La croisade cynique d’Emmanuel Macron
Pendant quatre ans, les procureurs français se sont efforcés de prouver qu’une conspiration djihadiste multinationale était à l’origine des attentats qui ont visé le journal Charlie Hebdo et un supermarché cacher de Paris.
Au total, dix-sept personnes ont été tuées au cours de fusillades qui ont tétanisé la nation trois jours durant. Le plus grand procès pour terrorisme que la France ait connu a eu lieu. Et pourtant, malgré son importance, malgré le fait que l’attaque contre un journal en ait entraîné une deuxième et la probabilité qu’elle en entraîne d’autres, les condamnations prononcées la semaine dernière ont laissé sans réponse des questions fondamentales.
Les procureurs se sont évertués à établir des liens terroristes au sein du groupe « belgo-ardennais », au-delà de ceux d’une bande de petits délinquants. Hayat Boumeddiene, la veuve d’Amedy Coulibaly, l’auteur de la prise d’otage de l’Hyper Cacher, a été déclarée coupable de financement du terrorisme par contumace. Mohamed et Mehdi Belhoucine, qui seraient morts au combat dans les rangs du groupe État islamique en Syrie, ont été reconnus coupables de complicité de crimes terroristes.
Trois autres prévenus ont été reconnus coupables d’« association de malfaiteurs terroriste ». Les sept autres ont été condamnés pour « association de malfaiteurs ». Au tribunal, ils sont passés pour de petits délinquants.
Les procureurs n’ont pas réussi à prouver qu’ils étaient au courant du complot. Tous ont été accusés d’avoir participé à des réseaux qui ont mené à Amedy Coulibaly. Mais quel était leur lien avec Saïd et Chérif Kouachi, les hommes armés qui ont attaqué Charlie Hebdo ?
Qui au sein du groupe État islamique a ordonné les attentats ? Comment les frères Kouachi ont-ils obtenu leurs armes ? Qui les a armés ?
Même si l’on tient compte de leur rôle consistant à relever les défauts de l’acte d’accusation, les avocats de la défense ont fait preuve d’un mépris inhabituel à l’égard des preuves. Ils ont dénoncé un réquisitoire « surréaliste », « honteux » et « vide » du Parquet national antiterroriste (PNAT), un tissu « bricolé » de « suppositions », de « conjectures » et de « supputations ».
Margot Publiese, l’avocate représentant Miguel Martinez, a résumé le point de vue de ses confrères. « Ce dossier a rendu tout le monde fou, il transpire la peur et la déraison. Quelque chose d’irrationnel a submergé le PNAT, le juge d’instruction, les enquêteurs », a-t-elle déclaré au tribunal. « Toute la chaîne judiciaire a été terrorisée. Et quand elle a trop peur, la justice devient le pire d’elle-même. Je ne savais pas que la peur pouvait faire ça à des juges. »
Des « terroristes intérieurs »
C’est ce qu’Olivier Roy, l’un des plus grands spécialistes français de l’islam radical, avait prédit dans une interview récemment accordée à MEE. Olivier Roy est un homme à contre-courant dans la France d’aujourd’hui. Il préfère les preuves aux théories du complot concernant une conspiration islamiste dont le but serait de s’emparer de la France. Dans son analyse portant sur des attentats perpétrés par trois générations différentes d’assaillants, Olivier Roy relève dans les campagnes terroristes postérieures à 1995 des différences qu’il juge significatives.
Contrairement à ce que l’on a pu voir pour l’attentat à la bombe contre une synagogue à Paris en 1980 ou l’attentat perpétré devant un restaurant juif du Marais en 1982, les attentats d’aujourd’hui sont l’œuvre de « terroristes intérieurs », des loups solitaires qui choisissent systématiquement de mourir.
Ils ne sont pas entraînés. Ils trouvent leurs propres armes, élaborent leurs propres plans et mènent leurs propres activités de renseignement. Ils tuent sans discernement. Ils visent le grand public. Leur objectif est de se livrer à un sacrifice rituel avec un couteau ensanglanté dans la main, plutôt que de tuer autant d’innocents que possible. Rien ne prouve qu’ils reçoivent des instructions du groupe État islamique et encore moins des directives de l’étranger.
