Aller au contenu principal

Pourquoi les États-Unis ne vont pas fermer Guantánamo 

Au lieu de financer les violences dans le centre de détention, les législateurs américains devraient écouter les appels de la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits de l’homme à indemniser ses victimes
Des activistes en tenue orange de prisonnier, représentant les détenus restant à Guantánamo, participent à une manifestation devant la Maison-Blanche, à Washington DC., le 11 janvier 2023 (AFP)
Des activistes en tenue orange de prisonnier, représentant les détenus restant à Guantánamo, participent à une manifestation devant la Maison-Blanche, à Washington DC., le 11 janvier 2023 (AFP)

En juillet, le Sénat américain a adopté la National Defence Authorisation Act (NDAA) pour 2024, projet de loi de finances définissant les priorités de l’armée, qui a par ailleurs toujours restreint les solutions aux abus à Guantánamo. 

Comme bien d’autres avant, le projet de loi de cette année comprend : l’interdiction de financer la fermeture de ce camp de prisonniers tristement célèbre ; l’interdiction de financer le transfert des hommes incarcérés ailleurs ; l’interdiction de transférer les détenus vers l’Afghanistan, la Libye, la Somalie, la Syrie, le Yémen et les États-Unis et l’interdiction de modifier la prison.

Dans une lettre adressée début août aux familles des quelque 3 000 victimes de l’attentat le plus meurtrier de l’histoire des États-Unis, les procureurs militaires ont présenté un accord pour mettre un terme à des années de procédure au Tribunal militaire de Guantánamo, sans procès (AFP/Chantal Valery)
Dans une lettre adressée début août aux familles des quelque 3 000 victimes de l’attentat le plus meurtrier de l’histoire des États-Unis, les procureurs militaires ont présenté un accord pour mettre un terme à des années de procédure au Tribunal militaire de Guantánamo, sans procès (AFP/Chantal Valery)

En soutenant ces mesures, les législateurs fédéraux ont une fois de plus voté pour perpétuer le problème de Guantánamo, la violence pour laquelle elle est célèbre et la responsabilité collective des musulmans détenus qui sont jugés coupables jusqu’à preuve du contraire.

Malgré l’opposition affichée de la Maison-Blanche, il est peu probable qu’elle appose son veto au projet de loi.

Le président Joe Biden, qui a promis par le passé de fermer la prison, n’a pris aucune mesure pour lancer la machine. Au contraire, il aurait investi des millions de dollars l’année dernière pour rénover une partie des installations et moderniser son tribunal, une initiative qualifiée par le New York Times de « retrait de la transparence dans les affaires de sécurité nationale déjà secrètes sur cette base ».

Pour la 22e fois, les violences et l’absence de responsabilité à Guantánamo ont été codifiées, sans fin à l’horizon.

L’impunité règne

Mais si l’adoption annuelle de la NDAA et sa promulgation par les présidents successifs maintiennent le statu quo à Guantánamo, les considérations budgétaires sont loin d’être la seule raison pour laquelle cette prison est toujours en fonction et pourquoi l’impunité règne.

Cela fait 21 ans ce mois-ci que les mémos tristement célèbres concernant la torture ont été rédigés et signés par le Bureau américain de conseil juridique, sanctionnant de fait l’utilisation de la torture et autorisant les États-Unis à perpétrer ouvertement et éhontément des crimes de guerre.

Guantánamo : pourquoi Biden, tout comme Trump, ne peut pas fermer cette prison brutale
Lire

Selon l’un des mémos, pour que les douleurs infligées soient considérées comme de la torture, il faut qu’elles soient « équivalentes en intensité à la douleur qui accompagne les blessures physiques graves, comme une défaillance d’organe, la perte d’une fonction corporelle voire la mort ».

Après leur publication, l’ancien président Barack Obama avait pris soin d’annoncer que personne ne serait poursuivi pour ces crimes et allait jusqu’à commenter de manière tout à fait banale quelques années plus tard : « Nous avons torturé des gens ».

Pourtant, les conséquences de ces tortures, y compris les aveux faits sous la contrainte et la violence extrême, continuent à rendre les prisonniers restants à Guantánamo coupables et perpétuent leur souffrance encore aujourd’hui. L’inaction d’Obama a sans aucun doute créé un précédent en termes d’impunité – qui allait être justifiée encore et encore.

