Le jour où mes interrogateurs israéliens se sont tus
En septembre 2016, la police israélienne procéda à l’arrestation de dizaines de militants palestiniens lors d’un raid lancé après minuit, alors que nous dormions. En tant que chef du parti Balad à l’époque, j’étais au sommet de leur liste.
Si le régime d’apartheid sioniste persécutait et harcelait systématiquement les militants et les dirigeants du parti, nous percevant comme un défi sans précédent au racisme structurel et au colonialisme, même nous fûmes choqués par une campagne répressive d’une telle ampleur.
Il était clair que l’objectif d’Israël était de détruire notre parti au moyen de prétextes inventés, tels que des collectes de fonds soi-disant illégales. L’establishment israélien ne parvenait pas à trouver de justifications raisonnables pour inculper un parti légal représenté à la Knesset et éliminer ainsi les maux de tête que celui-ci causait à l’État raciste.
Une histoire symbolique
Après une incarcération de dix jours, j’étais en route vers le tribunal dans un fourgon de police, menotté, lorsque les trois interrogateurs qui m’accompagnaient se lancèrent dans une discussion politique avec moi sur le conflit palestino-israélien.
Les esprits s’échauffèrent rapidement, nos voix s’élevant alors que nous échangions des points de vue et croyances divergents. Pendant une minute, il y eut un silence – et c’est alors que je me souvins de l’un des pires incidents traumatiques de mon parcours d’activiste politique.
Ma réponse constituait un acte d’accusation contre leur État. L’histoire de ma famille symbolise la tragédie palestinienne tout entière
Trente-cinq ans plus tôt, alors jeune adulte, j’avais été arraché de ma chaise au siège d’un journal palestinien à Jérusalem par quatre officiers du renseignement israéliens. Ils me mirent dans leur voiture et me battirent brutalement, jusqu’au sang.
L’attaque dura quinze minutes, le temps qu’il fallut pour atteindre le centre de détention. Ce qui m’arriva là-bas est une histoire longue et encore plus sombre.
Après ce silence momentané dans le fourgon de police, l’un des interrogateurs me surprit en me demandant : « Awad, pourquoi fais-tu de la politique et comment es-tu devenu secrétaire général de ton parti ? » J’attendis quelques secondes, essayant d’absorber ce qui ressemblait à une question motivée par la curiosité plutôt que par des intérêts de sécurité.
Ce qui m’étonna davantage fut qu’ils me laissèrent raconter l’histoire de mon père ainsi que la mienne jusqu’à la fin, écoutant attentivement et gardant le silence. J’avais l’impression que c’était peut-être la première fois que ces hommes, membres d’une société colonialiste fortement endoctrinée, entendaient le côté humain de la tragédie palestinienne directement à travers une expérience personnelle.
Ma réponse constituait un acte d’accusation contre leur État. L’histoire de ma famille symbolise la tragédie palestinienne tout entière.
Pourquoi je me suis politisé
Comme je le leur dis, mon engagement politique n’était pas un choix. Je n’ai pas étudié la politique à l’université. Je suis né dans la dure réalité créée par l’État israélien, qui a façonné nos trajectoires de vie.
Quand j’étais enfant, j’adorais m’amuser. Adolescent, j’aimais la musique, le foot et le karaté. Mais à l’âge de 14 ans, je fus convoqué pour interrogatoire dans un commissariat – une expérience terrifiante. C’est arrivé parce que je pleurais la mort soudaine et choquante du président égyptien Gamal Abdel Nasser.
Tout le monde autour de moi – mon père, ma mère, mon grand-père, mes voisins – pleurait amèrement son décès. Pour les Palestiniens, Nasser était un leader révolutionnaire, celui qui viendrait à leur secours et ramènerait leurs proches, les réfugiés expulsés par l’État d’Israël.
Au fil des ans, j’appris l’histoire de ma famille ainsi que celle de tous les Palestiniens, laquelle est totalement ignorée dans le programme d’enseignement imposé par l’État d’Israël.
Les cours d’histoire se concentrent en effet sur l’histoire des juifs et le récit sioniste. Et très peu d’enseignants sont prêts à résister à cette politique, car ils sont victimes d’intimidation et risqueraient d’être licenciés.
En 1980, alors âgé de 23 ans, juste après avoir obtenu une licence de langue et littérature anglaises, je fus recruté comme enseignant dans un lycée. Les écoles arabes avaient désespérément besoin de professeurs d’anglais.
Mais quelques semaines plus tard, le « département arabe » du ministère israélien de l’Éducation ordonna au directeur de l’école de me licencier, soi-disant pour avoir incité à la haine de l’État auprès des élèves.
Dire la vérité
Le directeur raconta qu’il les supplia de changer d’avis parce qu’il était impossible de trouver un autre professeur d’anglais. Mais les pétitions, les grèves d’étudiants et les manifestations ne retardèrent mon licenciement que de quelques mois.
