En détruisant Gaza, Israël ouvre un gigantesque front en Jordanie
Depuis les ruines d’une église et d’un monastère du IVe siècle sur le mont Nébo – que selon le Deutéronome, Dieu ordonna à Moïse de gravir pour voir la Terre promise avant de mourir –, la Palestine se déroule comme un tapis.
Au premier plan, la vallée du Jourdain ; plus loin, Jéricho. À l’horizon, les lumières de Jérusalem scintillent.
C’est un lieu choisi par les dirigeants chrétiens comme symbole de paix. En 2000, le pape Jean-Paul II a planté un olivier à côté de la chapelle byzantine. Son successeur Benoît XVI s’y est rendu quelques années plus tard.
À vol d’oiseau, le point de passage le plus proche de la frontière jordanienne est aussi proche de la pointe sud de Tel Aviv que Gaza. Les dirigeants et la population d’Israël feraient bien de se rappeler ce simple fait – car ce n’est pas vers l’Égypte ou le Liban qu’ils devraient se tourner pour juger des retombées de cette guerre, mais vers l’est et la Jordanie.
Le royaume est secoué de fond en comble par l’ambition déclarée d’Israël de vider Gaza de sa population et ses manœuvres réelles en ce sens.
Au sommet, la reine Rania, épouse palestinienne du roi, accuse les dirigeants occidentaux de faire preuve d’un « deux poids, deux mesures flagrant » en ne condamnant pas la mort de civils sous les bombardements israéliens.
Le Premier ministre Bisher al-Khasawneh a affirmé que le déplacement des Palestiniens constituait une ligne rouge pour la Jordanie et une violation fondamentale du traité de paix que son pays a conclu avec Israël, tandis que le ministre des Affaires étrangères Ayman Safadi a soutenu que cela équivaudrait à une « déclaration de guerre ».
En bas de l’échelle, les esprits s’échauffent encore plus. Lorsqu’Abu Obeida, porte-parole des Brigades al-Qassam, a appelé les Jordaniens à se soulever, la réponse n’a pas tardé à arriver.
Un chef tribal à al-Mazar a scandé : « À Abu Obeida, la seule personne à avoir mentionné les faveurs de la Jordanie. Nous entendons pour la première fois que la Jordanie est un cauchemar pour les sionistes. La Palestine, pour nous Jordaniens, ce ne sont pas des pierres et de l’argile. La Palestine, pour nous Jordaniens, ce ne sont pas des figues et des olives. La Palestine, pour un Jordanien, c’est la foi et la religion. Depuis la fière al-Mazar, nous saluons Abu Obeida. Depuis la fière Karak, nous saluons Gaza. »
Un traité de paix réexaminé
Par ailleurs, ne voyons pas une simple rhétorique dans la montée en puissance du soutien des Jordaniens au Hamas, qui est désigné comme une organisation terroriste par Israël et d’autres pays, y compris l’Union européenne, mais pas par la Jordanie.
Bisher al-Khasawneh a raison. Tout déplacement forcé de Palestiniens de n’importe quelle partie de la Palestine pourrait amener la Jordanie à rompre son traité de paix avec Israël, qui a résisté à trois décennies de ce conflit.
Avec l’insouciance du vainqueur, Israël a toujours utilisé la Jordanie comme une zone tampon dans le meilleur des cas
Tout d’abord, ce fait est inscrit dans le document. L’article 2.6 du traité que le roi Hussein a signé avec le Premier ministre israélien de l’époque, Yitzhak Rabin, stipule que « leur contrôle doit s’exercer sur les mouvements involontaires de personnes susceptibles de porter préjudice à la sécurité de l’une ou l’autre des parties, dans le cadre de leur juridiction ».
Ce n’est donc pas pour rien que le Parlement jordanien réexamine actuellement le traité ou que la Jordanie a refusé de signer un accord négocié par les Émirats arabes unis prévoyant la fourniture d’électricité par la Jordanie à Israël en échange d’eau.
Marwan Muasher, vice-président chargé des études à la Fondation Carnegie pour la paix internationale, est l’un des dépositaires de l’histoire tumultueuse des relations israélo-jordaniennes. Il est celui qui a ouvert la première ambassade de Jordanie en Israël. En tant que ministre des Affaires étrangères, il a joué un rôle central dans l’élaboration de l’Initiative de paix arabe de 2002, qui s’est avérée être la dernière véritable chance pour une solution à deux États basée sur les frontières israéliennes de 1967. Si quelqu’un croyait au concept de « la terre contre la paix », c’était bien lui.
