Maroc : six ans après les premières manifestations, l’esprit du 20 Février est bel et bien vivant
RABAT – Le 20 février 2011, des manifestations avaient lieu dans une cinquantaine de villes marocaines suite à l’appel lancé sur Facebook par un groupe de jeunes activistes inconnus du public. Parmi leurs revendications, une Constitution démocratique qui instaure une réelle séparation des pouvoirs, la dissolution du gouvernement et du parlement, la libération des détenus politiques.
Six ans plus tard, une manifestation a eu lieu à Rabat ce dimanche. Quelques sit-in ont également été organisés à travers le pays, à Beni Mellal et Casablanca notamment, histoire de marquer le coup. Un sit-in est prévu cet après-midi devant le parlement. Mais tout cela sert davantage à commémorer l’anniversaire de ce mouvement de protestation unique dans l’histoire récente du Maroc qu’à exprimer de réelles revendications.
Des rassemblements symboliques
La plupart des membres fondateurs du mouvement ne manifestent plus. Et si quelques-uns étaient présents dimanche, ils insistent sur le côté symbolique du rassemblement.
Les rares militants qui continuent de considérer le mouvement du 20 Février, qui tire son nom des premières manifestations nationales de 2011, comme une force de contestation, sont issus de l’extrême-gauche, du parti Annahj Addimocrati (La voie démocratique) essentiellement. S’y ajoutent quelques militants trotskistes ou maoïstes, d’autres de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), et quelques jeunes indépendants qui ne sont issus d’aucun groupe politique ou associatif.
Les assemblées générales qui se tenaient dans la plupart des coordinations du pays, durant lesquelles se tenaient des discussions politiques passionnées et se retrouvaient des tendances politiques parfois opposées, n’ont plus lieu. Les débats publics dans les quartiers populaires de Rabat ou Casablanca, où les habitants découvraient ou enrichissaient leur culture citoyenne, non plus.
« Les jeunes du mouvement ont créé un espoir et une belle mobilisation. Quiconque en attend davantage n’est pas réaliste »
- Yassin Bazzaz, l'un des fondateurs du mouvement du 20 Février
En 2011, Yassin Bazzaz, aujourd’hui doctorant en droit public, faisait partie d’un groupe de jeunes issus des partis de la gauche dite radicale qui ont pris part à la création du mouvement. Bien qu’étant actif au sein de la société civile, notamment en tant que coordinateur à l’Institut Prometheus pour la démocratie et les droits humains, il n’a pris part à aucun rassemblement du mouvement depuis 2012, excepté à de rares occasions, comme lors de l’anniversaire du mouvement.
Mais il n’était pas présent ce dimanche. Il considère désormais que ce type de rassemblements donne une impression de « folklore ».
« Le mouvement était une force politique qui pouvait secouer la structure de la société et du système. Je crois que ce type de folklore nuit au mouvement. Quand nous étions forts, nous avons fait plus que nous ne le pouvions. De l’extrême-gauche aux islamistes d’Al Adl Wal Ihsane [AWI, Justice et Bienfaisance], les jeunes du mouvement ont créé un espoir et une belle mobilisation, un événement important et positif dans l’histoire du Maroc. Quiconque en attend davantage n’est pas réaliste », a-t-il déclaré à Middle East Eye.
Pour Faiçal Ouchen, en revanche, continuer à appeler au changement en exerçant une pression dans la rue demeure une évidente nécessité. Ce syndicaliste, militant des droits humains et membre du parti Annahj Addimocrati âgé de 36 ans faisait partie de ce que l’on appelle le noyau dur du mouvement, qui a énoncé ses revendications et organisé les premiers sit-in précédant les manifestations du 20 février 2011. Le mouvement a démarré avec un groupe d’une vingtaine de leaders et, à peine deux mois plus tard, il réunissait 115 villes autour des mêmes slogans.
Pour rien au monde Faiçal n’aurait manqué le rassemblement de ce dimanche, convaincu comme au premier jour que le changement sera long et qu’il faudra continuer à faire pression sur le système, même si la conjoncture n’est plus favorable. Depuis près de trois ans, le Makhzen (l’administration, l’appareil étatique) tente de faire taire toute voix dissonante en multipliant les interdictions de rassemblement et en contenant et isolant avec habileté divers mouvements sociaux, à travers un mélange de concessions – financières par exemple, en acceptant de répondre à une partie des revendications – et de répression qui rend impossible toute création d’un mouvement d’ampleur nationale comme en 2011.
Construire un mouvement pour la démocratie
« Lorsque nous avons réalisé la vidéo [en 2011] pour appeler à manifester, nous nous attendions à ce que quelques centaines de manifestants viennent. Mais lorsque les organisations ont commencé à nous soutenir, les partis de la gauche radicale, AWI, l’AMDH notamment, nous avons compris que cela serait grand, et pas uniquement à Rabat », se souvient-il.
« Certains jeunes qui sont sortis le 20 février croyaient qu’ils effectueraient rapidement un changement majeur mais nous, qui étions un peu plus âgés, ainsi que d’anciens militants, savions que nous allions obtenir simplement un peu plus de libertés et de droits. »
S’il a pris part à cet événement, c’était avant tout pour construire un mouvement durable visant à lutter pour la démocratie au Maroc. « Le 20 février, je savais que cela serait une date historique. Je savais aussi que le Makhzen était plus intelligent que les systèmes tunisien et égyptien, qu’il n’aurait pas le même genre de réaction… Après, il y a eu la répression. Le lendemain, le 21 février, nous avons été réprimés. Ce jour-là, nous avons compris que le 20 février était le premier jour », a-t-il expliqué à MEE.
