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Mirage gay dans le football français

Les réactions suscitées par le refus de cinq joueurs, pour la plupart musulmans, de porter les maillots floqués des couleurs LGBT ont largement dépassé le cadre de la lutte contre l’homophobie. Comment une initiative voulue comme inclusive devient-elle le prétexte à la stigmatisation d’une communauté ?
Un membre de la Ligue de football professionnel porte un brassard avec le drapeau arc-en-ciel lors du match de Ligue 1 entre le Stade brestois et l’AJ Auxerre à Brest, dans l’ouest de la France, le 14 mai 2023 dans le cadre d’une campagne contre l’homophobie (AFP/Damien Meyer)

Les semaines se suivent et se ressemblent en France. Le football professionnel est à nouveau rattrapé par les polémiques et obsessions qui ne cessent d’agiter le débat public. Après les controverses autour du jeûne des joueurs durant le Ramadan, c’est le refus de certains joueurs – pour la plupart musulmans – de porter des maillots aux couleurs LGBT qui fait débat.

Dans le cadre de la Journée mondiale contre l’homophobie le 17 mai, la Ligue de football professionnel (LFP) a décidé de renouveler une opération déjà menée par le passé : lors de la 35e journée de Ligue 1 et Ligue 2, tous les joueurs ont porté des maillots floqués des couleurs arc-en-ciel, le slogan « Homos ou hétéros, on porte tous le même maillot » étant affiché avant les matches.

En 2021 et 2022, seul Idrissa Gueye, alors au PSG, avait refusé de porter ce maillot, décision qui avait suscité de vives réactions. En 2023, les refus ont été plus nombreux, provoquant des réactions plus passionnées encore. Le débat s’est durci, entraînant les polarisations habituelles. Des membres du gouvernement ont même appelé à des sanctions contre les joueurs réfractaires.

Homophobie dans le foot

À l’instar des insultes racistes, les chants et expressions homophobes sont courants dans les stades de football. Loin d’être un simple folklore, ils sont le reflet de l’homophobie qui existe dans la société, et d’un sport construit sur un modèle masculin viriliste (les choses changent un peu avec la visibilité croissante du football féminin et la présence accrue de femmes arbitres).

À partir de la saison 2019-2020, des rencontres de Ligue 1 ont été interrompues du fait de chants homophobes dans les tribunes. Face à la difficulté d’établir un barème de sanctions lisible, la LFP avait choisi de réunir des associations de lutte contre l’homophobie et des associations de supporters pour engager des discussions.

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 La seule voie répressive montrait en effet ses limites. Certains matches étaient interrompus par les arbitres, tandis que d’autres – pour les mêmes faits – ne l’étaient pas. Si la LFP s’était entêtée dans le bras de fer avec les clubs et groupes de supporters, elle se serait exposée à un casse-tête disciplinaire et à des provocations et actes de défiance de la part des groupes de supporters.

C’est donc une autre voie qui a été empruntée dans le football, prenant ainsi exemple sur ce qui avait été fait et continue de se faire dans le rugby. Avec le Stade français de Max Guazzini en fer de lance, des initiatives comme le calendrier « Les Dieux du stade » ou les maillots moulants ou rose flashy des joueurs ont sorti de son ornière régionale un sport pourtant réputé macho.

Imposition verticale

Contrairement à l’Angleterre, où l’opération « Rainbow Laces » (lacets arc-en-ciel) se fait sur la base du volontariat (les joueurs de Premier League choisissent de porter ou non ces lacets), en France, la LFP n’a laissé aucun choix aux joueurs. Quelle « pédagogie » y a-t-il à imposer – par le haut – le soutien à une cause, quelle qu’elle soit et aussi légitime puisse-t-elle être ?

Pour y répondre, déplaçons un peu la focale. Lors des discussions consécutives au refus de certains joueurs de porter le maillot floqué des couleurs arc-en-ciel, le parallèle avec le racisme a souvent été fait. Si un joueur avait refusé de participer à une initiative antiraciste, il aurait, dit-on, été immédiatement mis à l’index. La même chose devrait valoir pour l’homophobie.

Comme tout symbole, le drapeau LGBT n’est pas univoque. Là est le nœud du problème. Prendre position contre l’homophobie n’est pas la même chose que se dire en faveur de toutes les pratiques que recouvre le drapeau LGBT

Mais ce n’est pas seulement le message « non à l’homophobie » que les joueurs doivent porter, mais le drapeau arc-en-ciel aux significations multiples. Il signifie aussi bien l’affirmation homosexuelle (son sens originel) que l’inclusivité (gay friendly) et la liberté, et il peut, à l’extrême, être vu comme l’un des symboles de la domination occidentale (nous y reviendrons).

