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Les géants des réseaux sociaux autorisent les discours haineux contre la Russie mais réduisent au silence les détracteurs d’Israël

La décision de la Silicon Valley d’autoriser les menaces antirusses montre qu’elle n’est guère plus qu’un organe de propagande de l’Occident
Facebook a récemment opéré un revirement radical dans sa politique relative aux discours de haine (AFP)
Facebook a récemment opéré un revirement radical dans sa politique relative aux discours de haine (AFP)

Ces derniers jours, la Silicon Valley a connu une série de changements observée à une vitesse vertigineuse qui rend explicite ce qui aurait déjà dû sauter aux yeux : les sociétés à la tête des réseaux sociaux sont rapidement devenues de simples organes de propagande des États-Unis et de leurs alliés.

Ce rôle a été de plus en plus difficile à dissimuler à mesure que les responsables politiques occidentaux et les médias traditionnels ont attisé l’hystérie antirusse au cours des quatre dernières semaines, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Le changement le plus flagrant a été le revirement brutal opéré par Facebook dans sa politique en matière de discours de haine et d’incitation à la violence. Des fuites d’e-mails adressés aux modérateurs, que Reuters a pu consulter début mars, indiquaient que Meta, nouveau nom de la société à la tête de Facebook, Instagram et WhatsApp, autoriserait les menaces de violence contre les Russes et les menaces de mort visant le président russe Vladimir Poutine sur ses plateformes. 

Selon les directives, de telles menaces ont été autorisées chez les utilisateurs dans une grande partie de l’Europe de l’Est et de la Russie. Mais quelle que soit la position officielle, la nouvelle politique de Meta est susceptible d’avoir un impact plus large compte tenu de l’ampleur du sentiment antirusse en Occident.

Si la nouvelle politique de Meta à l’égard de l’Ukraine devait être appliquée de manière impartiale, les Palestiniens seraient-ils alors autorisés à promouvoir la violence contre Israël et contre les soldats israéliens qui les occupent et les assiègent depuis des décennies ?

Dimanche dernier, Nick Clegg, président des affaires mondiales de Meta et ancien dirigeant d’un parti politique britannique, a formulé une « clarification » en précisant que les appels à l’assassinat de Poutine ou à « la violence contre les Russes en général » ne seraient pas tolérés. Il a restreint les appels à la violence à l’État russe et à ses soldats conscrits en Ukraine. 

Depuis des années, les sociétés à la tête des réseaux sociaux soulignent l’importance de réprimer les discours de haine et l’incitation à la violence. C’est ce qui a justifié la décision sans précédent prise par les géants technologiques de bannir Donald Trump de leurs plateformes début 2021, même s’il était encore le président des États-Unis en exercice.

À présent, la politique contre les discours de haine et l’incitation à la violence est édulcorée pour un seul groupe. L’exemption formulée pour les appels à la violence envers les Russes risque d’alimenter davantage une atmosphère russophobe déjà palpable, où même des icônes culturelles renommées et disparues depuis longtemps telles que Tchaïkovski et Dostoïevski sont boudées.

Par ailleurs, Meta a opéré un autre changement de politique tout aussi saisissant en annonçant la levée de l’interdiction de faire l’éloge du régiment Azov, le plus important des groupes paramilitaires néonazis ukrainiens absorbés par la Garde nationale ukrainienne. Les combattants ultra-nationalistes du régiment Azov sont accusés de diriger la violence contre la communauté russe de souche en Ukraine.

Deux poids, deux mesures

L’hypocrisie nauséabonde de la Silicon Valley, qui autorise les discours haineux contre la Russie et les Russes, est particulièrement évidente lorsqu’on la compare aux protections spéciales mises en place par les sociétés technologiques pour bloquer les critiques à l’encontre d’Israël et des Israéliens.

Si la nouvelle politique de Meta à l’égard de l’Ukraine devait être appliquée de manière impartiale, les Palestiniens seraient-ils alors autorisés à promouvoir la violence contre Israël et contre les soldats israéliens qui les occupent et les assiègent depuis des décennies ?

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Contrairement à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui ne date que d’à peine quatre semaines, Israël occupe et assiège violemment les Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie et de Jérusalem-Est depuis plus d’un demi-siècle. Israël commet également des crimes de guerre en transférant des centaines de milliers de ses citoyens juifs dans des territoires appartenant aux Palestiniens, dans le but de coloniser leurs terres et de procéder à un nettoyage ethnique.

