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Jusqu’ici tout va bien :​ le meilleur et le pire de la série de banlieue

Énorme succès depuis sa mise en ligne sur Netflix, la série Jusqu’ici tout va bien de Nawell Madani est l’objet d’âpres critiques en raison d’un scénario qui fait craindre une énième représentation stéréotypée de la banlieue et de ses habitants
Mise en ligne le 7 avril, la série fait un carton, tout en suscitant de nombreuses critiques (Netflix)

Il est courant que des films ou des séries suscitent curiosité et impatience avant leur sortie. En raison des personnes qui les portent, des sujets qu’ils abordent, du public qu’ils visent, du contexte où ils arrivent, l’attente peut même sembler démesurée. C’est le cas notamment des productions qui prennent pour thème la banlieue française. Elles laissent rarement le public indifférent.

Ces programmes suscitent souvent des avis tranchés. Plus qu’un simple divertissement, on attend d’eux qu’ils portent une parole jusque-là refoulée, dévoilent une réalité que les grands médias, la tyrannie de l’audience et le prêt-à-penser raciste ont tendance à caricaturer. C’est ce type d’attente qui explique à la fois la réception houleuse et le succès de Jusqu’ici tout va bien.

Archétypes

Mise en ligne le 7 avril 2023 sur Netflix, la série fait un carton. Créée, co-produite et interprétée par la réalisatrice belge d’origine algérienne Nawell Madani, elle suit le parcours d’une journaliste vedette d’une chaîne d’information en continu, embarquée avec ses sœurs et sa nièce dans une affaire de stupéfiants pour sauver (avant la fin du Ramadan) son petit frère recherché à la fois par la police et de gros trafiquants.

En raison d’un synopsis qui coche toutes les cases en matière de clichés, la série a fait l’objet d’âpres critiques avant même sa mise en ligne. D’autant que Nawell Madani avait d’une certaine manière elle-même attisé ces remarques en dénonçant sur le plateau de l’émission « Quelle époque » diffusée sur France 2 les stéréotypes véhiculés par les médias sur la banlieue.

L’islam est dépourvu de toute profondeur et réduit à un folklore, mais les poncifs habituels sur les musulmans nous sont au moins épargnés

Au-delà de ce synopsis, la série repose sur un certain nombre d’archétypes : la travailleuse sociale au bout du rouleau, la pieuse dépassée par les événements et par une adolescente peu sensible à cette religiosité, l’ambitieuse journaliste, le père absent, la mère courage, le petit frère fragile, le policier dévoué, le dealeur impitoyable, le présentateur cynique et cocaïnomane, etc.

Si le propos est appuyé et la distribution des rôles schématique, la série évite certains écueils. Pas de grand frère radicalisé qui opprime sa sœur ou de banlieusards dépeints uniquement en émeutiers ou délinquants. C’est déjà ça. L’islam est dépourvu de toute profondeur et réduit à un folklore, mais les poncifs habituels sur les musulmans nous sont au moins épargnés.

Mélange des genres

Alors que dans le cinéma (à l’exception du genre « film choral »), l’intrigue est resserrée autour de quelques personnages, le format série offre l’avantage de pouvoir porter à l’écran un nombre bien plus grand de protagonistes, à la fois mieux dessinés et plus diversifiés, et de mettre en parallèle plusieurs arcs narratifs. À condition toutefois de respecter certains principes.

Jusqu’ici tout va bien se veut tout à la fois une comédie, un thriller policier, un drame social et familial. Des genres qui s’accordent mal et dont le mélange nuit à l’intérêt de la série. L’intrigue policière est noyée, la tension et le suspense désamorcés par les scènes plus légères et les sketches sur la vie ordinaire d’une famille d’origine algérienne installée en banlieue parisienne.

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Si l’humour est omniprésent (rien d’étonnant puisque la créatrice de la série vient du stand-up), il faut aussi garder à l’esprit qu’il constitue souvent l’un des canaux principaux par lesquels les représentations sexistes et racistes circulent et se reproduisent. Cette légèreté apparente permet d’écarter toute critique sur le fond en se réfugiant derrière une forme a priori anodine.

