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Guantánamo : pourquoi Biden, tout comme Trump, ne peut pas fermer cette prison brutale

La fermeture physique de Guantánamo ne peut servir à effacer son douloureux héritage. Celle-ci devra être suivie d’une prise de conscience de l’échec moral collectif des États-Unis que ce complexe incarne
Manifestation contre le centre de détention de Guantánamo devant la Maison-Blanche à Washington, le 11 janvier 2015 (AFP)
Manifestation contre le centre de détention de Guantánamo devant la Maison-Blanche à Washington, le 11 janvier 2015 (AFP)

« Depuis deux décennies, la prison la plus notoire d’Amérique est Guantánamo. Nous le savons aujourd’hui. Et nous le savions lorsque la commission judiciaire du Sénat a tenu sa première audience sur la fermeture du centre de détention de Guantánamo en 2013. »

Ces mots ont été prononcés par le sénateur Dick Durbin le 7 décembre, lors de la déclaration d’ouverture d’une audition initiée par la commission. Bien que l’intention de l’audition ait été clairement annoncée par son titre – « Fermer Guantánamo : mettre un terme à vingt ans d’injustice » –, les conclusions demeurent évasives.

Vingt ans exactement après l’ouverture de la tristement célèbre prison destinée à accueillir les prisonniers de la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis, aucune fin ne semble encore à l’horizon.

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Dick Durbin, l’un des plus ardents défenseurs de la fermeture de Guantánamo, a soutenu au cours de cette audition que le maintien de la prison était coûteux, mais aussi qu’elle nuisait à la réputation des États-Unis et menaçait la sécurité nationale.

Un peu plus d’un mois avant l’audience, Majid Khan, ancien détenu de Guantánamo qui a survécu à des actes de torture, a témoigné directement de son expérience aux mains de la CIA.

Son témoignage, le premier du genre, a suscité une vague de réprobation, y compris de la part du panel de jurés militaires chargé de superviser sa condamnation.

Dans le même ordre d’idées, l’un des témoins militaires de l’audition, le major-général des Marines à la retraite Michael Lehnert, s’est interrogé : « À qui profite le fait de garder Guantánamo ouvert ? Pas à l’Amérique. Ceux qui veulent nous nuire sont ceux qui y gagnent. Ils invoquent l’existence de Guantánamo comme preuve que l’Amérique n’est pas une nation de droit. Ils utilisent Guantánamo comme un outil de recrutement. Ils ne veulent pas que nous fermions Guantánamo. »

Héritage violent

Malgré cette opportunité d’ouvrir un dialogue pour s’attaquer de manière significative à l’héritage en matière de torture et de brutalité laissé par Guantánamo, la voix de Dick Durbin a été la seule à le reconnaître directement. Ce dernier a ajouté que « ces abus n’avaient aucune valeur pratique sur le plan du renseignement, voire aucun autre avantage tangible pour les intérêts américains ».

Cependant, la torture est toujours une mauvaise chose, qu’elle permette ou non de récolter des informations utiles. En faisant de la brutalité infligée aux prisonniers musulmans un motif fondamental pour fermer Guantánamo, même les plus fervents détracteurs de la prison légitiment la déshumanisation des musulmans qui a justifié sa construction en premier lieu.

L’inaction de Biden est fondamentalement symptomatique des profonds courants d’islamophobie américaine qui entravent les progrès réels vers la fermeture de Guantánamo

Par ailleurs, le récit maintes fois répété selon lequel Guantánamo sert d’« outil de recrutement de terroristes », en particulier, détourne l’attention de l’héritage violent des États-Unis en matière de torture et de détention indéfinie qui a fait la notoriété de la prison.

Alors que vingt années et trois administrations présidentielles précédentes ont passé depuis l’ouverture de la prison de Guantánamo sous le prétexte de la guerre contre le terrorisme, son sort est désormais entre les mains du président Joe Biden.

Bien que l’administration Biden ait signalé son intention de fermer Guantánamo, les actions qu’elle a entreprises jusqu’à présent indiquent qu’elle n’est pas prête à entamer son capital politique pour atteindre cet objectif.

