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Comment la solution à deux États a aggravé les tensions entre Palestiniens

En Cisjordanie, l’Autorité palestinienne est de plus en plus contestée par une société civile aspirant à davantage de liberté et de démocratie. Des aspirations vaines, tant que la Palestine ne sera pas indépendante et que l’occupation israélienne continuera
Manifestation à Ramallah à la suite du décès de l’activiste Nizar Banat après son arrestation par la police palestinienne, le 24 juin 2021 (AFP)

Un calme relatif s’est répandu dans les villes de Cisjordanie occupée à l’occasion de la fête musulmane de l’Aïd al-Adha. Comme chaque été, l’attention de nombreux Palestiniens s’est tournée vers la pénurie d’eau courante, alors qu’il n’en manque jamais côté israélien. Malgré un changement d’attention temporaire, la tension qui a régné pendant des semaines contre l’Autorité palestinienne est toujours palpable.

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Fin juin, le décès de l’activiste et opposant politique Nizar Banat, mort lors de son arrestation par les forces de sécurité palestiniennes, avait provoqué une vague de protestations. Elle a également ravivé les tensions qui agitent le débat intra-palestinien sur l’état actuel et futur de la politique palestinienne.

D’un côté, les critiques de l’Autorité palestinienne accusent ses leaders de vouloir monopoliser le pouvoir et d’imposer un État policier. De l’autre, l’Autorité palestinienne pointe du doigt l’état des libertés à Gaza, sous le contrôle du Hamas, tout en insistant qu’elle reste, avec son président Mahmoud Abbas, la seule protectrice légitime du « projet national palestinien ».

Des projets contradictoires

Deux conceptions de l’avenir de la cause palestinienne s’affrontent. Celle des opposants au leadership actuel de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et de l’Autorité palestinienne, et celle des dirigeants de cette dernière.

Même s’il constitue la force d’opposition la plus importante, le Hamas se maintient à la marge de ces affrontements, en raison de son discours peu clair. Le mouvement islamiste joue la carte de la résistance armée légitime, tout en maintenant l’espoir d’une réconciliation avec le Fatah. Celle-ci lui permettrait de s’offrir une nouvelle respectabilité politique, sur la scène locale comme internationale. Une position qui mérite une analyse à elle seule.

Depuis la mort tragique de Nizar Banat, cette partie de la population a ressenti les limites de ses aspirations : si une personne peut mourir en toute impunité pour ses revendications, alors l’État palestinien auquel tant de citoyens aspirent n’est pas un État de droit mais un État policier

Or, une nouvelle tendance s’est développée au cours de ces dernières années dans les villes de Cisjordanie occupée. Celle-ci n’est ni structurée, ni nécessairement homogène sur le plan idéologique, mais peut avoir un impact important sur la politique palestinienne. S’inspirant des États démocratiques, elle ambitionne de structurer une société civile active, première garante de la surveillance du pouvoir. Seul problème, cette tendance se développe sous occupation et dans un système politique largement paralysé.

La majorité des acteurs de cette société civile palestinienne appartient à la classe moyenne éduquée, porteuse d’une histoire de luttes issue de la première Intifada, d’où elle tire ses idéaux d’État et de société civile. Une certaine élite qui vit dans des villes comme Ramallah, Naplouse et Bethléem, les centres urbains où a largement été réduit le projet d’État palestinien.

Depuis la mort tragique de Nizar Banat, cette partie de la population a ressenti les limites de ses aspirations : si une personne peut mourir en toute impunité pour ses revendications, alors l’État palestinien auquel tant de citoyens aspirent n’est pas un État de droit mais un État policier.

Le réalisme de cette perspective est d’une telle brutalité que des professeurs d’université, des avocats et des intellectuels de tous les horizons sont descendus dans la rue les semaines passées, s’exposant aux arrestations et au mauvais traitements de la police palestinienne.

Au-delà du choc des réalités, reste le fait que la Palestine n’est pas un pays indépendant, et ce tant à cause de la continuité de l’occupation israélienne que du fait de sa dépendance aux aides extérieures. La communauté internationale est le parrain financier de l’Autorité palestinienne depuis le premier jour, et continue de l’être parce que cette dernière est essentielle dans le projet à deux États.

