La Nakba qu’Israël a déclenchée se retournera contre lui
Dès les premiers instants de la percée du Hamas depuis Gaza, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a fait une promesse qui est presque passée complètement inaperçue.
Il a déclaré aux maires des villes frontalières du sud du pays que la réponse d’Israël « change[rait] le Moyen-Orient ». Il a dit la même chose dans son discours devant une nation stupéfaite : « Ce que nous ferons à nos ennemis dans les jours à venir se répercutera sur eux pendant des générations. »
Qu’a-t-il en tête ? Nous savons qu’il veut depuis longtemps s’attaquer aux installations nucléaires de l’Iran. Trois ans après avoir vu ses plans être déjoués une première fois en 2010, il a déclaré à CBS : « Je n’attendrai pas qu’il soit trop tard. »
Nous savons aussi qu’il veut éradiquer le Hezbollah et le Hamas, qu’il m’a un jour décrits (lorsqu’il était dans l’opposition) comme des porte-avions de l’Iran.
Depuis l’attaque des combattants palestiniens samedi dernier, il emploie des termes qui rappellent la réponse de l’ancien président américain George W. Bush aux attentats du 11 septembre 2001. En s’attaquant à al-Qaïda en Afghanistan, l’ancien vice-président Dick Cheney, l’homme au pouvoir derrière le trône, pensait déjà à une attaque plus importante contre l’Irak.
Netanyahou envisage-t-il d’exploiter le soutien inégalé qu’il reçoit actuellement de la communauté internationale pour sa campagne contre Gaza en vue de quelque chose de beaucoup plus grand, à l’instar de Bush en 2001 ?
Le chef de l’opposition israélienne, Benny Gantz, a également fait allusion à un projet plus vaste : « Nous allons gagner et changer la réalité sécuritaire et stratégique dans cette région. »
Une seconde Nakba
Réoccuper Gaza et éradiquer un seul groupe armé palestinien ne changera pas la réalité stratégique dans la région, et il n’est pas nécessaire de disposer d’une armée de 360 000 soldats pour réoccuper Gaza. Il s’agit là du plus grand nombre de réservistes mobilisés dans l’histoire du pays.
Selon mes sources, le Hamas compte au maximum 60 000 hommes armés qui, avec d’autres factions, auraient du mal à constituer ne serait-ce qu’un tiers de cet effectif.
Bien sûr, il pourrait s’agir d’une fanfaronnade : ce genre de rhétorique belliqueuse est la spécialité de Netanyahou. Les promesses souvent formulées par d’anciens responsables israéliens et américains quant à une transformation du Moyen-Orient se sont avérées creuses.
L’ancien Premier ministre israélien Shimon Peres a écrit un livre sur la manière dont les accords d’Oslo allaient remodeler le Moyen-Orient. L’ancienne secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice a évoqué un « Moyen-Orient différent » lorsqu’elle a exhorté Israël à ignorer les appels au cessez-le-feu après onze jours de bombardements contre le Hezbollah dans le sud du Liban en 2006.
Mais si une entreprise de plus grande envergure était vraiment sur les rails ? En quoi consisterait-elle et quels risques poserait-elle pour l’ensemble de la région ?
Le premier et le plus évident est celui d’une seconde Nakba, ou l’expulsion massive d’une proportion considérable des 2,3 millions d’habitants de Gaza – un chiffre suffisamment important pour influer sur la bombe à retardement démographique qui occupe le fond de l’esprit de tous les Israéliens.
À en juger par les paroles des dirigeants israéliens et le comportement des pilotes, un exode massif est exactement ce qu’Israël pourrait essayer de provoquer à Gaza en ce moment même
Mardi dernier, le lieutenant-colonel israélien Richard Hecht a déclaré à des journalistes étrangers qu’il conseillerait aux réfugiés palestiniens de « partir » en empruntant le passage frontalier de Rafah, à la frontière sud de Gaza avec l’Égypte. Son bureau a ensuite dû « clarifier » ses propos en précisant que le passage frontalier était fermé.
La possibilité que l’Égypte soit contrainte d’autoriser un afflux de réfugiés de Gaza – ce qui s’est produit après la guerre israélo-arabe de 1948 et la guerre des Six Jours en 1967 – a également été évoquée par Al-Azhar Al-Sharif, la plus grande institution religieuse d’Égypte, qui a appelé les Palestiniens à tenir bon et à rester. Pourquoi aurait-elle fait cette déclaration s’il n’était pas question à huis clos de la possibilité d’un nouvel exode massif ?