Quelques semaines à peine avant que les sénateurs américains ne votent cette loi, l’ONU a publié un rapport sur les violences à Guantánamo, rédigée par la rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme et la lutte antiterroriste, Fionnuala Ní Aoláin. Celle-ci fut la première enquêtrice indépendante de l’ONU à visiter les lieux en près de 22 ans.

Son rapport de 23 pages, qui renouvelle l’attention portée à Guantánamo, est une critique cinglante du traitement par le gouvernement des (actuels et anciens) prisonniers et une inculpation en règle des crimes systématiques du gouvernement américain en matière d’« extradition extraordinaire » (référence à la pratique controversée de transférer des individus soupçonnés de terrorisme ou d’autres crimes graves d’un pays à un autre, souvent sans procédures légales formelles et avec un risque élevé de torture ou de mauvais traitements), de détention arbitraire et d’importants mécanismes délibérés pour priver les individus de leurs droits.

« Pour de nombreux ex-détenus, leur vie actuelle chez eux ou dans un pays tiers n’est qu’une extension de la détention arbitraire de Guantánamo, où certains souhaitent même retourner »

- Extrait du rapport de l’ONU

« Plusieurs procédures du gouvernement américain établissent une privation structurelle et un manquement aux droits nécessaires à une existence digne et humaine et constitue au minimum un traitement dégradant, inhumain et cruel dans les lieux de détention de Guantánamo », écrit la rapporteuse spéciale.

Alors qu’il ne reste qu’une trentaine de détenus sur les près de 800 incarcérés autrefois dans le centre de détention, Ní Aoláin prend soin d’aborder la vie des prisonniers après Guantánamo et comment leurs conditions restent empreintes de la cruauté de la prison.

« Pour de nombreux ex-détenus, leur vie actuelle chez eux ou dans un pays tiers n’est qu’une extension de la détention arbitraire de Guantánamo, où certains souhaitent même retourner », indique le rapport.

Déni renouvelé du gouvernement américain

Mais le regain d’attention porté aux crimes de Guantánamo signifie également le déni renouvelé du gouvernement américain. Malgré les critiques officielles, les responsables américains rejettent allègrement l’examen détaillé de la rapporteuse spéciale dans une réponse générique qui aurait pu tout aussi bien avoir été écrite avant sa visite.

De manière consistante avec leur tous ses efforts pour nier les violences à Guantánamo, la réponse du gouvernement américain n’est pas seulement un rejet catégorique de ce rapport, mais un refus symbolique puissant – au plus haut niveau – de chercher à indemniser ses victimes, sans parler d’assumer tout semblant de responsabilité envers elles.

« C’est bien possible que Guantánamo ait empiré les choses » : un ex-détenu français témoigne
Lire

À cette fin, le gouvernement américain a insisté sur le fait qu’il n’était pas d’accord « à de nombreux égards avec de nombreuses assertions juridiques et factuelles » et qu’il « s’engageait à traiter humainement et en toute sécurité les détenus de Guantánamo, conformément au droit international et américain ».

Malgré les témoignages d’innombrables anciens détenus et même d’anciens gardiens de Guantánamo et de sites noirs de la CIA, le gouvernement américain persiste et signe, démontrant qu’aucun individu, aucune organisation des droits de l’homme ou institution – et encore moins sans véritable autorité sur les États-Unis – ne peuvent amener le pays à réagir différemment.

Mais les États-Unis ont déclaré qu’ils « examineraient soigneusement » les recommandations et qu’ils « [prendraient] les mesures appropriées, au besoin ».

Qu’est-ce qui garantirait véritablement un changement ? Les États-Unis sont sans cesse condamnés pour leurs opérations et le traitement des personnes incarcérées, en vain.

En fait, ces treize dernières années, les États-Unis ont été soumis à trois évaluations de leur bilan en matière de droits de l’homme dans le cadre du processus d’examen périodique universel. Chacun de ces rapports attirait encore et encore l’attention sur les conditions abusives à Guantánamo et exhortait à sa fermeture immédiate. Et pour chaque critique officielle, le gouvernement américain a répondu en niant les allégations de traitement inhumain tout en justifiant ses politiques à Guantánamo et son absence de réaction.

Non seulement les violences ont perduré sous Obama mais, depuis 2010, les restrictions de la NDAA se sont multipliées, en particulier le blocage des financements visant à libérer et à transférer les détenus de Guantánamo. Obama, comme tous les autres présidents, n’a pas fait usage de son veto.