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Pour les mêmes raisons, la communauté internationale finance aussi largement la société civile palestinienne et ses organisations de surveillance des politiques publiques. Autrement dit, la communauté internationale – ou plutôt les pays les plus influents comme les États-Unis et l’Union européenne – finance simultanément deux visions contradictoires de construction de la Palestine. L’une repose sur le droit et la participation citoyenne, l’autre sur un modèle sécuritaire, avec peu de place pour le changement et la diversité politique.

Cette contradiction a inévitablement mené à une montée des tensions. Ces dernières années, les organisations de la société civile ont tiré la sonnette d’alarme, dénonçant une véritable « concentration du pouvoir » de la part de l’Autorité palestinienne.

En août 2020 par exemple, une quinzaine d’organisations palestiniennes de défense des droits de l’homme ont signé un « document de position », où elles dénoncent « l’ingérence du pouvoir exécutif palestinien dans le pouvoir judiciaire ». Le texte accuse l’Autorité palestinienne d’avoir nommé les juges de la Cour constitutionnelle sur la base de « considérations politiques ». Il fait aussi référence à mise à la retraite forcée de plusieurs autres magistrats et à la formation d’un conseil judiciaire transitoire, qu’il accuse d’être sous le contrôle de l’exécutif.  

En mars dernier, l’Autorité palestinienne a, de son côté, émis un décret-loi qui oblige les organisations civiles à soumettre leurs programmes d’action et leurs budgets au gouvernement. Le président de l’Autorité palestinienne a également fini par annuler les élections prévues pour le mois de mai, sonnant le glas d’une possible sortie de cette impasse politique et sociale par la voie légale. Enfin, fin juillet, l’Autorité palestinienne a changé le code de conduite de la fonction publique, supprimant le droit des fonctionnaires à exprimer leurs opinions librement.

Le dilemme de la stabilité

Un tel affrontement peut facilement amener à une tragédie comme celle de la mort de Nizar Banat. Pourtant, la doctrine de la solution à deux États ne peut qu’aboutir à une contradiction. Selon celle-ci, l’Autorité palestinienne doit maintenir la stabilité politique, nécessaire au processus de négociations. Maintenir cette stabilité signifie diminuer les conflits sociaux et les affrontements entre Palestiniens et occupation israélienne.

La communauté internationale finance simultanément deux visions contradictoires de construction de la Palestine. L’une repose sur le droit et la participation citoyenne, l’autre sur un modèle sécuritaire, avec peu de place pour le changement et la diversité politique

Or, non seulement l’occupation continue, mais elle s’approfondit. Les colonies ont pratiquement annexé, de fait, la moitié de la Cisjordanie, privant les Palestiniens de leurs ressources naturelles et de leurs frontières. La réduction de l’autonomie palestinienne à une poignée de villes isolées a accéléré la montée d’un capital commercial palestinien rattaché à l’économie israélienne, qui s’enrichit en jouant le rôle d’intermédiaire économique, élargissant les inégalités sociales.

Pendant ce temps, les Palestiniens les plus vulnérables continuent de subir la violence des colons et de l’armée d’occupation sans aucune protection. Aucune stabilité dans la société palestinienne ne peut être garantie sans le monopole du pouvoir et la suppression des libertés. En particulier la liberté d’expression et le droit à la dissidence.

La crise politique actuelle en Cisjordanie met donc en évidence le fait qu’il est impossible de construire un État palestinien, dans le respect des droits et des libertés, sans d’abord mettre fin à l’occupation israélienne. Pour la communauté internationale, cela signifie arrêter de nourrir les contradictions palestiniennes et faire pression sur Israël pour qu’il cesse ses pratiques coloniales. Mais ces choix demandent du courage politique. Une ressource plus rare que l’eau courante dans les villes palestiniennes durant l’été.

Qassam Muaddi est un journaliste palestinien basé à Ramallah. Il rend compte des développements politiques, des mouvements sociaux et des questions culturelles en Palestine.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Qassam Muaddi is a Palestinian journalist based in Ramallah. He has reported on Palestinian political developments, social movements and cultural issues.
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