Aujourd’hui, il adopte un ton de plus en plus pessimiste. Il souligne à juste titre que le bombardement de Gaza par Israël a ravivé les craintes jordaniennes de longue date de voir Israël créer ou utiliser des conditions de guerre pour pousser un grand nombre de Palestiniens de Gaza vers l’Égypte et de la Cisjordanie occupée vers la Jordanie.
Ce désir d’Israël n’est guère un secret. Idéologiquement, le Likoud, depuis Menahem Begin, a toujours considéré la Jordanie comme une patrie alternative pour les Palestiniens. Deux ministres du gouvernement – à la droite du Likoud – affirment ouvertement que les Palestiniens n’ont pas le droit de vivre en Cisjordanie. L’un d’eux, le ministre des Finances Bezalel Smotrich, est le principal membre du gouvernement chargé de superviser la vie civile dans le territoire occupé.
Dans un récent commentaire pour la fondation Carnegie, Marwan Muasher a écrit : « Du point de vue de la Jordanie, un transfert massif est devenu une possibilité réelle et non plus un simple argument théorique. Si Israël ne veut ni d’un État palestinien ni d’une majorité palestinienne, la seule alternative est d’essayer de provoquer un transfert massif du plus grand nombre possible de Palestiniens. […] Jusqu’à présent, les conditions de guerre ne s’appliquent qu’à Gaza. Mais la Jordanie craint que Gaza ne crée un précédent pour une escalade similaire en Cisjordanie. »
« D’ores et déjà, des groupes de colons prennent quotidiennement d’assaut des villages palestiniens avec le soutien de l’armée israélienne, pour chasser les Palestiniens », a-t-il ajouté. « Ceci donne l’impression que les éléments radicaux du gouvernement israélien considèrent la guerre actuelle à Gaza comme une occasion d’initier un nettoyage ethnique en Cisjordanie. »
La crainte d’une guerre sainte
Le roi Hussein n’est jamais parvenu à reproduire la relation chaleureuse qu’il entretenait avec Yitzhak Rabin vis-à-vis du Premier ministre Benyamin Netanyahou, l’homme qui a ordonné la tentative d’assassinat du chef du Hamas Khaled Mechaal et que Hussein a contraint de fournir l’antidote au poison que les agents du Mossad avaient administré à leur cible.
Le roi Abdallah ne s’en sort guère mieux, malgré son éducation à l’Académie royale militaire de Sandhurst au Royaume-Uni et ses penchants atlantistes. Avec l’insouciance du vainqueur, Israël a toujours utilisé la Jordanie comme une zone tampon dans le meilleur des cas. Il n’a pas échappé aux Hachémites que l’un des principaux moteurs de l’initiative de normalisation avec le royaume saoudien était le projet d’Israël de déloger la Jordanie de son rôle historique de gardienne des lieux saints de Jérusalem. L’entourage de la famille royale jordanienne craint que de tels changements apportés par Israël au statu quo de la mosquée al-Aqsa ne provoquent une guerre sainte avec le monde islamique.
Dans le pire des cas, Israël considère la Jordanie comme un obstacle à contourner, au même titre que les Palestiniens, dans le cadre d’accords commerciaux mirobolants avec les pays du Golfe riches en pétrole et en gaz. Tout cela s’est construit progressivement dans l’esprit des Jordaniens, bien avant que Netanyahou ne brandisse sa carte d’Israël sans la Palestine lors d’une récente session de l’Assemblée générale des Nations unies.
Il existe toutefois une raison plus profonde à l’inquiétude jordanienne et à la certitude qu’il ne faut pas laisser Israël parvenir à ses fins à Gaza.
À partir des années 1970, les Palestiniens – qui représentent environ 60 % de la population en Jordanie et possèdent la citoyenneté jordanienne, à l’exception des réfugiés de Gaza – se sont considérés comme des spectateurs chaque fois qu’une guerre éclatait. Après la fin de la guerre civile (Septembre noir) et l’expulsion de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), les Palestiniens de Jordanie ont perdu tout sentiment d’implication dans le conflit. Le roi n’a pas autorisé les factions de l’OLP à avoir une présence massive en Jordanie.
Lorsque le Hamas est devenu prédominant dans la diaspora palestinienne, il a lui aussi été mis à la porte. Les Frères musulmans de Jordanie et le Hamas ont entretenu, comme l’a décrit un de leurs membres de haut rang, une relation « compliquée et controversée » après le transfert par le Hamas de son commandement de la Jordanie vers la Syrie en 1999.