Comme tout symbole, le drapeau LGBT n’est pas univoque. Là est le nœud du problème. Prendre position contre l’homophobie n’est pas la même chose que se dire en faveur de toutes les pratiques que recouvre le drapeau LGBT. Une personne athée qui goûte peu aux religions (quelles qu’elles soient) peut s’exprimer contre toute forme d’islamophobie, mais personne ne songerait à lui imposer un brassard avec la chahada.

Sanctions et hypocrisie

Rien ne révèle plus la nature verticale de l’initiative de la LFP que les réactions suscitées par les joueurs réfractaires (quatre en Ligue 1, un en Ligue 2). Jugeant « anachronique » leur décision, le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a prôné une forme de pédagogie, alors que la ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra, a préconisé des sanctions contre ces cinq joueurs.

Si la ministre n’a pas autorité sur les clubs, sa position les met en position délicate. Le Football Club de Nantes a infligé à son joueur égyptien Mostafa Mohamed une amende dont le montant (qui n’a pas été divulgué) sera reversé à l’association SOS homophobie. Une réaction qui va alimenter un sentiment de partialité, quelques semaines à peine après les polémiques autour du Ramadan.  

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La Fédération française de football avait en effet estimé qu’un terrain et un stade étaient des lieux dans lesquels il convenait de respecter un strict principe de neutralité. Elle s’était notamment appuyée sur l’article premier de ses statuts pour justifier l’interdiction d’interrompre les matches amateurs pour permettre aux joueurs musulmans observant le jeûne de s’hydrater et de s’alimenter.

Cet article prévoit notamment que soient interdits en compétition « tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical », « tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », et « tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande. »

Homonationalisme

Juste avant d’évoquer la question de l’opportunité d’imposer des sanctions aux joueurs refusant de participer à l’initiative de la LFP, la ministre des Sports avait déclaré ceci : « Nous sommes dans un pays qui a toujours promu le respect des autres, des droits de l’homme. C’est essentiel qu’on puisse tous se retrouver dans un message aussi basique de vivre-ensemble. »

Une réécriture avantageuse de l’histoire, qui montre comment la lutte contre les discriminations – en l’espèce l’homophobie – autorise un discours sur l’exceptionnalisme sexuel occidental, défini comme intrinsèquement tolérant, respectueux des droits et différences de chacun. C’est dans le contexte de ces discours que Jasbir K. Puar a popularisé le terme d’homonationalisme.

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Contraction des mots homonormativité (forgé par Lisa Duggan) et nationalisme, ce concept a été formulé dans le contexte de l’après 11 septembre 2001 pour désigner la manière dont l’idéologie du « choc des civilisations » s’est combinée à celle du « choc des sexualités » : d’un côté le monde occidental, tolérant et libéral, et de l’autre le monde musulman, sexiste et homophobe.

Si les États-Unis sont pionniers dans la diffusion d’un discours transnational de mission civilisatrice de défense des LGBT, d’autres pays suivent. Dans un essai stimulant auquel nous empruntons le titre de cet article, Jean Stern analyse la manière dont le pinkwashing israélien mythifie un Tel Aviv moderne et gay-friendly, pour faire oublier la Palestine et l’occupation.

Sortir du marketing

Ce qui a créé la polémique n’est pas le refus en soi de porter les maillots aux couleurs LGBT que l’identité des joueurs réfractaires (le Colombien Radamel Falcao, chrétien évangélique, avait par exemple refusé de porter un brassard LGBT en 2019 sans encourir autant de critiques). Ces refus ont permis de réinvestir un discours renforçant les lignes de fracture entre nous et eux, civilisation et barbarie.

Voilà comment une initiative supposément inclusive s’est transformée en une mise à l’index de pans entiers de la population, accusés d’être les principaux propagateurs de l’homophobie. L’extrême droite française, historiquement hostile aux droits des homosexuels, instrumentalise désormais la cause LGBT, posant une corrélation entre homophobie, immigration et islam.

Voilà comment une initiative supposément inclusive s’est transformée en une mise à l’index de pans entiers de la population, accusés d’être les principaux propagateurs de l’homophobie

Cette instrumentalisation est facilitée par une droitisation des milieux gays eux-mêmes, analysée dès 2012 par Didier Lestrade. À travers les polémiques sur les maillots de foot, l’imposition de la culture LGBT aux personnes d’ascendance immigrée se fait à nouveau à sens unique. Opposer une oppression à une autre contribue pourtant à les renforcer toutes deux.

Au lieu de cultiver une concurrence des victimes, ou un faux dilemme (anti-homophobie ou anti-racisme ?), il serait bon de rappeler qu’avant d’être happée par la logique marchande et les discours nationalistes, la lutte pour la reconnaissance des droits des LGBT est née dans le sang et la fureur des nuits d’émeutes de Stonewall en 1969, contre un raid de la police de New York.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.  

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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