Empoisonnement au plomb et perte d’emploi : l’interdiction israélienne d’exporter les batteries de Gaza
Déambulant dans son atelier de ferraille à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, Ibrahim Baraka jette un coup d’œil désolé aux petits monts de batteries usagées.
« J’ai plus de 600 tonnes de batteries. Elles me coûtent plus d’un million de shekels [286 000 euros]. Rendez-vous compte que je ne peux même pas m’en servir ! », lance-t-il.
Israël a bombardé l’unique centrale électrique de Gaza en 2006. Depuis, la fourniture d’électricité est limitée à quelques heures par jour et les batteries constituent une source alternative d’électricité dans la bande côtière.
« Je continue à les stocker dans l’espoir qu’Israël nous autorise à les exporter »
- Ibrahim Baraka
Mais en 2008, Israël a interdit à l’enclave sous blocus d’exporter les batteries. Les autorités israéliennes font valoir que les batteries devraient passer par le poste-frontière de Karm Abu Salem, unique point de passage commercial entre Gaza et Israël, et qu’elles ne disposent pas de détecteurs spéciaux pour vérifier que rien ne passe en contrebande.
Par ailleurs, le ministère israélien de la Protection de l’environnement affirme que les batteries usagées sont dangereuses pour l’environnement.
Cette interdiction désespère et met en danger les dix-sept négociants en batterie de la bande de Gaza, comme Baraka.
« Je continue à les stocker dans l’espoir qu’Israël nous autorise à les exporter », confie Ibrahim Baraka, directeur adjoint dans l’entreprise familiale, à MEE.
« Je jure sur Allah que si j’avais un autre travail, je lâcherais celui-ci sans y réfléchir à deux fois. »
Malgré l’interdiction des exportations, Israël continue à autoriser Gaza à importer des batteries, plus de 200 000 par an ces dernières années.
Si un Gazaoui possède une vieille batterie, il va la vendre à des négociants qui les achèteront toujours, selon Mohammed Musleh, directeur du service des déchets solides à l’Agence de l’environnement de Gaza.
Les négociants les vendent ensuite aux recycleries qui extraient les composants et les utilisent pour redonner vie à d’autres batteries usagées. Ce travail s’apparente davantage à de la réparation qu’à du recyclage mais la terminologie en usage à Gaza pour désigner ce processus est « recyclage ».
La bande de Gaza compte 25 000 tonnes de batteries usagées, réparties chez une trentaine de ferrailleurs. Ces sites sont gérés par leurs propriétaires mais supervisés par les autorités gouvernementales et locales.
« Quelques sites sont bien équipés pour les stocker, d’autres pas », indique Musleh à MEE.
Le mercure et d’autres composants de batteries usagées sont cancérigènes.
« Ils sont très dangereux pour l’environnement et la santé humaine », explique le spécialiste.
« Le problème, c’est que l’occupation [israélienne] nous interdit de les exporter. En outre, Gaza n’a pas l’expérience nécessaire pour établir une usine de recyclage centrale. »
Interdire à Gaza d’exporter les batteries enfreint le droit international, en particulier la quatrième Convention de Genève et la Convention de La Haye, qui interdit à Israël de telles pratiques, explique à MEE l’avocat Salah Abdalati, directeur de Supporting Palestinian People Rights Association.
« C’est une forme de sanction collective. Cela peut s’apparenter à des crimes de guerre. »
En janvier, pour la première fois, l’Égypte a importé 2 000 tonnes de batteries usagées depuis Gaza via le poste-frontière de Rafah, payant environ 3 190 shekels (environ 910 euros) la tonne de batteries alors que ces dernières coûtent aux ferrailleurs 1 800 shekels (environ 515 euros), selon les explications de Eid Hamada, le responsable en charge dans la bande de Gaza.
« On nous a promis que l’Égypte en importerait davantage dans un avenir proche et qu’Israël autoriserait l’exportation via le poste-frontière de Karm Abu Salem. Mais il ne s’agit que de promesses pour l’instant », nuance Hamada.
Malgré la commande de 2 000 tonnes de l’Égypte, les ferrailleurs de Gaza n’ont presque rien gagné dans cette affaire car elle a été négociée par deux sociétés de courtage, une égyptienne et une gazaouie.
« Ces sociétés prennent une commission de 350-450 dollars [320-415 euros] la tonne », indique à MEE Said Ihab Ayad.
« Je ne gagnerais rien si j’exportais via ces entreprises. Nous voulons les exporter directement à des sociétés externes.
« J’ai 3 000 tonnes de ces batteries. Je ne sais pas pourquoi Israël nous interdit de les exporter. Qu’Allah nous vienne en aide. »
Des vies en danger
Les ferrailleurs de Gaza achètent du métal, de l’aluminium et du cuivre à des vendeurs afin de les exporter en Israël quasi quotidiennement.
Mais à cause du blocus israélien, la bande de Gaza appauvrie n’a pas l’équipement nécessaire pour le recyclage des batteries usagées – notamment les masques spéciaux pour empêcher l’exposition au gaz que produisent le mercure, le plomb et le cadmium.
Par conséquent, les Gazaouis qui travaillent dans ce secteur, environ 250 personnes, mettent leur vie en danger.
Après 24 années à recycler des batteries, Mahmoud al-Helo (39 ans) a quitté son emploi en 2016 après avoir déclaré une névrite (inflammation des nerfs) et des douleurs osseuses aux jambes et au dos.
« C’est notre affaire de famille, je l’ai rejointe quand j’avais 15 ans », raconte à MEE ce père de douze enfants.
« Je recycle les batteries usagées et j’extrais manuellement leurs composants. »
Lors du massacre du quartier d’al-Shujaiyya par Israël le 20 juillet 2014, au cours duquel au moins 60 Palestiniens ont été tués et 200 blessés (pour la plupart des femmes, des enfants et des personnes âgées), l’atelier de Helo a également été détruit.
« Ils ont aussi tué mon père et mon cousin, détruit ma maison et mon atelier », énumère-t-il.
« Plus tard, je l’ai rouvert quelques mois, mais je l’ai définitivement laissé à mon frère lorsque ma fille Rana, qui avait alors 6 ans, a commencé à souffrir en 2015. »
En juillet de cette année-là, sans symptômes préalables, Rana a déclaré une fièvre et a perdu connaissance, avant d’être admise en soins intensifs à l’hôpital al-Shifa de Gaza.
Alors que la santé de la fillette se détériorait, elle a été transférée en Cisjordanie occupée, Israël ne l’ayant pas autorisée à recevoir des soins dans ses hôpitaux.
« Les médecins m’ont dit qu’elle souffrait d’une inflammation cérébrale et que son taux de plomb était très élevé », se rappelle Helo.
« Je leur ai expliqué mon travail et ils m’ont conseillé de quitter mon entreprise pour la santé de mes enfants et la mienne. Quelques mois avant que Rana ne tombe malade, mon fils Sobhy avait des spasmes quasi quotidiennement.
« Les médecins et moi n’en connaissions pas la raison à cette époque… Aujourd’hui, mes enfants vont bien mais il y a du noir sur mes dents, celles de Rana et celles de Sobhy. On a essayé de l’enlever, en vain. »
À MEE, Mahmoud Helo raconte ne pas avoir porté de vêtements de protection ou de masque ni utilisé aucun équipement spécifique lors de son travail.
« Pourquoi je n’ai pas utilisé d’équipement spécial ? Nous sommes sous blocus. Nous devons nous estimer heureux d’avoir de l’oxygène à respirer… »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].