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Anniversaire de la mort de Mahsa Amini : pourquoi le mouvement de protestation iranien de 2022 a échoué

Un an après la mort tragique de Mahsa Amini, il convient de réexaminer le soulèvement iranien pour tenter de comprendre pourquoi ce vaste mouvement populaire n’a pas permis de déclencher une transformation politique en Iran
Une femme brandit un portrait de Mahsa Amini, une jeune Iranienne décédée après avoir été arrêtée à Téhéran par la « police des mœurs » de la République islamique, lors d’une manifestation devant le Bundestag allemand, le 8 mars 2023 (AFP)

Le 13 septembre 2022, Mahsa Amini (22 ans) a été arrêtée à Téhéran par la Patrouille d’orientation, la police des mœurs religieuse du gouvernement iranien, pour avoir prétendument enfreint les règles relatives au port du hijab.

Tragiquement, la jeune femme est tombée dans le coma quelques heures après son arrestation et est décédée trois jours plus tard, le 16 septembre, dans des circonstances suspectes. Sa mort prématurée a servi de catalyseur à l’agitation qui traversait la société iranienne, donnant lieu à des manifestations de grande ampleur aux quatre coins du pays.

Ce tumulte chaotique constitue l’une des plus importantes périodes de troubles qu’ait connues l’Iran depuis la révolution de 1979. À l’approche du premier anniversaire de la mort de Mahsa Amini, les autorités iraniennes n’ont cessé de mettre en garde contre la possibilité d’une nouvelle vague de troubles.

Pour certaines Iraniennes, la bataille autour du port obligatoire du hijab remonte aux premiers jours de l’après-révolution – parfois avec plus d’élan, parfois moins. Mais la triste disparition de Mahsa Amini a déclenché une vague d’indignation publique qui a débouché sur le bouleversement le plus notable de l’histoire de l’Iran post-révolutionnaire. De jeunes hommes, en particulier dans les grandes villes, se sont ralliés au soulèvement, tandis que les femmes ont joué un rôle sans précédent de pilier du mouvement.

Cela soulève une question importante : en quoi ce cas diffère-t-il des événements précédents ?

La mort du mouvement réformiste

À la fin du second mandat de l’ancien président modéré Hassan Rohani, le Conseil des gardiens de la Constitution, un organe ultraconservateur chargé d’examiner les candidatures, a éliminé tous les candidats modérés et réformistes. Cette manœuvre est intervenue en amont de l’élection présidentielle de 2021, remportée par Ebrahim Raïssi, fervent partisan du guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei.

L’élection de Raïssi, conséquence d’une manipulation substantielle du processus de sélection des candidats par le Conseil des gardiens de la Constitution, a marqué la fin du chapitre du mouvement réformiste dans l’histoire de la République islamique d’Iran

Il est donc devenu de plus en plus évident que les partisans de la ligne dure, qui n’auraient pas pu prendre cette mesure sans l’approbation du plus haut dirigeant de l’Iran, avaient décidé de purger définitivement les réformistes et les modérés qui supervisaient l’administration et conservaient une présence significative au Parlement depuis trois décennies.

Cette décision reflète une approche comparable adoptée lors des élections législatives de 2019, au cours desquelles des candidats réformistes et modérés ont été massivement disqualifiés. Ces deux manœuvres ont permis aux partisans de la ligne dure de prendre le contrôle des trois branches du gouvernement pour la première fois depuis la prise de pouvoir de Khamenei en 1989.

L’élection présidentielle de 2021 a été marquée par le taux de participation le plus faible enregistré depuis la révolution de 1979, celui-ci ayant chuté d’environ 73 % des électeurs inscrits lors de l’élection de 2017, au cours de laquelle Rohani a été réélu, à seulement 48,8 %.

À Téhéran, bastion historique des factions modernistes qui s’opposent au gouvernement, le taux de participation électorale est passé de 70 % en 2017 à 34 % en 2021. L’élection de Raïssi, conséquence d’une manipulation substantielle du processus de sélection des candidats par le Conseil des gardiens de la Constitution, a donc marqué la fin du chapitre du mouvement réformiste dans l’histoire de la République islamique d’Iran. Cette ère remontait à 1997, avec l’élection du président réformiste Mohammad Khatami.

La rébellion des conservateurs

Quelques mois après le début de l’administration Raïssi, le triomphe des conservateurs, qui ont pris le contrôle des trois branches du gouvernement, a dopé leur confiance, les amenant à penser qu’ils pourraient mettre en œuvre leur programme sans opposition. Dans ce cadre, ils ont réactivé et déployé la police des mœurs sans ménagement. Ces forces se sont attaquées violemment aux femmes accusées de ne pas respecter le code vestimentaire, faisant preuve de brutalité à leur égard.

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Des témoins ont filmé des images choquantes de femmes arrêtées pour des infractions liées au port du hijab, qui ont ensuite largement circulé sur les réseaux sociaux.

En septembre 2022, les perspectives d’un accord sur le nucléaire entre l’Iran et les puissances mondiales semblaient de plus en plus sombres. Les négociations étaient au point mort et la valeur de la monnaie iranienne, le rial, chutait à une vitesse alarmante.

Dans le même temps, le pays était confronté à une vague d’inflation sans précédent, qui atteignait de nouveaux records. Selon les données officielles, le taux de chômage des 18-35 ans s’élevait à 16,3 %, parmi lesquels les jeunes diplômés universitaires représentaient 41 % de l’ensemble des chômeurs.

Alors que 30 millions de personnes vivaient sous le seuil de pauvreté, selon les statistiques gouvernementales, 23 millions d’autres étaient passées de la classe moyenne à une nouvelle catégorie, la « classe moyenne pauvre ». La corruption, la mauvaise gestion et le conflit avec les États-Unis qui prolongeait les sanctions semblaient sans fin.