L’arrivée d’un million de Palestiniens de Gaza dans le Sinaï pourrait, sans exagération, faire basculer l’Égypte après une décennie de déclin économique sous le président Abdel Fattah al-Sissi. Un nombre record d’Égyptiens se ruent déjà vers les bateaux. Sissi est lui-même conscient de ce danger et a réitéré l’appel d’Al-Azhar.
« Des animaux humains »
Il ne fait également guère de doute qu’une expulsion massive de Palestiniens affecterait l’équilibre précaire entre Palestiniens et Transjordaniens en Jordanie, pays qui possède la plus longue frontière avec Israël – et jusqu’à présent la plus calme.
Une seconde Nakba placerait les deux premiers pays arabes à avoir reconnu Israël face à une crise existentielle susceptible de menacer la capacité de chaque régime à contrôler son propre État.
Et pourtant, à en juger par les paroles des dirigeants israéliens et le comportement des pilotes, un exode massif est exactement ce qu’Israël pourrait essayer de provoquer à Gaza en ce moment même.
Lundi dernier, le ministre israélien de la Défense Yoav Galant a qualifié les Palestiniens d’« animaux humains » sur fond d’accusations selon lesquelles le Hamas aurait décapité des enfants – des affirmations qui ne peuvent être vérifiées de manière indépendante et qui n’ont pas été faites lorsque des journalistes israéliens ont pu initialement accéder à Kfar Aza pour constater le carnage.
Le même jour, Revital Gotliv, députée à la Knesset, a appelé Israël à envisager l’usage de la bombe nucléaire à Gaza dans un message publié sur les réseaux sociaux : « Seule une explosion qui secouera le Moyen-Orient redonnera à ce pays sa dignité, sa force et sa sécurité de ce pays ! Il est temps d’embrasser le jugement dernier. »
Giora Eiland, un ancien général, a ensuite déclaré qu’Israël devait « créer une catastrophe humanitaire sans précédent » à Gaza et brandi la menace d’une nouvelle Nakba : « Seuls la mobilisation de dizaines de milliers de personnes et le cri de la communauté internationale créeront les conditions pour que Gaza soit débarrassée du Hamas ou de sa population. Nous sommes dans une guerre existentielle. »
Vendredi, les intentions d’Israël ne faisaient plus guère de doute. L’armée israélienne a ordonné aux Palestiniens du nord de Gaza de partir, précisant qu’ils ne pourraient revenir que « lorsqu’une autre annonce l’autorisant ser[ait] émise ». Le Hamas les a invités à « tenir bon » et à « rester dans [leurs] foyers ».
La seconde Nakba a commencé.
Mercredi dernier, un responsable de l’armée israélienne avait déclaré à Channel 13 que Gaza serait rasée et réduite à une « ville de tentes » – ce qui, pour dire les choses clairement, correspond exactement à ce qui se passe chaque nuit depuis l’incursion du Hamas.
Des massacres nocturnes
Un massacre se produit presque chaque nuit à Gaza. Des familles entières sont anéanties par des bombes de précision. Des Palestiniens de Gaza ont reçu l’ordre d’évacuer tout un quartier, avant de se retrouver sur la trajectoire des bombes. Les quartiers ne sont pas bombardés une seule fois, mais systématiquement rasés.
Lors des campagnes précédentes, les Palestiniens de Gaza s’étaient réfugiés à Rimal, un quartier de classe moyenne relativement aisé situé au bord de la mer. Ce quartier était considéré comme un havre de paix car, lors des campagnes précédentes, Israël n’avait aucune raison de le bombarder. Aujourd’hui, Rimal est en train d’être pulvérisé.
Ces massacres nocturnes ne sont pas le fait accidentel de pilotes indisciplinés cherchant à se venger de crimes de guerre présumés commis par le Hamas dans le sud d’Israël. Il s’agit d’actes délibérés. En privant d’électricité, d’eau et de vivres plus de deux millions de personnes et en leur infligeant ces bombardements nocturnes, l’objectif est de les faire fuir.
