Pourquoi la crise judiciaire en Israël s’inscrit dans le cadre d’une bataille autour de ses symboles fondateurs
La récente refonte du système judiciaire israélien, qualifiée de coup d’État par ses détracteurs, a finalement apporté la preuve de ce que beaucoup dans le pays pressentaient depuis longtemps. À savoir que l’objectif du gouvernement israélien actuel va bien au-delà de la modification du système judiciaire et dépasse même l’idée d’un changement de régime. Il s’agit de détruire le « vieil Israël » et d’établir un nouvel État d’apartheid ouvertement religieux, doté d’un ensemble de valeurs différent, au cœur duquel se trouve l’annexion des territoires palestiniens occupés.
C’est une vision, ironiquement, que l’on retrouve le mieux dans les paroles de l’hymne marxiste L’Internationale : « Le monde va changer de base : / Nous ne sommes rien, soyons tout ! »
Pour atteindre ce tout, il ne suffit pas de contrôler le système judiciaire et les médias. L’objectif principal est de prendre le contrôle de l’éthos fondateur de l’État.
Et selon les opposants de Netanyahou, c’est exactement ce à quoi son gouvernement travaille actuellement.
Cette volonté de « changer de base » a été particulièrement perceptible lorsque les quinze juges de la Cour suprême d’Israël se sont réunis le 12 septembre pour entendre une pétition visant à abroger une loi controversée adoptée par le gouvernement de coalition de Netanyahou en juillet, qui révoquait le « critère du caractère raisonnable ».
Cette clause est utilisée depuis des décennies par la Cour suprême comme outil de contrôle en cas de décisions et de nominations déraisonnables de la part du gouvernement.
La procureure générale ayant refusé de défendre la nouvelle loi controversée, le gouvernement a engagé un avocat privé, Ilan Bombach, pour le représenter.
Un gage d’égalité
Ilan Bombach a pris de court les observateurs lorsqu’il a choisi de rejeter la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël, qu’il a qualifiée de « document hâtif sanctifié par 37 signataires non élus et sur lequel la Cour suprême ne peut s’appuyer comme source d’autorité juridique ».
En effet, la déclaration n’est ni un document statutaire ni un texte juridique, mais en l’absence de Constitution, elle est considérée comme un document fondateur en Israël. C’est le seul document qui fait référence à la nature démocratique de l’État et qui, du moins en théorie, promet une égalité sociale et politique totale aux citoyens israéliens, sans distinction d’origine ethnique, de confession ou de sexe.
En pratique, bien entendu, c’est une tout autre histoire. La loi de 2018 sur l’État-nation juif, pour ne citer qu’un exemple, prouve que la promesse de la déclaration n’est pas tenue.
Néanmoins, cette déclaration est restée un cadre de référence – et elle est maintenant dans le collimateur du gouvernement Netanyahou.
Les arguments avancés par le principal représentant du gouvernement devant la cour sont pour le moins curieux. Ilan Bombach a fait valoir qu’il serait ridicule de penser que la déclaration puisse être contraignante pour les générations futures en mentionnant l’absence de Palestiniens et de femmes parmi ses signataires.
Cet argument serait valable s’il n’émanait pas d’un représentant d’une coalition suprémaciste juive qui ne compte aucun Palestinien dans ses rangs et présente une forte pénurie de femmes. Ilan Bombach a refusé de dire si cette opinion en particulier représentait le point de vue du gouvernement.
Il n’en reste pas moins qu’en s’attaquant à la déclaration, le gouvernement de droite le plus radical, le plus fasciste et le plus nationaliste de l’histoire d’Israël se révèle être le moins sioniste – à moins, bien sûr, que la définition du sionisme ne se limite à l’expansion des colonies dans les territoires occupés et à l’annexion de facto de ces derniers.
Une guerre des symboles
Ce schisme au sein de l’establishment politique israélien se retrouve dans la société elle-même : ainsi, les opposants à la réforme judiciaire ne cessent de descendre dans la rue depuis que l’idée a été lancée début 2023.