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Non seulement l’administration n’a pas envoyé de représentant à l’audience du sénateur Durbin, mais le président a également signé la loi sur les autorisations de dépenses en matière de défense nationale pour l’année fiscale 2022, bien qu’elle maintienne des restrictions vieilles d’une décennie quant à l’utilisation de fonds fédéraux pour le transfert de prisonniers de Guantánamo, qui empêchent dans les faits la libération des détenus même après leur acquittement par le biais de processus juridiques et de sécurité nationale.

Bien que Biden ait critiqué les dispositions du texte de loi relatives à Guantánamo dans un communiqué parallèle, son inaction est fondamentalement symptomatique des profonds courants d’islamophobie américaine qui entravent les progrès réels vers la fermeture de Guantánamo et la reconnaissance de son héritage brutal. Ces courants sous-jacents influencent le débat des deux côtés sous la forme de discours antimusulmans et d’un effacement des victimes et des survivants.   

Fait révélateur, il s’avère qu’au cours de l’audience au Sénat sur la fermeture de Guantánamo, qui a duré plus de deux heures, l’identité musulmane des prisonniers n’a été mentionnée qu’une seule fois.

La logique d’une responsabilité et d’une sanction collectives, appliquée uniquement aux musulmans dans le contexte de la guerre contre le terrorisme, a toutefois constitué la toile de fond tout au long de l’audience.

Des libérations prétendument risquées

L’une des façons de perpétuer le sophisme islamophobe de la responsabilité collective consiste à insister sur le fait que la libération des détenus restants n’est pas sans danger en raison du risque supposé de récidive.

Le mode de calcul du taux de récidive pose de nombreux problèmes, notamment le vaste champ des actes considérés comme des signes de réengagement ; ainsi, selon Michel Paradis, avocat de la défense de Guantánamo, la définition englobe toute interview, tout livre ou tout discours critiquant les États-Unis.

De plus, les données ne confirment pas l’hypothèse selon laquelle la récidive est un problème plus important dans cette prison que dans le reste du système de justice pénale.

Des détenus se lavent avant les prières de midi à la prison de Guantánamo, le 27 janvier 2002 (AFP)
Des détenus se lavent avant les prières de midi à la prison de Guantánamo, le 27 janvier 2002 (AFP)

Enfin, la récidive est un terme incorrect pour décrire des actes de violence ultérieurs perpétrés par un détenu qui n’a jamais été réellement accusé d’un crime.

L’aspect le plus troublant de cet argument est cependant l’affirmation selon laquelle les prisonniers de Guantánamo peuvent dans l’absolu être détenus en lieu et place d’autres individus ayant eu recours à la violence. Le fait que des prisonniers puissent être détenus pour les crimes – réels ou imaginaires – d’autres personnes plutôt que pour les leurs incarne la logique de responsabilité collective des musulmans qui imprègne le discours de la guerre contre le terrorisme.

Les données ne confirment pas l’hypothèse selon laquelle la récidive est un problème plus important dans cette prison que dans le reste du système de justice pénale

Le récent retrait militaire d’Afghanistan a contribué à perpétuer le discours de la responsabilité collective qui justifie la détention de musulmans à Guantánamo.

Plutôt que de s’en tenir à l’affirmation du gouvernement selon laquelle la guerre en Afghanistan est désormais terminée, ce qui laisse entendre que bon nombre de détentions devraient également prendre fin, les conséquences du chaos et de la violence que les États-Unis ont laissés derrière eux dans ce pays ont été présentées comme une raison supplémentaire de ne pas fermer Guantánamo. 

Au cours de cette dernière audience, par exemple, Jamil Jaffer, directeur exécutif du National Security Institute, a également témoigné : « La menace terroriste est aujourd’hui plus grave, précisément à cause de la manière dont nous nous sommes retirés d’Afghanistan », dans la mesure où les groupes terroristes « voient cet espace non gouverné comme une occasion de consolider à nouveau leurs efforts et de combattre l’Occident », a-t-il déclaré.

Faisant preuve d’un manque total de responsabilité, il a suggéré que les problèmes laissés par les États-Unis à la suite de la guerre devaient être utilisés pour décider de la libération ou non des prisonniers. Cette position est étayée par un raisonnement : puisque certains anciens prisonniers sont devenus membres du gouvernement taliban, toute personne aujourd’hui libérée de Guantánamo pourrait s’engager auprès de ce dernier et affronter les États-Unis.