Aucun endroit de Gaza n’est à l’abri de cette forme de génocide. Quatorze centres médicaux ont été bombardés. Jusqu’à présent, au moins un millier d’enfants ont été tués dans les bombardements israéliens à Gaza.
Par conséquent, si l’on n’arrête pas Israël, la voie dans laquelle il s’est engagé consiste à tuer non pas 2 251 hommes, femmes et enfants à Gaza – comme ce fut le cas lors de l’incursion terrestre de 2014 – mais des dizaines de milliers, soit un bilan humain suffisamment élevé pour causer une nouvelle Nakba.
Avant d’en arriver là, cette politique pourrait avoir deux effets : provoquer une guerre civile en Israël entre citoyens palestiniens et juifs, et déclencher une guerre régionale avec le Hezbollah et, en définitive, l’Iran.
Cela pourrait également être dans la tête de Netanyahou. Écraser le Hamas ne changerait pas le Moyen-Orient, mais neutraliser le Hezbollah et l’Iran en tant que forces qui seraient prêtes à tout tenter contre Israël au cours de la prochaine décennie aurait très certainement cet effet.
Cela pourrait également être dans la tête de Netanyahou. Écraser le Hamas ne changerait pas le Moyen-Orient, mais neutraliser le Hezbollah et l’Iran en tant que forces qui seraient prêtes à tout tenter contre Israël au cours de la prochaine décennie aurait très certainement cet effet
Les combattants palestiniens ont brisé en un seul assaut matinal le mythe d’invincibilité qui berçait Israël depuis sa victoire contre trois armées arabes en six jours en 1967. Même la guerre d’octobre 1973 n’a pas produit le même choc que le Hamas.
Israël affirme aujourd’hui que cette guerre revêt un caractère existentiel. Les rues d’Israël ressemblent à celles d’un pays où il n’y a pas d’autorité : les Israéliens peuvent se faire justice eux-mêmes, des citoyens ordinaires sans lien avec les colons ou l’extrême droite circulent armés. Le niveau général de haine et de peur est tel que ce n’est qu’une question de temps avant que les Palestiniens d’Israël ne soient attaqués.
Au niveau national, les membres de l’extrême droite religieuse, tels que le ministre des Finances Bezalel Smotrich et le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir, répètent depuis des années : « Que la bataille commence ! ».
En février dernier, Benny Gantz a accusé Bezalel Smotrich de soutenir la violence des colons en Cisjordanie occupée parce qu’il « veut provoquer une nouvelle Nakba palestinienne ». Aujourd’hui, les deux hommes siègent côte à côte au sein du même gouvernement.
Aux yeux de la droite religieuse nationale, plus vite la cause nationale palestinienne sera écrasée, mieux ce sera. Le traumatisme national induit par l’incursion réussie du Hamas constitue pour eux une manne. Cela a créé exactement les conditions qu’ils attendaient.
Une guerre régionale
Aux frontières d’Israël, la possibilité que Gaza déclenche une guerre régionale n’a jamais été aussi grande. Toutes les capitales arabes sont en émoi.
Le Hezbollah, le groupe armé le mieux équipé et le mieux entraîné auquel Israël est confronté, a le doigt sur la gâchette. Des informations crédibles indiquent qu’il a entamé une mobilisation générale.
Il y a déjà eu plusieurs jours d’attaques lancées depuis la frontière libanaise, dont une confrontation impliquant des combattants revendiqués par le Djihad islamique, au cours de laquelle trois soldats israéliens ont été tués. Trois combattants du Hezbollah ont également été tués après qu’Israël a attaqué des sites au Liban en représailles.
Si une offensive terrestre est lancée, ce qui pourrait se produire très bientôt, le Hezbollah pourrait avoir le choix entre attendre qu’Israël achève le Hamas et s’en prenne ensuite à lui, sachant qu’il serait alors livré à lui-même, ou rejoindre le Hamas et les autres factions armées de Gaza, chaque groupe conservant son aptitude à combattre.
Si le Hezbollah peut avoir de très bonnes raisons de vouloir préserver le statu quo à la frontière libanaise, il ne s’agit plus d’un conflit que tout groupe confronté à Israël, ou toute partie du mouvement palestinien, peut se permettre d’ignorer sans que cela revienne à accorder un blanc-seing à Israël.
