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Algérie : une nouvelle « affaire Djezzy » révélatrice d’un climat des affaires délétère pour les investisseurs

La multinationale néerlandaise Veon a décidé de vendre à l’État algérien ses parts détenues dans la société Djezzy. Un énième rebondissement dans l’histoire agitée du premier opérateur téléphonique du pays
Des Algériens font la queue à l’entrée d’un bureau de Djezzy Telecom, à Alger, le 12 juin 2008 (AFP/Fayez Nurldine)

L’information, très inattendue, est tombée le 1er juillet, jour même de la nomination d’un nouveau Premier ministre. La multinationale Veon a décidé de se retirer du marché algérien et d’annoncer la vente à l’État de la totalité de ses parts détenues dans la société de téléphonie mobile Djezzy, numéro un du secteur.

Dans un communiqué publié sur son site internet, Veon précise détenir 46 % des parts dans Omnium Télécom Algérie (OTA), auquel appartient l’opérateur Djezzy. Le groupe Veon ajoute disposer d’une « option pour vendre l’intégralité de ses parts à l’État algérien à travers le Fonds national d’investissement [FNI] ». 

Cette décision « rationalisera les opérations de Veon, permettant une meilleure concentration sur nos principaux marchés », ajoute le communiqué de la multinationale.

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Veon est l’un des principaux fournisseurs mondiaux de services de télécommunications et numériques. Cette multinationale, dont le siège social est basé à Amsterdam, dessert plus de 235 millions de clients dans le monde.

Il s’agit d’un nouveau rebondissement dans l’histoire agitée du premier opérateur téléphonique du pays, dont les vicissitudes semblent constituer un véritable marqueur du « climat des affaires » en Algérie ces vingt dernières années.           

La première « affaire Djezzy », qui éclate en 2008, illustre les limites d’une règle non écrite : celle du choix, accentué par les autorités algériennes de l’ère Bouteflika, d’un nombre réduit de partenaires économiques étrangers « privilégiés ».

De la téléphonie à la cimenterie

Cette orientation s’est illustrée de façon spectaculaire tout au long des années 2000 par l’importance prise par le groupe Orascom dans les flux d’investissements étrangers.

À elle seule, la holding égyptienne contrôlée par les frères Sawiris a représenté à cette époque près de la moitié des investissements étrangers réalisés en Algérie.

Le groupe était d’abord présent dans la téléphonie mobile qu’il a contribué, dès 2001, à développer très rapidement dans le pays, dans un contexte caractérisé pendant plusieurs années par une « concurrence déséquilibrée » avec un opérateur public largement défaillant.

Orascom, holding des magnats égyptiens Samih (à droite) et Naguib Sawiris (à gauche), ici en août 2019 au Caire, a représenté de 2000 à 2010 près de la moitié des investissements étrangers réalisés en Algérie (AFP/Khaled Desouki)
Orascom, holding des magnats égyptiens Samih (à droite) et Naguib Sawiris (à gauche), a représenté de 2000 à 2010 près de la moitié des investissements étrangers réalisés réalisés en Algérie (AFP)

Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, le groupe Orascom a pris également une part importante dans le programme de développement de la pétrochimie algérienne en association avec Sonatrach, ainsi qu’à l’installation d’usines de dessalement d’eau de mer ou encore à la construction de deux des plus grandes cimenteries du pays.

Ce « partenariat privilégié » va vite se révéler facteur de fragilité. La dégradation des relations entre les deux parties (les deux familles, Bouteflika et Sawiris, disent les mauvaises langues), à partir de l’année 2008, a plongé l’ensemble de la démarche d’ouverture à l’investissement étranger dans une période de crise dont elle n’est pas encore sortie.

Entre le pouvoir algérien et Orascom, les choses ont commencé à se gâter lorsque le groupe égyptien a décidé, en décembre 2007, de vendre l’ensemble de sa branche cimenterie au français Lafarge sans juger utile de demander l’avis de l’État algérien.

La dégradation des relations entre les deux parties a plongé l’ensemble de la démarche d’ouverture à l’investissement étranger dans une période de crise dont elle n’est pas encore sortie

Quelques mois plus tard, les autorités financières algériennes « découvraient » l’extraordinaire rentabilité de Djezzy, qui donnait lieu à des rapatriements de dividendes vers la maison mère estimés à plusieurs centaines de millions de dollars par an.