Après tout, l’impunité du gouvernement s’est construite sur l’infrastructure juridique de la guerre contre le terrorisme

Bien que les États-Unis aient finalement autorisé une enquêtrice de l’ONU à visiter Guantánamo sans restrictions, ce n’était pas une invitation à rendre des comptes. Il s’agissait simplement de promouvoir une responsabilité de façade après 22 ans, en autorisant la visite pour mieux rejeter catégoriquement toute faute.

En d’autres termes, les États-Unis ne s’engagent pas à rendre des comptes mais à créer un récit contesté qui a fait long feu. Après tout, l’impunité du gouvernement s’est construite sur l’infrastructure juridique de la guerre contre le terrorisme.

Il est parlant que, au lendemain d’un rapport de l’ONU sur Guantánamo, les législateurs américains adoptent la NDAA une fois de plus avec un soutien bipartisan et apparemment sans aucun débat quel qu’il soit à Capitol Hill ou dans la presse à propos des dispositions liées au centre de détention.

Depuis des années, les législateurs américains se vantent fièrement de prolonger la torture à Guantánamo, mais désormais, il ne semble pas nécessaire d’aborder ce qui est devenu l’inéluctable.

Violence infligée aux musulmans

Si ces vingt dernières années nous ont appris quoi que ce soit, c’est qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais probablement de prise de responsabilité concernant ce projet islamophobe et désastreux qui n’a pas de fin envisageable.

Alors que les États-Unis prétendent mener une guerre contre le terrorisme, Guantánamo a toujours été un site où la violence était infligée aux musulmans – qualifiés d’irrémédiables terroristes, alors même que la plupart d’entre eux n’ont jamais été inculpés et encore moins condamnés – qui ont été poussés aux limites de la vie au motif fumeux de protéger la sécurité nationale.

Guantánamo : symbole durable de la sauvagerie déchaînée contre des musulmans innocents
Lire

Les États-Unis ont rendu si efficacement la vie de ces hommes insignifiante que, comme le formule l’historien Achille Mbembe, « personne ne ressent ne serait-ce que le moindre sentiment de responsabilité ou de justice envers cette espèce de vie ou plutôt de mort ».

Pour un endroit dont la devise est « sûre, humaine, légale et transparente », la prison de Guantánamo est tout sauf cela. Créée sous prétexte d’un « état d’exception », c’est un lieu bâti sur la transgression de la loi et qui continue à être sanctionné, paradoxalement, par la loi. Un ancien détenu, Nizar Sassi, décrit cette tristement célèbre prison de lieu où « vous n’avez même pas le droit d’avoir des droits ».

Plutôt que d’affecter des fonds pour perpétuer les abus de Guantánamo, les responsables américains devraient écouter les appels de la rapporteuse spéciale de l’ONU à indemniser ses victimes.

Les États-Unis doivent fermer cette prison et mettre un terme à la violence qui a eu carte blanche là-bas. D’ici là, aucun déni ne peut dissimuler la vérité de Guantánamo, qui restera une épine dans le pied des États-Unis, à juste titre et de façon tout à fait méritée.

- Maha Hilal est chercheuse et journaliste spécialiste de l’islamophobie institutionnalisée. Elle a écrit Innocent Until Proven Muslim: Islamophobia, the War on Terror, and the Muslim Experience Since 9/11. Ses articles sont publiés sur Vox, Al Jazeera, Middle East Eye, Newsweek, Business Insider et Truthout, entre autres. Elle est la directrice générale fondatrice de Muslim Counterpublics Lab, organisatrice de Witness Against Torture, et membre du conseil de School of the Americas Watch. Elle a décroché son doctorat auprès de la Faculté de justice, droit et société de l’université américaine de Washington, DC. Elle est titulaire d’un master en psychothérapie et d’une licence de sociologie de l’université du Wisconsin-Madison.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Dr. Maha Hilal is a researcher and writer on institutionalised Islamophobia and author of the book Innocent Until Proven Muslim: Islamophobia, the War on Terror, and the Muslim Experience Since 9/11. Her writings have appeared in Vox, Al Jazeera, Middle East Eye, Newsweek, Business Insider and Truthout, among others. She is the founding executive director of the Muslim Counterpublics Lab, an organizer with Witness Against Torture, and a council member of the School of the Americas Watch. She earned her doctorate in May 2014 from the Department of Justice, Law and Society at American University in Washington, DC. She received her Master's Degree in Counseling and her Bachelor's Degree in Sociology from the University of Wisconsin-Madison.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].