Ilias Lakhlifi a pris part à la première marche à Rabat, où il s’était rendu quelques mois auparavant pour poursuivre ses études. Cet étudiant en droit public, membre d’Annahj Addimocrati depuis 2007, milite depuis le lycée. Il continue de battre le pavé pour scander les mêmes slogans qu’il y a six ans. « Nos revendications sont toujours là, le militantisme contre la dictature persiste. Rien n’a été réalisé. La situation est pire qu’avant le début du mouvement. »
« Nos revendications sont toujours là, le militantisme contre la dictature persiste. Rien n’a été réalisé. La situation est pire qu’avant le début du mouvement »
- Ilias Lakhlifi, militant
À El Hoceima, d’où il revient à peine, il prend régulièrement part aux sit-in de protestation contre la hogra (le mépris, l’humiliation) déclenchés par la mort de Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson écrasé dans une benne à ordures.
« Le problème, c’est qu’il n’y a plus réellement de mouvement 20 Février. Où voulez-vous que l’on manifeste ?! », a regretté Ilias. « Mais lorsqu’il y a un mouvement, on y participe », insiste-t-il. « On ne peut pas dire que le mouvement soit mort non plus. Les activistes sont présents dans d’autres mouvements dans de nombreuses régions. Il y a une dynamique, dans les mouvements estudiantins, dans le Rif ou l’Atlas », nuance-t-il.
« Apprendre aux gens à militer »
Car si le mouvement du 20 Février ne peut pas provoquer de réels changements politiques aujourd’hui, selon la majorité de ses militants, ces derniers prennent généralement part à des protestations sociales à travers le pays, où le tissu associatif est dense et divers et où se développe progressivement, et de plus en plus intensément depuis 2011, une culture de la contestation.
Bien avant le printemps 2011, plusieurs leaders du mouvement étaient déjà impliqués dans divers mouvements de contestation, des mouvements estudiantins comme l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM), des organisations de défense des droits humains comme l’Association marocaine des droits humains, des mouvements sociaux comme ATTAC Maroc à Sidi Ifni.
« La meilleure chose qu’a faite le mouvement, c’est d’apprendre aux gens à militer »
- Faiçal Ouchen, membre fondateur du mouvement du 20 Février
Mais aucun autre mouvement n’a actuellement de réelles revendications politiques et n’est, pour l’instant, capable de véritablement inquiéter le Makhzen. En 2011, le roi Mohamed VI avait réagi moins de trois semaines après la première journée de manifestations, annonçant un changement constitutionnel lors du discours du 9 mars. Des élections anticipées avaient été organisées fin 2011 et avaient porté aux affaires le Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), un parti qui n’avait encore jamais participé au gouvernement et qui récupéra, tout en déclarant officiellement s’opposer aux manifestations, l’un des principaux slogans du mouvement : la lutte contre la corruption. Des mesures destinées à tuer dans l’œuf la contestation. Celle-ci s’était pourtant élargie jusqu’au mois de mai, lorsque la répression et la diffamation à l’encontre des militants dans les médias et des sites électroniques nouvellement créés s’étaient intensifiées.
Depuis, quelques légers soubresauts ont eu lieu, comme lors du « Danielgate » durant l’été 2013, des manifestations qui ont obtenu le retrait de la grâce royale – une première - octroyée à un pédophile espagnol, ou plus récemment dans le Rif. « Une vingtaine de villes ont manifesté après la mort de Fikri. Ils ont eu peur d’un retour du mouvement », a expliqué Ilias.
Sur le plan politique, la participation aux élections d’octobre dernier de la Fédération de la gauche démocratique (FGD), dont les partis soutenaient le mouvement et continuent de porter une partie de ses revendications, a suscité un espoir chez certains militants. Mais selon Yassin Bazzaz, le mouvement a échoué à se transformer en une force politique, comme Podemos en Espagne, par exemple. De l’avis de nombreux militants, l’élite marocaine n’a pas été à la hauteur de l’enjeu.
« Nous n’avions pas de structures politiques et associatives, des élites qui pouvaient jouer un rôle pour concrétiser les demandes du mouvement », a-t-il accusé. « On ne peut pas demander aux militants d’être des experts en politique ! Nous avons besoin de vrais partis politiques, de syndicats, d’associations, de vrais médias, d’une véritable élite. »
Aujourd’hui, les militants se félicitent tout de même de l’apparition d’une nouvelle génération et d’un réseau de militants nés de ce mouvement, ainsi que d’une réelle libération de la parole. À travers le pays, des mouvements sociaux, spontanés ou pas, se multiplient et s’inspirent des slogans du mouvement. Des ouvriers, des étudiants, des villageois se rassemblent, et ce jusque dans les coins les plus reculés du pays.
Par exemple, depuis plusieurs jours, les habitants d’un village situé à une centaine de kilomètres de Beni Mellal bravent le froid en y observant un sit-in ininterrompu auquel ils se sont rendus à pieds pour réclamer la construction d’un collège. Une illustration, selon Faiçal Ouchen, de la réussite du mouvement : « La meilleure chose qu’a faite le mouvement, c’est d’apprendre aux gens à militer. »
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