La réaction du gouvernement algérien a pris alors deux formes distinctes. La première a été le blocage du rapatriement des bénéfices de Djezzy, auquel on a demandé, dans une première étape, de s’acquitter au préalable d’une dette fiscale de près de 600 millions de dollars correspondant à des arriérés pour les années 2005 à 2007.

La deuxième a été l’« invention », en septembre 2009, de la fameuse règle du 49/51 pour l’investissement étranger (obligeant tout investisseur à s’associer à un partenaire algérien majoritaire) et du « droit de préemption de l’État » en cas de vente de ses actifs par une entreprise étrangère.

La « jurisprudence Djezzy »

Au cours de la décennie qui va suivre, la quasi-totalité des accords de partenariats conclus en Algérie seront placés sous le signe de cette nouvelle règle juridique que les commentateurs vont baptiser « jurisprudence Djezzy ». Ils associeront presque toujours un investisseur étranger à… une entreprise publique algérienne.

Parmi les plus connues de ces associations : General Electric et Sonelgaz dans l’énergie, Sanofi et Saidal dans le pharmaceutique, Qatar Steel et Sider dans la sidérurgie, Renault et la SNVI (Société nationale des véhicules industriels) dans le montage automobile ou encore le couple Ferrovial-Alstom (maintenance de tramways et métros).

Au sein de ces différents partenariats, les associés algériens sont toujours majoritaires grâce, souvent, à l’entrée au capital du Fonds public d’investissement, tandis que le management des nouvelles entités a été systématiquement confié au partenaire étranger. La démarche s’apparente quelquefois à une véritable tentative de sauvetage des entreprises publiques.

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Cette nouvelle règle n’a cependant pas empêché les frères Sawiris, après une longue bataille juridique et un bras de fer de quatre ans avec les autorités algériennes, de vendre en 2011 Djezzy au groupe néerlandais VimpelCom, devenu Veon quelques années plus tard, et d’empocher à cette occasion la coquette somme de 4,5 milliards de dollars.

Depuis près d’une dizaine d’années, si l’entreprise Djezzy et ses nouveaux propriétaires semblaient s’être conformés à la doctrine algérienne du 49/51, cette dernière a été de plus en plus ouvertement critiquée, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, en raison de son impact proprement catastrophique sur les flux d’investissements étrangers en direction de l’Algérie.

Ce sont les rapports de la Banque d’Algérie qui ont annoncé successivement des Investissements directs étrangers (IDE) en baisse régulière au cours des dernières années.

L’Algérie a ainsi connu un pic de 2,7 milliards de dollars en 2009 pour retomber à 1,7 milliard en 2012 et 2013. Les années 2015 à 2019 ont connu une stabilisation autour de 1,4 milliard de dollars.

En dépit de l’importance de ses ressources naturelles, l’Algérie reste très loin des plus grands récipiendaires des investissements étrangers à l’échelle africaine (AFP/Fayez Nureldine)
En dépit de l’importance de ses ressources naturelles, l’Algérie reste très loin des plus grands récipiendaires des investissements étrangers à l’échelle africaine (AFP/Fayez Nureldine)

Selon le tout récent rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), la dernière année connue, 2020, a été exceptionnellement mauvaise en affichant un bilan à peine supérieur à un milliard de dollars. Un niveau particulièrement faible comparé à celui des pays voisins.

Pour l’organisation onusienne basée à Genève, l’Algérie se classe ainsi seulement en 13position sur les 54 pays du continent relativement au montant des IDE. En dépit de l’importance de ses ressources naturelles, le pays reste très loin des plus grands récipiendaires des investissements étrangers à l’échelle africaine.

Plus préoccupant encore, toujours suivant les bilans de la CNUCED, sur l’ensemble de la période 2010-2020, soit depuis la mise en œuvre de la règle du 49/51, l’Algérie a accueilli au total à peine un peu plus de 12 milliards de dollars d’IDE.

C’est environ moitié moins que le voisin marocain. C’est également une « performance » qui place le pays sur cette période à peu près au même niveau que la Tunisie, dont le PIB est trois fois inférieur.

Des données nationales et internationales dessinent clairement le portrait d’un pays sous-performant comparé à son potentiel économique.

Un signal extrêmement négatif

Après s’être contentées, de longues années durant, d’entretenir un discours de dénégation des effets du nouveau cadre juridique imposé à l’investissement étranger, les autorités algériennes ont finalement tenté d’en corriger les conséquences par une série d’initiatives récentes.

