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Épidémie de coups d’État en Afrique : quelle différence cette fois ?

La récente résurgence des coups d’État ébranle la « troisième vague de démocratisation » qui a balayé une grande partie de l’Afrique dans les années 1990
« Les armées en Afrique [ici au Niger] et au Moyen-Orient ont étendu leurs bases de pouvoir via des alliances avec les classes ouvrières contre les forces féodales et aristocratiques » - Radwa Saad (AFP)
« Les armées en Afrique [ici au Niger] et au Moyen-Orient ont étendu leurs bases de pouvoir via des alliances avec les classes ouvrières contre les forces féodales et aristocratiques » - Radwa Saad (AFP)

Avec huit coups d’État fructueux rien que ces trois dernières années, beaucoup de gens redoutent une « épidémie de coups d’État » en Afrique.

Pourtant, les coups d’État n’ont rien de nouveau sur ce continent, sporadiquement aux prises avec l’essor et la chute de régimes militaires depuis la décolonisation. Près de 44 % des 242 coups d’État fructueux depuis 1950 ont eu lieu en Afrique. 

Le général Abdourahmane Tchiani, 59 ans, chef de la garde présidentielle du Niger, à l’origine de la chute du président Bazoum (AFP)
Le général Abdourahmane Tchiani, 59 ans, chef de la garde présidentielle du Niger, à l’origine de la chute du président Bazoum (AFP)

La récente résurgence des coups d’État ébranle la « troisième vague de démocratisation » qui a balayé une grande partie de l’Afrique dans les années 1990, à la fin de la Guerre froide.

De plus, cela survient au moment où la communauté internationale s’inquiète du « recul démocratique », qui se manifeste par l’érosion globale des institutions démocratiques, l’essor du populisme et la multiplication des comportements antidémocratiques. 

Au lieu d’être adoptée comme un ensemble de principes définissant des normes, la démocratie est souvent présentée comme un simple moyen de parvenir à une fin – un moyen qui n’a pas encore concrétisé les espoirs pressants de stabilité, de développement économique et même de participation significative de la région.

Effet de contagion régionale

Il n’y a rien de surprenant à ce que 60 ans après l’indépendance, les promesses non tenues de la démocratie soient source de frustration pour les mouvements et les populations.

Du Mali au Gabon, les citoyens désabusés par l’état actuel de la politique démocratique descendent en masse dans les rues pour légitimer et célébrer les prises de pouvoir militaires. Mais qu’ont accompli ces régimes militaires par le passé et quelles sont les possibilités aujourd’hui ?

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Les intellectuels peinent à formuler une théorie fiable capable de prévenir les causes des coups d’État, mais quelques tendances générales se dessinent.

Les coups d’État se produisent rarement dans les démocraties institutionnalisées au-delà d’un certain seuil de développement économique. Une fois initiés, ils créent un précédent pour résoudre les luttes de pouvoir entre des factions rivales de l’armée et de la société dans son ensemble. 

Cela explique pourquoi le plus grand indicateur pour savoir si un État est prompt aux coups d’État consiste à savoir s’il en a déjà connu un.

On peut également noter un effet de contagion régionale, ce qui explique la position résolument hostile aux coups d’État de l’Union africaine, même lorsque les putschistes bénéficient d’un soutien populaire. Associés, ces facteurs laissent une grande partie du Sud global vulnérable aux soulèvements militaires.  

Si de nombreux facteurs interviennent dans la décision de l’armée d’intervenir sur le champ politique, le plus déterminant est de savoir si le régime en place menace ses intérêts.

Par exemple, le coup d’État en Guinée en 2021 s’est produit quelques semaines après qu’Alpha Condé, alors président, eut décidé de procéder à des coupes dans le budget militaire, tandis que l’armée soudanaise a connu une réduction de 59 % de son budget avant son putsch la même année. Les budgets militaires augmentent quasi inéluctablement après les coups d’État.

Les officiers qui organisent ces putschs au Sahel ont répété leurs doléances contre les imprudentes interventions militaires de lutte contre le terrorisme de la France dans la région

Les intérêts propres de l’armée vont néanmoins au-delà des considérations monétaires. Les armées nationales imposent le respect et un régime qui déploie l’armée contre son opposition nationale est susceptible de menacer sa légitimité et sa cohésion interne. Les soulèvements en Tunisie et en Égypte lors du Printemps arabe en sont de parfaits exemples. 

Et les défaites successives sur le champ de bataille que les officiers peuvent lier à des ingérences dans leurs affaires peut également susciter des coups d’État. Les officiers qui organisent ces putschs au Sahel ont répété leurs doléances contre les imprudentes interventions militaires de lutte contre le terrorisme de la France dans la région.  

Légitimité

Les sondages d’opinion montrent que l’armée surpasse constamment les autres institutions de l’État en termes de légitimité, une tendance qui transcende les types de régime et les frontières géopolitiques.

Cela tient en partie au fait que l’armée tend à être plus représentative de la démographie d’une société et permet de faire jouer l’ascenseur social là où d’autres institutions de l’État sont plus exclusives. Que l’armée finisse par diriger en faveur de la classe ouvrière dépend toutefois largement de sa composition. 