Les tensions ne se sont apaisées que lorsque chacun a accepté de coexister, mais le mouvement islamique est resté en proie à des divisions, principalement sur la question de savoir s’il fallait donner la priorité à la cause palestinienne plutôt qu’au programme intérieur en Jordanie. Le Hamas n’a pas de membres ni d’organisation de base en Jordanie, contrairement à ce que l’on observe au Liban ou en Syrie. Les islamistes jordaniens font partie des Frères musulmans.
Des enjeux accrus
Aujourd’hui, c’est en grande partie de l’histoire ancienne. À Amman, les conversations entre Palestiniens suivent des lignes très différentes.
Un Palestinien d’Amman m’a dit : « Nous en Jordanie, Palestiniens et Jordaniens, nous avons des liens plus étroits avec la Palestine que [le chef du Hezbollah, Hassan] Nasrallah. Nous sommes sunnites. Nous sommes issus des mêmes tribus. Comment pouvons-nous reprocher au Hezbollah de ne pas en faire plus, alors que nous ne faisons que participer à des manifestations ? Cela ne peut plus durer. »
La vérité est que le réveil de l’identité palestinienne qui a provoqué des troubles civils dans les villes mixtes d’Israël en 2021 parmi les citoyens palestiniens d’Israël se produit aujourd’hui en Jordanie.
Les conséquences sont considérables. Pour les groupes armés palestiniens, cela ouvre un immense réservoir de recrues potentielles, d’argent et d’armes.
Le soutien au Hamas dépasse les clivages ethniques en Jordanie. Les Jordaniens de l’est du pays sont tout aussi déterminés à riposter à Israël. L’un des chefs d’une tribu importante, Traad al-Fayez, qui appartient à la branche des Fayez de la tribu des Bani Sakher, a déclaré à un journaliste local : « Nous soutenons tous le Hamas et la résistance. Les Jordaniens et les Palestiniens sont unis contre Israël. »
Le Hamas n’a cependant pas besoin de mener une campagne promotionnelle en Jordanie. Il n’y a pas de meilleur catalyseur que les agissements des colons et de l’armée israélienne menée par les colons en Cisjordanie occupée.
Il y a une dizaine de jours, une page sur Facebook a publié le message suivant : « Aux habitants de Jénine : 9 jours. Partez maintenant […] Émigrez en Jordanie. » Le message était accompagné d’une vidéo montrant l’itinéraire que les Palestiniens de Jénine étaient invités à emprunter pour rejoindre Irbid, dans le nord de la Jordanie. Facebook a supprimé la page après une avalanche de plaintes.
Exactement neuf jours plus tard, l’armée israélienne a annoncé que Jénine était une zone militaire fermée, dans le cadre d’une opération qui se poursuit toujours.
Comme l’a souligné le sénateur américain Mark Warner, président de la commission spéciale du Sénat américain sur le renseignement, la plupart des réservistes appelés par l’armée israélienne sont issus de familles de colons. Se tourner vers l’armée pour freiner les attaques contre les villes palestiniennes de Cisjordanie occupée est un non-sens, car il s’agit de plus en plus d’une seule et même bande. Ils ne font que changer d’uniforme.
Les colons israéliens progressent, et les terres qu’ils convoitent réellement anéantiraient à jamais un État palestinien
La Jordanie fait ce qu’elle peut. Elle a fermé et renforcé la frontière pour empêcher les Palestiniens d’être refoulés par les colons. Elle a également installé un hôpital de campagne à Naplouse.
Chaque jour qui passe dans la guerre à Gaza accroît les enjeux pour la région. La croyance de Washington selon laquelle la Palestine peut être apaisée par la reprise du processus même auquel Marwan Muasher a consacré une grande partie de sa carrière relève d’une erreur fondamentale.
Les colons israéliens progressent, et les terres qu’ils convoitent réellement anéantiraient à jamais un État palestinien. Les nerfs d’Israël sont à vif. Israël veut un combat à mort. Tous semblent se dire : « C’est soit nous, soit eux. » Un cessez-le-feu à Gaza ne mettra pas fin à cela.
Israël est loin de se douter qu’en détruisant Gaza, il ouvre un gigantesque front sur son flanc est, un front qui est resté calme au cours des cinq dernières décennies.
Il ne le sera plus.
- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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