La loi de finances 2021 a consacré, au début de l’année, l’abandon de la règle du 49/51 et du droit de préemption de l’État, tandis qu’une révision de la loi sur les hydrocarbures destinée à créer un cadre plus attractif pour les investisseurs étrangers vient d’être finalisée et a été exposée à Londres pour la première fois voici quelques jours.

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C’est ce moment, particulièrement pénalisant pour la démarche des autorités algériennes, que les actionnaires de Veon ont choisi pour annoncer leur départ d’Algérie.

Même si, en cette période de constitution d’un nouveau gouvernement, il n’y a eu aucune réaction officielle à cette décision de retrait, les sources de Middle East Eye indiquent que la surprise et la consternation dominent au sein de l’administration algérienne.

La surprise a été suscitée par la façon dont cette annonce a été faite, « sans aucune concertation avec les autorités algériennes ». La consternation est due au signal particulièrement négatif que cette information est de nature à envoyer au moment précis où les autorités algériennes tentent de relancer la dynamique du partenariat international en prenant des décisions réclamées depuis plusieurs années. 

« Veon est le principal investisseur étranger hors hydrocarbures qui se retire du pays. Les conséquences de cette annonce en matière d’image et de climat des affaires pourraient être dévastatrices », commente un banquier algérien sollicité par MEE.

Selon notre interlocuteur, la décision annoncée par Veon s’ajoute au départ récent du Crédit agricole, une des plus grandes banques européennes, « qui n’a pas souhaité poursuivre ses activités en Algérie en raison de l’augmentation récente du seuil du capital minimum imposé aux banques exerçant dans le pays et en arguant d’une rentabilité insuffisante ».

Dans le même registre, des informations non confirmées par les principaux intéressés ont évoqué voici un peu plus d’un mois la possible cession des actifs algériens de British Petroleum (BP) à l’italien ENI très fortement implanté en Algérie.

« Le groupe pétrolier britannique British Petroleum est en pourparlers avec l’italien ENI pour que ce dernier reprenne ses actifs en Algérie », a rapporté lundi 31 mai 2021 l’agence Reuters. Selon l’agence de presse britannique, cet accord permettrait à BP de « céder ses actifs algériens après son échec, depuis 2019, à vendre sa participation de 45,89 % dans l’usine de gaz naturel d’In Amenas. BP détient également une participation de 33 % dans l’usine à gaz d’In Salah. »

Selon les informations recueillies par MEE, les estimations sur la valeur des actifs de Veon dans Djezzy varient actuellement entre deux et trois milliards de dollars

Le retrait de Veon arrive également au plus mauvais moment pour des raisons financières. Les réserves de change du pays, qui lui ont permis jusqu’ici d’échapper à la tutelle du Fonds monétaire international (FMI) en dépit d’un très fort déficit de la balance des paiements (plus de 10 % du PIB par an en moyenne depuis 2014), sont en chute libre et devraient terminer l’année 2021 à un niveau à peine supérieur à 30 milliards de dollars malgré l’embellie actuelle des cours pétroliers.

Selon les informations recueillies par MEE, les estimations sur la valeur des actifs de Veon dans Djezzy varient actuellement entre deux et trois milliards de dollars.

La décision de la multinationale pourrait donc représenter une ponction de près de 10 % sur les réserves financières du pays alors même que les autorités algériennes tentent laborieusement, depuis près de deux ans, de réduire les importations de biens et de services ainsi que les transferts de capitaux.

« L’opération de cession de ses actifs par Veon pourrait se révéler plus compliquée que prévu par la multinationale », précise une source économique à MEE, qui s’attend en particulier à ce que « les autorités algériennes examinent attentivement la situation fiscale de l’entreprise ».

Les représentants des actionnaires algériens de l’entreprise, qui n’ont rien vu venir, pourraient également être sur la sellette, « l’opérateur ayant très peu investi en Algérie au cours des dernières années ».

Tout cela augure sans doute une nouvelle « affaire Djezzy » en Algérie.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Hassan Haddouche est un journaliste algérien. Après avoir effectué des études d’économie en France et en Algérie, il débute sa carrière dans l’enseignement supérieur avant de rejoindre la presse nationale au début des années 1990. Il a collaboré avec de nombreux journaux (L’Observateur, La Tribune, La Nation, Liberté) et sites électroniques (Maghreb émergent, TSA) algériens.
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