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Dans la plupart des pays, le corps des officiers est majoritairement issu des classes moyennes de la société. Ceux-ci sont donc enclins à préserver les intérêts de leur classe à travers des alliances avec d’autres franges de la société.

L’Amérique latine, en vertu de son exposition rapide et plus précoce à la modernité, est l’une des régions où le degré de politisation et de mobilisation dans les classes les moins élevées suffit à défier les intérêts de la classe moyenne et de l’armée. 

Dans certains cas, cela conduit l’armée à agir de concert avec la classe conservatrice pour renverser des coalitions élues favorables à la classe ouvrière. Par exemple, au Chili sous la dictature d’Augusto Pinochet, l’armée craignait qu’un soulèvement communiste n’engendre la substitution de l’armée régulière par une milice du peuple. 

À l’inverse, les armées en Afrique au Moyen-Orient ont étendu leurs bases de pouvoir via des alliances avec les classes ouvrières contre les forces féodales et aristocratiques.

Les faibles degrés de mobilisation de la classe ouvrière et son exposition plus tardive à la modernité ont affaibli la nature de la lutte des classes, permettant aux régimes militaires postcoloniaux d’accorder des concessions aux classes ouvrières sous la forme de réformes foncières, de subventions et de nationalisation du système de santé et d’éducation, sans menacer leurs propres positions. 

De telles alliances de classe expliquent également les motivations et le soutien pour les putschs subséquents contre les coalitions islamistes élues en Algérie au début des années 1990 et en Égypte en 2013. Un soulèvement islamiste menaçait à la fois le mode de vie de la classe moyenne et les intérêts de l’armée.  

Des décennies de régime militaire ont démontré à maintes reprises que les militaires font rarement mieux, si ce n’est jamais, que leurs homologues civils dans la plupart des domaines de gouvernance

Cependant, ce n’est pas parce que une armée est plus représentative d’une population qu’elle est mieux équipée pour gouverner. Une poignée de personnalités militaires charismatiques par le passé (telles que Gamal Abdel Nasser en Égypte, Jerry Rawlings au Ghana et Thomas Sankara au Burkina Faso pour n’en citer que quelques-uns) ont pu mener des grandes transformations sociales via des « révolutions d’en haut ». 

Ces héritages restent profondément ancrés dans l’imaginaire public, renforçant l’attrait d’une utopie dominée par l’armée. Mais des décennies de régime militaire ont démontré à maintes reprises que les militaires font rarement mieux, si ce n’est jamais, que leurs homologues civils dans la plupart des domaines de gouvernance. 

Au contraire, le régime militaire s’accompagne d’autres défis : la dépendance aux coups d’État pour les transferts de pouvoir, un budget accru pour la défense, l’affaiblissement de la société civile et une plus grande dépendance à la force pour gouverner. 

Les militaires ont également tendance à surestimer ce qu’ils peuvent accomplir via l’intervention politique, tout en sous-estimant les défis de la gouvernance.

Alors que le caractère insoluble du problème qu’ils cherchent à résoudre apparaît clairement, le factionnalisme au sein des rangs de l’armée associé à la menace de grandes révoltes les obligent à rentrer dans leurs baraquements – mais seulement une fois sûrs que le régime suivant protégera leurs intérêts particuliers.

Néocolonialisme

Les célébrations des prises de pouvoir militaire au Sahel peuvent s’expliquer par les frustrations de la population vis-à-vis des impasses politiques et de développement, ainsi que la prolifération de groupes armés transnationaux qui menacent la sécurité de l’État.

Mais, chose nouvelle dans ces manifestations, en particulier celle au Sahel, c’est la ferveur de l’anti-impérialisme sous-jacent. 

Le lien entre les processus impérialistes d’extraction et la capture par l’élite de l’État à travers des processus électoraux biaisés et le sous-développement systématique, apparaît de plus en plus clairement aux citoyens. L’influence néocoloniale de la France a été pointée du doigt comme l’élan primaire régissant ses défis.

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Quoi qu’il en soit, ces défis ne sont pas nouveaux. Dans les années 1960, le théoricien politique et politicien ghanéen Kwame Nkrumah a utilisé le terme « néocolonialisme » pour décrire l’étape finale et la plus dangereuse de l’impérialisme.

Le néocolonialisme est un système de domination économique soutenu par les puissances capitalistes occidentales qui réduit stratégiquement les anciennes colonies à des sites d’extraction de matières premières et à des marchés pour leurs produits manufacturés. 

Trois éléments alimentent ce système : les conditions commerciales inéquitables de l’économie mondiale qui renforcent le statut périphérique des anciennes colonies ; le recours à la force militaire pour soumettre à nouveau ou pour renverser les gouvernements qui menacent cet ordre établi ; et l’intervention politique, généralement sous forme de pots-de-vin versés à des fonctionnaires qui agissent comme agents ou marionnettes des intérêts impérialistes. 