Les attentats d’aujourd’hui sont l’œuvre de « terroristes intérieurs », des loups solitaires sans entraînement qui trouvent leurs propres armes, élaborent leurs propres plans et mènent leurs propres activités de renseignement
Généralement, ils n’ont pas de mosquée, ni d’imam, ni de réseau de soutien derrière eux. Leur cheminement idéologique ne va pas du salafisme au terrorisme, contrairement à ce que supposent aujourd’hui le gouvernement, les procureurs, la police antiterroriste tout comme les médias.
Olivier Roy s’est emparé de la manière dont l’islam radical est généralement compris et l’a retournée. Ce n’est pas l’islam qui se radicalise, affirme-t-il, mais le radicalisme, généralement celui des immigrés de la deuxième génération, qui a trouvé dans l’islam une nouvelle forme. La différence est cruciale. « Ma thèse fondamentale consiste à dire qu’il n’y a pas salafisation d’abord et terrorisme ensuite », a déclaré Olivier Roy à MEE. « C’est pour cela que [je parle] de l’islamisation de la radicalité. La rupture précède une éventuelle phase salafiste et, très souvent, il n’y a pas de phase salafiste préalable. »
Si Olivier Roy a raison, alors rien de ce que fait actuellement le gouvernement français ne fonctionnera. Surtout après le récent assassinat de Samuel Paty, un enseignant qui a montré des caricatures du prophète Mohammed à sa classe de 4e.
Une croisade laïque
La vérité ne préoccupe guère le président français Emmanuel Macron, qui pense être tombé sur une carte « Vous êtes libéré de prison » avec ces assassinats.
Macron n’a pas de réponse à apporter à sa baisse de popularité et à l’âpre bataille qui s’annonce pour passer le premier tour des élections présidentielles de 2022
Comme d’autres sociétés occidentales, la France éprouve des difficultés à maintenir l’ordre social, sans que cela ait de lien avec l’extrémisme religieux. L’échelle sociale s’est brisée. Les barrières entre les générations, les groupes de revenus, les minorités ethniques, les populations rurales et urbaines n’ont jamais été aussi nombreuses depuis la Seconde Guerre mondiale. L’Union européenne (UE) a depuis longtemps perdu sa pertinence en tant que baume rédempteur après trois guerres franco-allemandes. La gauche est en lambeaux. L’extrême droite se modernise et change de forme.
Et Macron lui-même, l’ancien enfant prodige de la scène politique, n’a pas de réponse à apporter à sa baisse de popularité et à l’âpre bataille qui s’annonce pour passer le premier tour des élections présidentielles de 2022.
L’accusation portée contre Macron ne concerne donc pas tant le fait qu’il suive les traces de deux hommes dont l’échec spectaculaire au Moyen-Orient résonne encore aujourd’hui, à savoir Tony Blair et George Bush (même si à l’époque, le ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin ne s’était pas trompé au sujet de l’Irak et avait refusé de prendre part à l’invasion). C’est que Macron cherche à tirer un avantage politique personnel des assassinats brutaux de Charlie Hebdo et de l’enseignant Samuel Paty.
Ainsi, Macron ne lance rien de moins qu’une croisade laïque. Non pas pour sauver Jérusalem, mais pour sauver l’âme républicaine imaginaire de la France. Macron le fait au nom de la « laïcité », un concept typiquement français de séparation de l’Église et de l’État qui a été déformé par le temps au point d’être devenu méconnaissable.
Une arme néolibérale
Lors de son introduction en 1905, la laïcité était une mesure libérale. Elle a servi à réduire l’exclusivité de l’Église catholique. L’arrêt du financement public pour toutes les confessions religieuses a mis toutes les religions de France sur un pied d’égalité. L’Église catholique ne jouissait plus de la primauté.