Tout cela parce que j’étais déterminé à dire la vérité à mes élèves. Je n’étais pas disposé à leur mentir. Le ministère israélien de l’Éducation oblige les enseignants arabes à mentir, à être complices de notre propre dénationalisation, à submerger notre identité et à cacher notre sort aux élèves.
L’essai My Dungeon Shook de l’écrivain afro-américain James Baldwin faisait partie du programme d’enseignement. C’est une lettre saisissante et percutante adressée à son neveu sur la discrimination et l’humiliation pratiquées contre les noirs américains, dans un pays marqué par une terrible histoire de racisme, d’exploitation et d’esclavage.
Je trouvais tout naturel d’engager mes élèves dans une discussion comparant nos vies en tant que Palestiniens à celles des Afro-Américains, en dépit des différences majeures entre ces deux cas. C’est l’une des raisons de mon limogeage.
« Est-ce juste ? », demandai-je à mes interrogateurs dans le fourgon de la prison. « Pensez-vous toujours que votre État est démocratique ? » Je ne reçus aucune réponse – seulement un silence écrasant, accompagné de signes de surprise visibles sur leurs visages.
Une sombre histoire familiale
Je suis né dans une famille d’agriculteurs à Kawkab, un village du nord de la Palestine, aujourd’hui Israël. Dès mes plus jeunes années, mon père me raconta l’histoire de sa vie. Ma famille fait partie de ceux qui survécurent à l’expulsion et au nettoyage ethnique commis par les gangs sionistes pendant et après la Nakba en 1948.
À l’époque, la population du village était d’environ 400 personnes, et la plupart des habitants purent rester grâce à une figure charismatique et influente qui mena des négociations fructueuses avec les gangs occupant mon village.
Néanmoins, environ 20 % des habitants de Kawkab – dont beaucoup sont des membres de ma famille – fuirent en apprenant que les gangs avaient rassemblé les hommes du village devant la maison de mon grand-père.
Le ministère israélien de l’Éducation oblige les enseignants arabes à mentir, à être complices de notre propre dénationalisation
Ces hommes furent torturés et tout le monde s’attendait à ce qu’ils fussent massacrés, comme cela s’était produit dans de nombreux autres endroits. Les femmes criaient et pleuraient ; c’était terrifiant.
À l’époque, ma grand-mère venait de perdre l’un de ses fils qui était engagé dans la défense du village, et elle s’attendait à ce que ses trois fils restants et son mari fussent également massacrés par les sionistes ; heureusement, ils furent épargnés.
Mon père fut traumatisé par la façon dont son frère se vida de son sang pendant des heures avant de mourir, et ce traumatisme l’accompagna durant de nombreuses années. Avant leur décès, mon père et ma mère avaient attendu pendant des décennies de pouvoir voir leurs proches forcés de fuir le village en 1948.
Lors de l’invasion israélienne du Liban en 1982, deux des cousins de ma mère furent tués alors qu’ils défendaient les camps de réfugiés, leur perte s’ajoutant aux nombreux traumatismes que mes parents avaient connus.
« Indépendance » et catastrophe
Le 29 avril, l’État d’apartheid israélien commémore sa soi-disant indépendance. Les écoles élémentaires arabes sont obligées de célébrer le « Jour de l’indépendance » d’Israël – notre Nakba. Le plan sioniste consiste à reconstruire, dénationaliser et développer une génération palestinienne docile.
Les citoyens palestiniens d’Israël se sont vu refuser le droit de commémorer leur catastrophe. Néanmoins, ils organisent chaque année des marches à l’échelle nationale vers les villages détruits lors de la Nakba.
Les politologues ont appelé ce développement, dû à une conscience politique accrue, le retour des Palestiniens à l’Histoire – une reconquête de leur récit. Leur histoire, la catastrophe, commença en 1948 et même bien avant – pas en 1967.
Supprimer les événements de 1948 et ses conséquences du programme d’enseignement israélien a pour but de refuser aux citoyens palestiniens d’Israël l’accès à leur histoire et, plus important encore, à nous empêcher de voir la Nakba qui est toujours en cours, avec toutes ses hideuses facettes.
La colonisation de notre pays progresse à un rythme plus rapide, augmentant nos souffrances et nos angoisses. La menace mondiale représentée par la pandémie de coronavirus, qui a incité beaucoup à revoir leurs valeurs et pratiques, n’a pas mis un terme à la brutalité de ce régime anachronique.
Ironiquement, en se comportant de cette manière, Israël a volontairement dévoilé sa véritable identité : un régime colonial d’apartheid. Cette réalité devrait unir les Palestiniens partout dans le monde, offrant la possibilité de mener une lutte unie pour décoloniser notre pays et installer une forme de gouvernement démocratique et égalitaire sur les ruines du régime brutal et impitoyable d’aujourd’hui.
- Awad Abdelfattah est un auteur politique et ancien secrétaire général du parti Balad. Il est le coordinateur de la campagne One Democratic State basée à Haïfa, lancée fin 2017.
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Traduit de l’anglais (original).
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