Le blocus de Gaza imposé par Israël depuis quinze ans contraint ses deux millions d’habitants à un « régime de famine » et s’accompagne de bombardements à répétition lancés contre la minuscule enclave dans le but de la ramener « à l’âge de pierre », notamment en attaquant des écoles et des hôpitaux.

Les Palestiniens et leurs partisans ont toutes les raisons de condamner Israël et ses dirigeants avec autant de passion et de véhémence que les Ukrainiens et leurs partisans dénoncent Poutine et la Russie à la suite de l’invasion actuelle. Alors pourquoi un groupe a-t-il le droit d’inciter à la violence et à la haine, mais pas un autre ?

En pratique, Israël est depuis longtemps protégé par une série de restrictions imposées aux utilisateurs des réseaux sociaux. Les publications peuvent être supprimées si elles enfreignent les règles en matière de lutte contre les fake news, la désinformation, les contenus offensants, l’intimidation, l’apologie du terrorisme, les discours de haine et l’incitation à la violence. Mais les violations supposées semblent souvent n’avoir aucun rapport avec des questions de vérité ou de mensonge, de bien ou de mal, et s’accordent plutôt avec le statut d’Israël en tant que précieux État client des États-Unis.

Les règles en matière de discours de haine

La seule différence significative entre ces deux cas – hormis le fait qu’une de ces séries de violations dure depuis bien plus longtemps – est que les crimes d’Israël sont soutenus dans une large mesure par les institutions politiques et médiatiques occidentales.

Les appels à la violence contre Poutine et les Russes aident la politique étrangère de l’Occident, qui provoque Moscou depuis plus de deux décennies en poussant l’OTAN jusqu’aux portes de la Russie. En revanche, les appels à la violence dans le contexte d’Israël sont susceptibles de mettre en évidence la complicité de longue date de l’Occident vis-à-vis des crimes d’Israël.

Traduction : « Nous suivons de près l’invasion en Ukraine et prenons des mesures pour contribuer à protéger et soutenir notre communauté. Vous trouverez ci-dessous quelques-unes des mesures que nous avons déjà prises. »

Mais l’hypocrisie des géants technologiques est encore plus flagrante. Celle-ci ne se limite pas au fait que les menaces visant les Israéliens ou des dirigeants israéliens, contrairement à celles contre les Russes, exposent leurs auteurs à un bannissement instantané de toute plateforme sur laquelle elles sont publiées. En vérité, dans le cas d’Israël et de la Palestine, une simple critique d’Israël ou même le fait d’exprimer sa fierté d’être palestinien peut donner lieu à une suspension ou une suppression.

Par exemple, en 2020, Instagram a pris la décision de supprimer une publication de la mannequin Bella Hadid. Elle n’avait fait que montrer une photo du passeport américain de son père indiquant que son lieu de naissance était la Palestine. Son commentaire indiquait : « Je suis fière d’être palestinienne. »

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Instagram a toutefois affirmé que la publication enfreignait « les directives de la communauté en matière de harcèlement et d’intimidation » ainsi que les règles relatives aux « discours de haine ». Après la tempête déclenchée par Bella Hadid, Instagram a fait marche arrière.

Mais au-delà des mannequins célèbres, les utilisateurs ordinaires, ceux-là mêmes qui contribuent à stimuler les profits de Meta, risquent de se heurter à des réactions beaucoup moins bienveillantes. L’hostilité de la Silicon Valley à l’égard des expressions de soutien aux Palestiniens a été particulièrement marquée en mai dernier, lorsqu’Israël a bombardé Gaza pendant onze jours.

Des centaines de Palestiniens ont été chassés de Facebook, Instagram et Twitter après avoir critiqué les bombardements ou les expulsions en cours de familles palestiniennes dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem, point chaud des manifestations palestiniennes. Parmi les personnes suspendues par Instagram figure Mona al-Kurd, une activiste palestinienne de premier plan qui se mobilise contre les expulsions. Facebook a également retiré une publication d’Alia Taqieddin, une Américaine d’origine palestinienne, annonçant une marche de solidarité avec la Palestine à Seattle.

Dans le même temps, Instagram a supprimé des publications sur la mosquée al-Aqsa, un site de Jérusalem considéré comme sacré par les Palestiniens et les musulmans, qu’Israël encercle de colons juifs depuis des décennies. Quand la mosquée est devenue un point chaud des protestations en mai, la société technologique l’a identifiée par erreur comme une organisation terroriste.