Cependant, au-delà de l’action politique et des manifestations, une guerre idéologique permanente fait rage autour des symboles de la fondation d’Israël.
Il y a une dizaine de jours, à la veille du nouvel an juif, un homme a incendié une statue de David Ben Gourion, le premier Premier ministre israélien, considéré comme le principal fondateur de l’État d’Israël.
La représentation humoristique de Ben Gourion, en poirier sur une plage de Tel Aviv, s’inspire d’une de ses pratiques réelles.
Les actes de vandalisme contre des statues sont rares en Israël, puisqu’il n’y a pas beaucoup de statues. Mais cet incident est l’une des nombreuses « premières » connues par la société israélienne.
Quelques heures après les faits, la police a arrêté un sans-abri souffrant de troubles mentaux, soupçonné d’avoir incendié la statue.
Le symbolisme de l’acte n’est pas perdu, quelle que fût la motivation. Il se trouve simplement que cet homme a choisi d’attaquer une représentation de Ben Gourion, l’homme qui a annoncé la création de l’État d’Israël en lisant à haute voix la déclaration d’indépendance, à un moment où cette déclaration est attaquée par le gouvernement en place.
Si l’on ajoute à cela la récente décision du gouvernement de geler le financement d’un musée où l’original de la déclaration devait être présenté au public pour la première fois, le vieil adage d’Agatha Christie nous vient à l’esprit : « La coïncidence est troublante. »
Tant Ben Gourion que la déclaration d’indépendance sont considérés par les Israéliens sionistes et les juifs sionistes du monde entier comme des symboles fondateurs. C’est pourquoi le gouvernement et ses partisans estiment qu’ils doivent disparaître.
Cette évolution contraste avec le mouvement de protestation contre la réforme judiciaire, qui se rallie depuis plusieurs mois autour des symboles que sont Ben Gourion et la déclaration d’indépendance.
À l’entrée d’un rassemblement à Tel Aviv, les manifestants projettent le texte de la déclaration sur le mur d’un bâtiment. Des haut-parleurs diffusent la déclaration lue à haute voix par Ben Gourion, tandis que des groupes de participants portent des t-shirts avec l’inscription « Fidèle à la déclaration d’indépendance ».
Lorsque la nuit tombe lors des manifestations hebdomadaires, le site prend des allures bibliques et la déclaration au milieu de cette scène est élevée au rang d’écriture sainte.
Les propos d’Ilan Bombach au sujet de la déclaration servent donc de représailles contre son utilisation par les manifestants, ce qui reflète à quel point la réforme judiciaire semble davantage motivée par un esprit de vendetta idéologique que par un effort strictement juridique.
Colonies et annexion
Dans la foulée du discours d’Ilan Bombach, une manifestation de masse a commencé au 16 boulevard Rothschild à Tel Aviv, un site connu sous le nom d’Independence Hall en raison de son importance historique en tant que lieu où la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël a été faite en 1948.
Alors que ce jour est célébré comme celui de la naissance d’Israël, il est simultanément commémoré par les Palestiniens sous le nom de Nakba.
Cette toile de fond historique permet de comprendre pourquoi de nombreux Palestiniens peuvent hésiter à participer à une manifestation organisée à cet endroit – une donnée dont le mouvement de protestation israélien doit tenir compte lorsqu’il s’interroge sur les raisons de l’absence des citoyens palestiniens.
Si Ilan Bombach n’a pas eu tort d’insinuer que la déclaration d’indépendance n’était pas sacrée, cela sonne faux de la part d’un homme et d’un camp qui considèrent que seule la terre est sacrée et vaut la peine de tuer et de mourir pour elle.
Pour la coalition, les vies palestiniennes ne sont certainement pas sacrées et n’ont aucune valeur. La première demande formulée par ses quatorze membres, un jour seulement après la réunion de la Cour suprême, a concerné un assouplissement des conditions de détention du terroriste juif Amiram Ben Uliel, qui a tué en 2015 les Dawabsheh, une famille palestinienne, à son domicile dans le village de Douma, en Cisjordanie occupée.