Aujourd’hui, la laïcité est employée dans un but qui est à l’opposé de l’intention initiale : rétablir l’exclusivité d’un ensemble de croyances sur un autre pour toute la population, indépendamment des appartenances ethniques ou des origines.
La laïcité est devenue l’arme néolibérale de choix contre la tolérance, le multiculturalisme et la coexistence
Elle est devenue l’arme néolibérale de choix contre la tolérance, le multiculturalisme et la coexistence. C’est l’outil à l’aide duquel la droite (et la gauche) cherchent à rafistoler l’identité toujours plus élimée du citoyen de France.
L’islam occupe largement un territoire ennemi. Aux yeux de Macron, c’est un réservoir insondable d’« altérité », socialement conservateur et antiféministe, partisan du rejet et des formes médiévales de justice. L’islam, non réformé, menace la République française. Si le christianisme a eu sa réforme, l’islam en aura une aussi : c’est du moins ce que Macron imagine tendrement. Ainsi, entre les mains fébriles du président français, la laïcité s’est transformée en une croisade du XXIe siècle, avec toute la nuance dont Simon de Montfort a pu faire preuve au XIIIe siècle.
Des caricatures du prophète Mohammed ont été placardées sur des bâtiments. Des dizaines de mosquées ont été perquisitionnées. L’association caritative musulmane BarakaCity et le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), qui surveille les attaques islamophobes, ont été dissoutes dans le cadre de la campagne contre le « séparatisme musulman ».
Le débat autour du hijab a occupé une nouvelle fois le devant de la scène lorsqu’une membre du parti de Macron a quitté une audience de l’Assemblée nationale en raison de la présence d’une étudiante voilée.
L’islam « français »
Et maintenant, les imams doivent recevoir une accréditation officielle qui peut leur être retirée. D’autres restrictions doivent être imposées quant au port du hijab. L’enseignement à domicile est en train d’être interdit. Un registre officiel des imams musulmans est en cours d’élaboration.
Les imams devront signer une charte des « valeurs républicaines » comprenant au moins deux exigences centrales : le rejet de l’islam politique et le refus de toute « ingérence étrangère ». Dans cette course effrénée à la création d’un islam français, tous les groupes sont rassemblés, toutes les distinctions sont éludées : l’islam radical, l’islam politique, tous les pratiquants, qu’ils soient libéraux ou non, les immigrés des première, deuxième et troisième générations.
Tous sont désormais placés dans le même camp d’internement virtuel.
Cette réaction permettra à elle seule de garantir que la France restera une cible facile pour le groupe État islamique ou l’une de ses mutations pendant les décennies à venir. Un « islam français » visant la « séparation islamiste » est en train de se créer. Pour la première fois, toute personne qui s’identifie comme musulmane est soumise à un test de loyauté : « Soit vous êtes avec la République, soit vous n’êtes pas avec la République ».
Il s’agit bien entendu d’une aberration flagrante.
À cet instant précis où l’Occident, un groupe de nations aspirant à contrôler les marchés mondiaux, la monnaie de réserve, les ventes d’armes et les armées, est à l’agonie, ce n’est pas un hasard si les musulmans de France sont contraints de signer une charte qu’aucun autre citoyen ne comprendrait, et encore moins la police.
Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin aurait-il osé formuler des propos sur les rayons séparés destinés à l’alimentation halal et cacher dans la foulée de l’attentat du supermarché juif il y a cinq ans ? « Lorsque Macron est arrivé au pouvoir en France, sa priorité était la lutte contre les violences domestiques. Il n’a rien fait contre les violences domestiques et maintenant, il essaie de stigmatiser les musulmans à cause de la polygamie. Même s’il y a peu d’hommes polygames », a déclaré une Française musulmane à Channel 4.
« [La ministre] Marlène Schiappa a ensuite déclaré qu’il était acceptable d’être infidèle ou d’avoir une relation à trois. Je ne sais pas comment traduire cela en anglais, donc il est acceptable d’être polyamoureux », a-t-elle ajouté.