Un sentiment éphémère de sécurité

Si la logique dominante de la responsabilité collective est appliquée aux prisonniers musulmans en fonction de la portée mondiale de la violence étatique américaine plutôt qu’au cas par cas, alors Guantánamo sera toujours ouvert et occupé.

Dans l’imaginaire collectif américain, la fermeture de Guantánamo revient en fin de compte à faire face au fait que Guantánamo renie les valeurs et principes intrinsèques de l’identité américaine.

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Pour commencer, les Américains doivent reconnaître qu’ils ont cautionné l’envoi de centaines d’hommes et de garçons musulmans dans une prison déshumanisante, où la torture était de rigueur, pour s’accorder un sentiment éphémère de sécurité – et qu’ils ont ensuite choisi de détourner le regard lorsque les abus et l’innocence de nombreux prisonniers ont été révélés. 

L’administration Biden a aujourd’hui l’occasion d’agir en toute franchise et d’entamer non seulement le processus de fermeture de Guantánamo, mais aussi celui de la reconnaissance de l’échec moral collectif que ce complexe incarne.

Une perspective troublante est toutefois apparue récemment lorsque les médias ont rapporté qu’au lieu de prendre « des mesures calmes pour fermer » Guantánamo, comme l’a affirmé l’administration, le gouvernement s’employait en réalité à renforcer activement l’infrastructure du centre de détention en construisant une nouvelle salle d’audience.

Tout comme la question des violences policières ne peut être résolue sans aborder le racisme antinoir systémique qui les perpétue, la question de Guantánamo doit être observée à travers le prisme de l’islamophobie et du contexte qui a rendu possible son ouverture

Cet ajout garantirait pratiquement la poursuite des manquements à la transparence et aux principes judiciaires – les caractéristiques de la nouvelle salle d’audience font écho à la confidentialité extrême des précédents procès à Guantánamo, notamment l’absence d’espace pour les observateurs. 

Mais les caprices d’une administration ou d’une autre sont peut-être moins importants que notre incapacité, même au bout de vingt ans, à nommer le problème lorsqu’il est question de Guantánamo. Tout comme la question des violences policières ne peut être résolue sans aborder le racisme antinoir systémique qui les perpétue, la question de Guantánamo doit être observée à travers le prisme de l’islamophobie et du contexte qui a rendu possible son ouverture, faute de quoi sa fermeture ne sera guère plus qu’un geste vide de sens.

Nous ne devons pas accepter que Guantánamo soit fermé dans le but de cacher une fois de plus au public le douloureux héritage qu’il incarne.

En revanche, les États-Unis doivent s’intéresser sérieusement à la question de savoir comment mettre fin à l’injustice dont les prisonniers musulmans ont été victimes, une question qui va bien au-delà de l’abandon d’une structure physique.  

Maha Hilal est une chercheuse et auteure qui s’intéresse à la l’institutionnalisation de l’islamophobie. Elle est l’auteure de Innocent Until Proven Muslim : Islamophobia, the War on Terror, and the Muslim Experience Since 9/11. Ses écrits ont été publiés par Vox, Al Jazeera, Middle East Eye, Newsweek, Business Insider et Truthout. Cofondatrice du Justice for Muslims Collective, elle fait partie du conseil de School of the Americas Watch et officie en tant que coordinatrice au sein de Witness Against Torture.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Dr. Maha Hilal is a researcher and writer on institutionalised Islamophobia and author of the book Innocent Until Proven Muslim: Islamophobia, the War on Terror, and the Muslim Experience Since 9/11. Her writings have appeared in Vox, Al Jazeera, Middle East Eye, Newsweek, Business Insider and Truthout, among others. She is the founding executive director of the Muslim Counterpublics Lab, an organizer with Witness Against Torture, and a council member of the School of the Americas Watch. She earned her doctorate in May 2014 from the Department of Justice, Law and Society at American University in Washington, DC. She received her Master's Degree in Counseling and her Bachelor's Degree in Sociology from the University of Wisconsin-Madison.
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