Nawell Madani a voulu profiter des possibilités offertes par les plateformes de streaming pour créer quelque chose de différent. Non sur le plan formel puisque la série est très convenue et use de tous les codes commerciaux dominants (esthétique de clips, musique et ralentis omniprésents…), mais sur le regard calme posé sur ses personnages, en particulier féminins.

Sororité

« Je voulais des personnages féminins forts », soutient Nawell Madani, qui affirme vouloir depuis longtemps « parler des femmes qui viennent de banlieue » et « qui ne sont pas, ou peu, représentées à l’écran ». C’est sans doute la qualité première de la série. Mais le féminisme peut-il se réduire ici à une simple question de visibilité, indépendamment de tout contenu ?

Malgré cette intention louable, l’opposition entre le monde des hommes et celui des femmes aboutit, au final, à une essentialisation des sexes

Dans le sillage du mouvement « Me Too », les productions se revendiquant de manière appuyée du féminisme se sont multipliées ces dernières années. Très souvent, il s’est agi de remplacer les personnages masculins par des personnages féminins, donnant paradoxalement des armes aux détracteurs du féminisme qui l’accusent à tort d’être une simple inversion des rôles sociaux.

C’est par exemple le cas du film Widows (Les Veuves), adapté de la série anglaise du même nom, et dont semble s’être inspirée Nawell Madani. L’originalité du long-métrage de Steve MacQueen (Twelve Years a Slave, Hunger) est d’intégrer dans un genre habituellement masculin (le film de casse) quatre femmes placées de surcroît au cœur de l’intrigue.

À l’instar de Widows, Jusqu’ici tout va bien décrit un processus par lequel des femmes mobilisent leurs ressources pour atteindre un objectif commun. Une sororité qui se construit en actes et non pas seulement en théorie. Malgré cette intention louable, l’opposition entre le monde des hommes et celui des femmes aboutit, au final, à une essentialisation des sexes.

Avalanche de critiques

Sitôt la série annoncée, de nombreuses critiques ont pris pour cible le synopsis, qui laisse augurer une énième réduction des banlieusards à la figure du délinquant. On a vu que ce n’était pas le cas. On peut d’ailleurs se demander pourquoi le rap français, qui exalte et met en scène à longueur de clips les armes et le gangstérisme, ne s’attire presque jamais pareilles critiques.

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Le sexisme explique en effet certaines remarques acerbes dirigées contre la série, en particulier contre sa créatrice. Mis en ligne quelques semaines plus tôt sur Netflix, le film du rappeur Kaaris Le Roi des ombres, au synopsis tout aussi caricatural, ne s’est pas attiré autant de critiques en dépit du gros succès dont il bénéficie (il est en tête des films étrangers les plus visionnés sur Netflix).

D’autres remarques, moins superficielles, ont visé le caractère cru de nombreux dialogues dans Jusqu’ici tout va bien. Une vulgarité omniprésente, qui interroge tant elle semble décorrélée de l’intrigue. S’agissait-il de mettre à jour certaines contradictions qui traversent les populations musulmanes, comme c’était par exemple le propos très appuyé du film Mohamed Dubois ?

Plusieurs scènes sont ici révélatrices. Du capitaine de police en pleine forme qui ne jeûne pas tout en prétextant une maladie pour se justifier à la mère qui entre en boîte de nuit avec son hijab pour chercher sa fille, jusqu’aux voyous discutant dans un bar PMU du sens à donner à une érection matinale, tout cela en plein mois de Ramadan.

Des scènes qui auraient gagné à être contrebalancées par des considérations plus profondes sur le mois sacré des musulmans, par exemple. D’autant que la série baigne dans une forme de superficialité, qui exalte, à travers la présentatrice vedette, le dealeur charismatique ou le footballeur professionnel, la notoriété, l’argent et la réussite. Dans Jusqu’ici tout va bien, le conformisme n’est pas là où on l’attend.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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