Larges sourires à Abou Dabi
Macron n’est pas isolé. Deux frontières plus loin, l’Autriche fait la même chose. Le mois dernier, des centaines de policiers autrichiens ont effectué des descentes à Vienne en réponse à un attentat qui a fait quatre morts et vingt blessés.
Comme Mohammed ben Salmane et Mohammed ben Zayed, Macron est intéressé par le pouvoir. Il est bien placé pour se tenir à leurs côtés. Il a véritablement rejoint leur club
Le ministre autrichien de l’Intérieur Karl Nehammer s’est toutefois démené pour affirmer que les descentes à l’aube n’avaient aucun rapport avec l’attentat de Vienne. Il a déclaré que ces opérations visaient des domiciles et des bureaux liés au Hamas et aux Frères musulmans.
Il est intéressant de noter qu’un mois auparavant, l’Autriche avait adopté une loi permettant aux descendants des juifs autrichiens qui avaient été forcés de fuir le pays à la fin des années 1930 de récupérer leur citoyenneté autrichienne. Il se trouve que ma sœur et moi en faisons partie, car nos parents avaient dû fuir Vienne à l’époque.
Aujourd’hui, ce même État fait planer des soupçons sur sa population immigrée musulmane, beaucoup plus réduite. Ai-je envie de devenir citoyen d’un pays qui ne cesse de se retourner contre ses minorités ethniques dans les moments de tension ?
Dans le même temps, un large sourire se dessine sur les visages de ceux qui, dans les États les plus répressifs du Golfe, encouragent discrètement tout cela et, dans certains cas, le financent directement.
Les Saoudiens et les Émiratis n’en croient pas leurs yeux. Alors que Donald Trump est sur le point de quitter la scène, Macron prend sa place. Le Conseil saoudien des oulémas et le Conseil émirati des fatwas se sont empressés de publier de nouvelles décisions condamnant les Frères musulmans. Pour l’institution saoudienne, ils « n’ont aucun lien avec l’islam » et représentent « un groupe parasite ».
Aucun des deux États répressifs ne s’intéresse à la liberté de religion ou à la séparation de l’Église et de l’État. Bien au contraire. Ils abusent des autorités religieuses pour donner une légitimité à leur autocratie. Leur seul intérêt est de garder le contrôle. Et ils se servent de leurs autorités religieuses pour y parvenir. C’est aussi de l’« islam politique ». Mais Macron ne s’intéresse ni à la qualité de vie des musulmans en France, ni à la promotion de la démocratie au Moyen-Orient.
Il vient de décorer de la grand-croix de la Légion d’honneur Abdel Fattah al-Sissi, le dictateur égyptien qui a tué plus de citoyens non armés sur la place Rabia que les autorités chinoises sur la place Tian’anmen et qui a fait enfermer 60 000 prisonniers politiques. Comme le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane et le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed, Macron est intéressé par le pouvoir.
Il est bien placé pour se tenir à leurs côtés. Il a véritablement rejoint leur club. La présidence française est tombée bien bas.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Lorsqu’il a quitté The Guardian, il était l’éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal. Au cours de ses 29 ans de carrière, il a couvert l’attentat à la bombe de Brighton, la grève des mineurs, la réaction loyaliste à la suite de l’accord anglo-irlandais en Irlande du Nord, les premiers conflits survenus lors de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en Slovénie et en Croatie, la fin de l’Union soviétique, la Tchétchénie et les guerres qui ont émaillé son actualité. Il a suivi le déclin moral et physique de Boris Eltsine et les conditions qui ont permis l’ascension de Poutine. Après l’Irlande, il a été nommé correspondant européen pour la rubrique Europe de The Guardian, avant de rejoindre le bureau de Moscou en 1992 et d’en prendre la direction en 1994. Il a quitté la Russie en 1997 pour rejoindre le bureau Étranger, avant de devenir rédacteur en chef de la rubrique Europe puis rédacteur en chef adjoint de la rubrique Étranger. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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