Ces problèmes, prévenait Nkrumah, sont globaux par nature. Un quelconque gouvernement national n’a pas la capacité de s’y attaquer unilatéralement. Ce n’est que par le jeu d’alliances régionales et transnationales que le pouvoir peut être suffisamment reconfiguré pour générer un changement significatif et briser ce cycle de dépendance profondément ancré. L’unité politique et économique « est le premier prérequis pour détruire le néocolonialisme », observait Nkrumah

Des manifestants soudanais manifestent contre le coup d’État d’octobre 2021 dans la capitale Khartoum, le 2 janvier 2022 (AFP)
Des manifestants soudanais manifestent contre le coup d’État d’octobre 2021 dans la capitale Khartoum, le 2 janvier 2022 (AFP)

On peut ajouter qu’une conscience anti-impérialiste et une sensibilisation de masse à l’exploitation néocoloniale sont des prérequis pour l’unité. La population africaine fait preuve de cette sensibilisation mais reste à savoir si les armées sont en position de reprendre le contrôle sur les ressources et l’avenir de ces pays. Il existe des raisons stratégiques et structurelles de croire qu’elles le sont, mais cela aura un coût.

La politique est un jeu d’alliance. Les perspectives de changement significatif dépendent en fin de compte de l’efficacité avec laquelle les militaires peuvent forger de nouvelles alliances nationales, régionales et internationales tout en rompant les alliances précédentes et les pactes qui ont renforcé la mainmise néocoloniale de la France dans la région.

Ce n’est pas chose aisée, mais cela reste du domaine du possible. Les militaires adhèrent généralement à un ensemble de valeurs idéologiques assez unifié qui mettent en exergue le mérite, la modernisation, la rationalisation et l’ordre politique et la stabilité.

Forces déstabilisatrices

Ainsi, en plus de leur chaîne de commandement rigide, cela leur permet de contourner les impasses politiques et le clientélisme associé aux politiques électorales pour encourager un changement rapide et radical. 

Les élites militaires africaines ont également tendance à évoluer en toute fluidité entre les réseaux communs en vertu de leur formation dans des institutions similaires. Tous ces facteurs accroissent la possibilité de coopération transnationale parmi les membres des nouveaux régimes militaires, à l’image du partenariat régional suggéré entre le Burkina Faso, le Mali et la Guinée. 

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Une force militaire conjointe pourrait effectivement mettre un frein à la circulation et à la prolifération des groupes armés qui affaiblissent la sécurité collective du Sahel. Ces pays sont également riches en ressources, qu’il s’agisse de diamants, de pétrole, d’uranium, d’or et de phosphates.

De nouveaux pactes économiques pourraient stimuler leur pouvoir de négociation au niveau de l’économie mondiale, tout en mettant un terme aux privilèges accordés aux sociétés françaises pour l’extraction de ces ressources. 

Les raisons stratégiques existent également pour que les régimes militaires joignent leurs forces. Les puissances régionales et mondiales sont hostiles à ces régimes, les considérant comme des forces déstabilisatrices avec des impacts négatifs pour la paix, la sécurité et la démocratie. 

La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a par exemple menacé d’envoyer des troupes au Niger pour restaurer un gouvernement élu démocratiquement. Cette décision a été rejetée de manière judicieuse par l’Union africaine qui est contrainte de revoir sa position farouchement opposée aux coups d’État.  

En réaction, le Mali et le Burkina Faso se sont engagés à défendre le Niger contre toute intervention, jugeant qu’il s’agissait d’une « déclaration de guerre ». En d’autres termes, les « ennemis de mes ennemis sont mes amis ». 

Cette vague de coups d’État est loin d’être terminée et les analystes en prévoient d’autres. Les dirigeants militaires ont rarement une vision à long terme en termes de gouvernance, mais à travers des alliances stratégiques avec des technocrates civils, ils peuvent exploiter de manière efficace la période de transition pour rompre les arrangements politiques et économiques qui sapent l’autonomie de leurs pays et établir un nouveau projet pour une intégration transnationale. Ce n’est qu’alors que la démocratie aura une véritable chance de fleurir en Afrique.

Par essence, les relations entre l’armée et la société civile sont plus constructives lorsque les armées se concentrent sur leur rôle de protection de la souveraineté territoriale, mais qu’y a-t-il à protéger lorsque la souveraineté nationale est discutable ?

Ce n’est que lorsque ce problème fondamental sera résolu que les armées démocratiques et subordonnées pourront devenir une réalité en Afrique. 

- Radwa Saad est doctorante à l’université de Cornell aux États-Unis. Ses recherches se concentrent sur les politiques de conscription militaire en Afrique ainsi que sur les relations afro-arabes. Elle est titulaire d’un master en études de sécurité du King’s College de Londres et a été chercheuse en paix, sécurité et développement au sein du African Leadership Centre.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Radwa Saad is a Ph.D. Candidate at Cornell University. Her research focuses on the politics of military conscription practices in Africa as well as Afro-Arab relations. She holds an MSc in Security Studies from King’s College London and previously served as a peace, security, and development fellow at the African Leadership Centre.
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