville sainte de Qom, ils accueillent des séminaires et sont assez proches de l’establishment de la République islamique.
Critiques sans précédent
Le grand ayatollah Hossein Nouri Hamedani, soutien des radicaux, s’est plaint des prix qui ne baissent pas. Il a également fait part de sa réprobation quant au fait que la devise iranienne continue à perdre de sa valeur.
Un autre religieux, le grand ayatollah Hossein Vahid Khorasani, tient le gouvernement responsable de son échec à réduire la pauvreté. « Nous recevons des plaintes à propos des moyens de subsistance [de la population] », a-t-il déclaré en janvier.
De même, le grand ayatollah Abdullah Javadi Amoli a prévenu que les autorités pourraient subir les foudres divines. « Si nous ne nous conduisons pas correctement, Dieu nous emmènera et préservera sa religion via un autre groupe », selon ses déclarations publiées par l’agence de presse semi-officielle Mehr News.
Quant à l’ayatollah Mohammad Mousavi Khoeiniha, celui-ci affirmait au début du mois : « Nous avons perdu la confiance du peuple » et cela découle de « notre incompétence ».
Quelques jours plus tard, Mohammad Taghi Fazel Meybodi, membre de l’assemblée des enseignants et chercheurs du séminaire de Qom, s’en est pris au président Raïssi en raison de la crise monétaire. « Monsieur le Président, les taux de change et d’inflation ne s’améliorent pas sous vos ordres. Pourquoi ne pensez-vous pas fondamentalement ? Les prix qui augmentent ont rendu les gens malheureux avant le Nouvel An [persan]. »
Le grand ayatollah Naser Makarem Shirazi est le fer de lance des critiques explicites contre le gouvernement. En décembre, le religieux de 95 ans a critiqué la forte augmentation de l’inflation par rapport à l’année précédente. Il a imputé la crise économiqueà la dépendance du pays face au dollar américain, accusant l’État de ne pas en faire assez pour remédier à la situation.
Dans une déclaration, le 4 février, Shirazi a accusé les responsables du gouvernement de vivre dans le luxe tandis que la majorité souffrait.
« Est-il [juste] que certains responsables vivent bien, alors qu’il y a énormément de gens pauvres ? »
Cependant, ce même religieux s’en est pris aux manifestations contre le gouvernement qui ont éclaté après la mort de Mahsa Amini.
« Nous ne devrions pas amplifier les petits problèmes ; les émeutiers sont trop peu nombreux et insignifiants pour vouloir changer le système et le pays », estimait-il dans des déclarations publiées par un journal local.
« Les critiques incessantes des marjas vont considérablement affaiblir la légitimité de Raïssi et vont probablement lui faire perdre la prochaine élection présidentielle »
- Un commentateur politique iranien
Quand les forces de sécurité de la République islamique ont commencé à tuer des manifestants et à les exécuter, le séminaire et les grands ayatollahs ont majoritairement gardé le silence, tandis que le président Raïssi s’attaquait à ceux qu’il qualifiait de « confidents » qui n’avaient pas soutenu la République islamique lors des manifestations et assurait qu’« [ils avaient] échoué » et qu’« [ils n’avaient] pas rempli [leurs] devoirs religieux et moraux ».
Les grands ayatollahs, dont Makarem Shirazi et Nouri Hamedani, ont demandé au gouvernement d’« écouter les plaintes du peuple ».
Beaucoup d’autres religieux n’ont pas soutenu activement les condamnations à mort des manifestants. Par exemple, Mostafa Pourmohammadi, important religieux et ancien responsable haut placé au ministère du Renseignement, n’a pas soutenu les récentes exécutions. Au contraire, il a indirectement déclaré le 15 février qu’accuser le peuple d’« espionnage » devait être étayé par des « preuves » et que de telles accusations rendaient « la société peu sûre ».
De graves conséquences pour Raïssi ?
Selon les analystes, les critiques des grands ayatollahs pourraient avoir de graves conséquences pour Raïssi car elles vont éloigner ses soutiens parmi les Iraniens religieux.
Un important religieux de Qom, autrefois proche des radicaux, estime que les récentes critiques des marjas sont importantes, en particulier vu le soutien populaire dont bénéficient ces derniers ainsi que leur influence sur l’establishment religieux du pays.
« La classe religieuse tout comme la majorité des grands ayatollahs ont d’une certaine façon soutenu Raïssi au départ. Actuellement, les rudes critiques répétées des marjas à l’adresse du gouvernement de Raïssi constituent un retrait de leur soutien antérieur », explique le religieux sous couvert d’anonymat.
« Lorsque les marjas s’en prennent au gouvernement, ils sont bien conscients que leurs critiques enverront un signal à l’establishment », fait remarquer le religieux.
« Si la situation économique empire dans les trois ou quatre prochains mois, les marjas durciront le ton et ne laisseront probablement pas le président Raïssi et tout autre responsable en place… Cela portera un rude coup à Raïssi, qui perdra énormément de soutien religieux, et aux dirigeants de la République islamique, car beaucoup considèrent Raïssi comme le représentant de l’establishment au palais présidentiel. »
Un commentateur politique s’exprimant lui aussi sous le couvert de l’anonymat pense que si les grands ayatollahs multiplient leurs attaques contre Raïssi, cela pourrait contraindre le Parlement à agir et à déposer une motion de censure contre le président.
Cependant, puisque les dirigeants politiques de la République islamique sont pleinement derrière Raïssi, « on ne peut pas savoir si le Parlement oserait l’évincer à moins d’en recevoir le feu vert ».
« L’establishment n’est pas en mesure d’ignorer les marjas, et ils devront donc faire quelque chose, ou sacrifier quelqu’un, pour apaiser leur colère. »
« Quoi qu’il arrive, les critiques incessantes des marjas vont considérablement affaiblir la légitimité de Raïssi et vont probablement lui faire perdre la prochaine élection présidentielle », conclut ce commentateur.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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