Un climat de censure

Plus d’une trentaine de groupes de défense des droits de l’homme ont protesté contre la vague de suspensions en mai dernier, dénonçant une intensification du climat de censure auquel sont confrontés les Palestiniens.

Cette opinion a été reprise par l’organisation new-yorkaise Human Rights Watch (HRW) en octobre dernier : « Facebook a supprimé des contenus publiés par des Palestiniens et des partisans de leur cause qui s’exprimaient sur les questions relatives aux droits de l’homme en Israël et en Palestine », a observé l’ONG.

Comme l’a rapporté HRW, Instagram a par exemple invoqué le prétexte d’un « discours de haine » pour supprimer une photographie d’un immeuble simplement accompagnée de la légende suivante : « Ceci est une photo de l’immeuble de ma famille avant qu’il ne soit frappé par des missiles israéliens le samedi 15 mai 2021. Nous avons trois appartements dans cet immeuble. » Des comptes d’agences de presse et de journalistes palestiniens sont par ailleurs régulièrement fermés.

Les géants technologiques ne suivent pas simplement des impératifs commerciaux. Ils prennent des décisions profondément idéologiques qui s’accordent invariablement avec les intérêts des États occidentaux

Rien de tout cela n’est surprenant. Les sociétés de la Silicon Valley, dont Meta, nouent ouvertement des liens avec Israël depuis de nombreuses années. Le conseil de surveillance de Meta comprend Emi Palmor, qui a contribué à la création d’une cyber-unité au sein du ministère israélien de la Justice, accusée par des associations de défense des droits de l’homme de museler la dissidence palestinienne en ligne.

Les sociétés de la Silicon Valley semblent avoir accepté les affirmations israéliennes selon lesquelles les dénonciations des crimes d’Israël contre les Palestiniens constituent des discours de haine ou incitant à la violence. En 2016, le ministère israélien de la Justice indiquait que Facebook et Google « se conform[aient] à 95 % des demandes israéliennes de suppression de contenus », ces derniers étant presque tous palestiniens.

Il n’est peut-être pas surprenant de constater que d’après les enquêtes, la plupart des Palestiniens craignent d’exprimer leurs opinions politiques sur les réseaux sociaux. A contrario, selon 7amleh, un site palestinien de surveillance des réseaux sociaux, des contenus racistes ou incitant à la violence sont publiés à peu près chaque minute par des juifs israéliens, mais les mesures prises à leur encontre sont rares.

Taxés d’antisémitisme

Cette sensibilité exagérée des sociétés à la tête des réseaux sociaux vis-à-vis des critiques à l’égard d’Israël semble reposer sur la crainte que les expressions de haine contre Israël ne puissent alimenter l’antisémitisme, dans la mesure où Israël prétend représenter tous les juifs du monde.

Les institutions politiques et médiatiques occidentales sont complices du renforcement de cette hypothèse erronée. Ils ne sont que trop désireux de se faire l’écho des responsables israéliens en faisant l’amalgame entre Israël – un État d’occupation hautement militarisé – et le peuple juif. Paradoxalement, les antiracistes qui tentent de clarifier la distinction entre Israël et les juifs, comme l’ancien leader travailliste Jeremy Corbyn, ont été faussement taxés d’antisémitisme.

Des militants protestent contre l’antisémitisme présumé au sein du Parti travailliste britannique en 2018 (AFP)
Des militants protestent contre l’antisémitisme présumé au sein du Parti travailliste britannique en 2018 (AFP)

Mais s’il existe une crainte réelle que la complaisance à l’égard des sentiments anti-israéliens n’engendre une haine plus large à l’égard des juifs, pourquoi n’y a-t-il pas une crainte similaire selon laquelle attiser les sentiments antirusses engendrerait de la haine et de la violence envers les Russes ?

Si les conscrits israéliens ne sont pas une cible acceptable des appels à la violence lancés parce qu’ils se trouvent dans les territoires occupés, pourquoi les conscrits russes ne devraient-ils pas être eux aussi protégés des discours de haine ? 