Jeudi, le ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, a déclaré que les crimes commis contre les Palestiniens recevraient une réponse du « reste de l’axe [de la résistance] ».
Le Hezbollah aurait raison de penser que plus la situation se prolongera, plus chaque front deviendra vulnérable sans action à l’unisson. Ce pourrait être le seul moyen de forcer Israël à conclure un cessez-le-feu négocié à Gaza.
Le deuxième levier de pression vient des États-Unis. Le président Joe Biden souhaite-t-il vraiment être entraîné dans une guerre régionale qui impliquerait tous les groupes armés liés à l’Iran comme les Houthis au Yémen, une guerre à laquelle son pays n’est absolument pas préparé, alors même que la contre-offensive ukrainienne s’enlise, que l’hiver arrive et que le président russe Vladimir Poutine peut goûter à la victoire et à une certaine lassitude sur le champ de bataille européen ?
Une guerre régionale non planifiée au Moyen-Orient, créée entièrement par un allié déséquilibré, a-t-elle un quelconque sens pour les États-Unis ? Je ne le pense pas. Si Biden a donné à Netanyahou un feu on ne peut plus vert en offrant à Israël son soutien sans équivoque, je ne crois pas que les États-Unis aient calculé les conséquences potentiellement dévastatrices de ce qui se passe actuellement à Gaza.
Des dangers à l’horizon
Au large des côtes libanaises, une flotte de guerre occidentale se met en place pour dissuader le Hezbollah.
Avant d’agir, ces acteurs devraient se souvenir de ce qui s’est passé il y a tout juste 40 ans à Beyrouth, lorsqu’un camion bourré d’explosifs a foncé sur une caserne abritant des Marines américains et que, quelques minutes plus tard, un contingent français de parachutistes a été victime d’un attentat similaire. Environ 300 militaires ont trouvé la mort.
Le président américain de l’époque Ronald Reagan et son homologue français François Mitterrand ont projeté d’organiser des frappes aériennes conjointes. Finalement, aucune attaque de représailles n’a eu lieu en dehors de bombardements navals, le secrétaire américain à la Défense Caspar Weinberger et le secrétaire d’État George Shultz n’étant pas parvenus à s’accorder sur l’identité des responsables des bombardements.
Une campagne à Gaza qui se transformerait en un plan susceptible de changer le Moyen-Orient pourrait avoir un effet boomerang dangereux – et il convient d’y mettre un terme avant qu’il ne soit trop tard
Cette fois-ci, la mise en garde adressée par Biden à l’ancien président Barack Obama alors qu’il était son vice-président, concernant le fait de commencer des guerres que l’on ne pourrait pas achever, résonnera dans ses oreilles.
Le secrétaire d’État américain Antony Blinken et le secrétaire à la Défense Lloyd Austin se sont tous deux rendus dans la région pour tenter de calmer les choses, mais c’est mission impossible. Après avoir laissé Israël allumer la mèche, ils tentent à présent de contenir l’explosion.
Le Moyen-Orient est incomparablement plus faible aujourd’hui qu’il ne l’était lorsque Bush et l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair ont allègrement planifié leur invasion de l’Irak en 2003. La Syrie, l’Irak, le Yémen, le Soudan et la Libye sont en ruines. L’Égypte, la Jordanie et la Tunisie sont en faillite. L’instabilité a créé d’énormes flux de réfugiés à travers la Méditerranée, que même l’hôte le plus accueillant, la Turquie, tente aujourd’hui d’inverser.
Si un tiers seulement de ce que j’ai écrit se concrétise, Israël pourrait se retrouver avec des frontières ouvertes qui inviteraient à des incursions constantes de groupes armés du Liban à l’Égypte en passant par la Jordanie. À tout le moins, Israël perdrait la tranquillité dont il jouit sur sa plus longue frontière qu’elle partage avec la Jordanie.
Personne ne pourra assumer ce qu’un seul homme, Netanyahou, a dans la tête. Personne ne pourra assumer le chèque en blanc que l’Occident lui a donné pour lancer cette opération à Gaza.
Une campagne à Gaza qui se transformerait en un plan susceptible de changer le Moyen-Orient pourrait avoir un effet boomerang dangereux – et il convient d’y mettre un terme avant qu’il ne soit trop tard.
- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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