Si la question de la discrimination à l’égard des femmes a trouvé un écho auprès de la jeune génération, elle a paradoxalement entravé la formation d’une révolution contre le système existant

Cette toile de fond sombre a éteint toute lueur d’espoir pour une grande partie de la société, principalement chez les jeunes citadins. À la mort de Mahsa, la société était prête à exploser. L’activité de millions d’Iraniens – en particulier les jeunes – sur les réseaux sociaux a permis de propulser la nouvelle au premier plan de l’actualité mondiale. Et pourtant, les manifestations n’ont pas apporté de changement politique.

Il convient donc de réexaminer ce soulèvement afin de déterminer les raisons probables pour lesquelles un mouvement d’une telle ampleur ne s’est pas traduit par une transformation politique en Iran.

Des lacunes

L’absence de leadership efficace a été la raison la plus citée pour expliquer l’échec du mouvement de protestation, les experts soulignant la nécessité d’une direction à la fois très populaire et hors de portée du gouvernement iranien.

Il ne fait aucun doute que les manifestations ont constitué le défi le plus important et le plus tenace auquel le système de gouvernance iranien ait été confronté. Toutefois, l’absence d’un organe central chargé d’orienter le mouvement, de soutenir l’espoir des manifestants quant à une alternative au système islamique et d’organiser les manifestations décentralisées est devenue de plus en plus problématique au fur et à mesure que les manifestations prenaient de l’ampleur et que la répression gouvernementale s’intensifiait. Un conseil de six membres a été formé à l’étranger pour diriger le mouvement, mais des divergences sont progressivement apparues entre les membres et le groupe s’est disloqué.

La répression violente des manifestants a indéniablement joué un rôle dans l’échec de leur tentative de renversement du système. Néanmoins, d’autres facteurs, moins souvent évoqués, ont également contribué à l’incapacité du mouvement à susciter un changement politique.

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Alors que les manifestations ont débuté avec le slogan très progressiste « Femme, vie et liberté », qui exprimait une opposition ferme au port obligatoire du voile, des slogans subversifs et anti-dictature, visant en particulier Khamenei, ont rapidement pris une place prépondérante au sein du mouvement.

Toutefois, tant en Iran que lors des rassemblements massifs et sans précédent de la diaspora iranienne, les droits des femmes ont joué un rôle central dans les manifestations, à tel point que l’opposition et les médias étrangers ont parlé de « révolution des femmes ».

Si la question de la discrimination à l’égard des femmes a trouvé un écho auprès de la jeune génération, elle a paradoxalement entravé la formation d’une révolution contre le système existant, dans la mesure où elle ne traitait pas de la principale préoccupation d’une grande partie de la société, à savoir les luttes économiques de la classe ouvrière. Les questions liées aux moyens de subsistance ont rarement été entendues ou mises en avant.

Par conséquent, si la présence des jeunes a facilité la propagation rapide des manifestations, celles-ci n’ont pas pu infiltrer la société en profondeur et attirer dans la lutte des couches générationnelles et sociales diverses. En substance, l’accent mis sur le slogan « Femme, vie et liberté » n’a pas permis de hisser le mouvement vers une dimension révolutionnaire. Dans les segments patriarcaux de la société iranienne, en particulier dans les classes traditionnelles et socio-économiques inférieures, il était irréaliste de penser qu’un mouvement de femmes allait mobiliser au point de susciter une participation active à la lutte.

Une société divisée

Un autre facteur qui a contribué à l’absence de formation d’un mouvement global a été l’hésitation et la réticence du segment religieux libéral de la société à s’engager pleinement dans la lutte. S’il approuvait les objectifs du mouvement, ce milieu a été déconcerté par certaines actions provocatrices menées par des manifestants à l’étranger.

Le fossé découlant de la relation conflictuelle entre le gouvernement et les dissidents s’est tellement creusé que la répression des manifestations ne fait qu’attiser la rancœur des opprimés

Les exemples de manifestantes qui se déshabillaient pour exprimer leur opposition aux restrictions imposées aux femmes par le gouvernement iranien, ainsi que les vidéos montrant de jeunes garçons et filles se livrer à des démonstrations publiques d’affection, ont choqué et rebuté une part non négligeable de la société iranienne. Le gouvernement a de son côté profité de ces actions pour dénoncer un mouvement « hédoniste » et « moralement corrompu », ce qui a encore affaibli sa crédibilité.

Il ne fait aucun doute qu’une révolution sociale importante s’est déroulée en Iran. Actuellement, certaines femmes et jeunes filles continuent de résister et de lutter contre le port obligatoire du hijab, pierre angulaire de l’idéologie du système islamique.

En parallèle, le fossé découlant de la relation conflictuelle entre le gouvernement et les dissidents s’est tellement creusé que la répression des manifestations ne fait qu’attiser la rancœur des opprimés.

Telle une braise qui couve sous la surface, cette colère latente attend le bon moment pour s’enflammer.

- Shahir Shahidsaless est un analyste politique et journaliste indépendant irano-canadien qui écrit sur les affaires intérieures et étrangères de l’Iran, le Moyen-Orient et la politique étrangère américaine dans la région. Il est coauteur de l’ouvrage Iran and the United States: An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace. Il écrit pour plusieurs sites consacrés au Moyen-Orient et de façon régulière pour BBC Persian. Vous pouvez le suivre sur X @SShahidsaless.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Shahir Shahidsaless is an Iranian-Canadian political analyst and freelance journalist writing about Iranian domestic and foreign affairs, the Middle East, and the US foreign policy in the region. He is the co-author of Iran and the United States: An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace. He is a contributor to several websites with focus on the Middle East. He also regularly writes for BBC Persian. He tweets @SShahidsaless.
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