La russophobie à laquelle se livre Meta ne fait que renforcer ce principe de deux poids, deux mesures dans le discours public. S’il n’est pas correct d’appeler au boycott d’Israël pour ses crimes, pourquoi est-il soudainement acceptable d’appeler à quelque chose de bien pire – une punition collective – contre les Russes, comme l’a fait le secrétaire d’État américain Anthony Blinken ce mois-ci en condamnant le peuple russe à « [subir] les conséquences des choix de ses dirigeants ».

Au cours des huit dernières années, des milliers de Russes de souche sont morts dans ce qui s’apparente à une guerre civile dans la région ukrainienne du Donbass – l’un des éléments déclencheurs, si l’on en croit Poutine, de l’invasion russe. Aujourd’hui, Meta semble encourager la russophobie qui alimente la confrontation actuelle.

Il existe également des communautés d’expatriés russes importantes et visibles dans les pays occidentaux. Cela a été mis en évidence par la soudaine montée de l’antipathie – et des sanctions prises – à l’encontre des oligarques russes, comme Roman Abramovitch, le célèbre propriétaire du club de football de Chelsea.

Des outils de pouvoir

Les géants technologiques ne suivent pas simplement des impératifs commerciaux. Ils prennent des décisions profondément idéologiques qui s’accordent invariablement avec les intérêts des États occidentaux. Ils ont le monopole de la communication et jouissent de ce statut précisément parce qu’ils sont de mèche avec les gouvernements occidentaux.

Ces algorithmes biaisés protègent les alliés de l’Occident de toute surveillance en bonne et due forme, qu’il s’agisse d’Israël qui opprime les Palestiniens ou de l’Arabie saoudite qui bombarde le Yémen

Il était impossible de ne pas remarquer cette connexion lorsque l’Union européenne a décidé ce mois-ci d’interdire deux diffuseurs russes, RT et Sputnik. Facebook, Twitter, YouTube et TikTok ont immédiatement chassé les chaînes russes de leurs plateformes.

Lorsque Poutine réprime la critique à l’égard de ses politiques en Russie, il est accusé à juste titre d’autoritarisme. Mais les publics occidentaux sont dans une large mesure incapables de voir l’autoritarisme auquel se livre la Silicon Valley au nom des États-Unis et de leurs alliés.

En réalité, l’étouffement de la dissidence et l’amplification de la haine ont été confiés aux sociétés à la tête des réseaux sociaux. Cela offre aux États occidentaux un alibi lorsqu’ils écrasent – à distance – certains types de discours politiques et en encouragent d’autres.

Google a annoncé, par exemple, qu’en réponse à l’invasion de l’Ukraine, il modifierait ses algorithmes afin de rendre les sites qui critiquent les agissements de l’Occident difficiles à trouver.

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En vérité, cependant, Google manipule depuis longtemps ses algorithmes pour favoriser ce qu’il appelle des sources « fiables », c’est-à-dire les médias traditionnels qui partagent rarement une couverture médiatique ou des commentaires allant au-delà d’une critique parfaitement superficielle de la politique étrangère occidentale. Les sources plus critiques sont généralement cachées si loin dans les classements de Google que seuls les internautes les plus dévoués ont des chances de tomber dessus.

Ces algorithmes biaisés protègent les alliés de l’Occident de toute surveillance en bonne et due forme, qu’il s’agisse d’Israël qui opprime les Palestiniens ou de l’Arabie saoudite qui bombarde le Yémen. Ces mêmes algorithmes endossent désormais la sale besogne consistant à attiser le sentiment antirusse.

Ainsi, les publics occidentaux sont plongés dans un brouillard de guerre, privés d’accès aux voix russes et principalement exposés à la couverture la plus dithyrambique des actions de l’Ukraine. Les détracteurs de la politique occidentale se heurtent désormais à toute une série de restrictions lorsqu’il s’agit de parler des événements majeurs qui façonnent nos vies.

Dans les semaines et les mois à venir, les gouvernements occidentaux prendront des décisions cruciales – qui pourraient bien déboucher sur une confrontation nucléaire. Mais leurs publics n’auront qu’une vague idée de la direction que prendront les événements et de leurs raisons.

* Contactées pour réagir à ces critiques, Meta et Google n’avaient pas donné de réponse au moment de la publication.

- Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Vous pouvez consulter son site web et son blog à l’adresse suivante : www.jonathan-cook.net.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Jonathan Cook is the author of three books on the Israeli-Palestinian conflict, and a winner of the Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. His website and blog can be found at www.jonathan-cook.net
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