« C’est une évidence et le processus est clair », affirme à Middle East Eye Yaïr Golan, ancien chef d’état-major adjoint de l’armée israélienne et ancien major-général.
« Le travail d’élimination du passé suit son cours […] La déclaration d’indépendance n’est qu’un début », ajoute celui qui est désormais membre du parti Meretz. « Plus tard, ils écriront un nouveau discours national pour remplacer l’ancien, fondé sur un nationalisme messianique. »
« Le travail d’élimination du passé suit son cours […] La déclaration d’indépendance n’est qu’un début. Plus tard, ils écriront un nouveau discours national pour remplacer l’ancien, fondé sur un nationalisme messianique »
– Yaïr Golan, ancien chef d’état-major adjoint de l’armée
« La déclaration d’indépendance appartient à un Israël qui doit être aboli. Elle ne peut rester un document fondateur pour Netanyahou et son peuple. Je les connais, je travaille avec eux depuis des années. L’éthos fondateur du sionisme religieux est l’installation dans les territoires occupés en 1967, puis l’annexion.
« Ils ne peuvent pas mettre en œuvre ce plan dans un État démocratique – la première étape doit donc consister à manipuler les esprits et à détruire les vieux symboles de la démocratie. D’autres étapes sont à venir, accompagnées d’une grande violence politique. »
Yaïr Golan a fait la une de l’actualité internationale en 2016, lors d’une cérémonie organisée à l’occasion de la Journée de commémoration de la Shoah, en comparant les « signes révoltants » observés en Israël à l’Allemagne nazie des années 1930.
Les signes continueront de s’accumuler alors que l’État est suspendu à la décision de la Cour suprême.
Des eaux inexplorées
Quoi que décide la cour, cette décision peut déjà être qualifiée d’« historique », car elle définira le caractère constitutionnel de l’État.
Bien qu’Israël n’ait pas de Constitution, il dispose de lois fondamentales qui forment le cœur de son système juridique. Étant donné que la décision prise en juillet de révoquer le critère du caractère raisonnable a été adoptée en tant que loi fondamentale, une abrogation de la loi serait une première dans l’histoire d’Israël et ouvrirait la voie à une crise constitutionnelle.
Selon Yariv Levin, ministre de la Justice et principal architecte de la réforme judiciaire, la tenue de l’audience du 12 septembre a porté à elle seule un « coup fatal » à la démocratie, car c’est la première fois que la Cour envisage d’invalider une « loi fondamentale ».
Certains membres de la coalition ont déjà laissé entendre que le gouvernement pourrait ignorer la décision de la cour. Le président de la Knesset, Amir Ohana, l’a déclaré ouvertement, affirmant que l’État de droit était représenté par le Parlement et non par la cour.
Comme alternative, les membres de la coalition ont abordé la possibilité de créer une nouvelle « cour constitutionnelle » qui contournerait la Cour suprême.
Le processus de décision quant à cette réforme judiciaire controversée pourrait prendre des semaines voire des mois, et toute tentative de prédiction du résultat relève de conjectures fondées sur un « profilage » des quinze juges.
Parmi les quinze, huit sont considérés comme libéraux, quatre comme conservateurs et les trois derniers, relativement nouveaux, n’ont pas encore été placés sur le spectre.
Curieusement, contrairement à la description qu’en fait la coalition, à savoir celle d’une oligarchie hostile, tous les juges ont été choisis par un comité de sélection des juges sous Netanyahou.
À première vue, une majorité de juges est prête à entrer dans l’histoire en révoquant une loi fondamentale. Mais la présidente de la Cour suprême, Esther Hayot, doit prendre sa retraite à la mi-octobre, et beaucoup se demandent s’il s’agit de l’héritage qu’elle souhaite laisser.
Pour l’essentiel, cependant, la décision ne porte pas tant sur le critère du caractère raisonnable que sur la présence ou l’absence de la démocratie.
Comme l’a souligné le juge Yitzhak Amit lors de la première audience, qui a duré treize heures, « la démocratie ne meurt pas de quelques coups violents, mais plutôt d’une succession de petits actes ».
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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