Liban : à Tripoli, les manifestants ciblent désormais les élites politiques de la ville
Les protestations qui touchent le Liban depuis deux mois ont récemment pris une tournure personnelle à Tripoli, la deuxième plus grande ville du pays, où le ciblage des élites politiques locales a donné lieu à une violente riposte.
Les gardes du corps du député Fayçal Karamé, armés de bâtons et de pistolets paralysants, ont fondu sur un groupe de manifestants qui s’étaient rassemblés le 9 décembre pour scander des slogans contre l’homme politique, devant sa résidence à Tripoli, la ville la plus pauvre du Liban.
Les manifestants avaient jeté des poubelles devant l’immeuble résidentiel où vit Karamé dans le cadre d’une marche visant plusieurs membres de l’élite politique de Tripoli. Selon les manifestants, les gardes de Karamé n’ont attaqué que lorsqu’ils ont commencé à s’éloigner du bâtiment.
« Quatre personnes m’ont attaqué », rapporte à Middle East Eye Sam Derbas, un manifestant. « Un avec un pistolet paralysant, deux avec leurs mains et leurs pieds, et [un autre] m’a frappé au visage et sur tout le corps avec un bâton. »
Selon Sam Derbas, une manifestante a reçu une décharge de pistolet paralysant au visage et plusieurs autres ont encaissé des blessures mineures sur le corps avant que les forces de sécurité interviennent pour séparer les deux groupes en tirant du gaz lacrymogène.
Le lendemain, une foule de manifestants a pris d’assaut un bâtiment municipal de Tripoli après que deux personnes ont été tuées suite à l’effondrement d’un bâtiment dans la municipalité voisine d’el-Mina, que beaucoup ont attribué à une négligence de la part des autorités municipales.
Au moins quinze personnes auraient été blessées au cours des affrontements avec les forces de sécurité qui ont suivi. Peu de temps après, le conseil municipal d’el-Mina a démissionné collectivement. La démission du maire d’el-Mina, Abdel Kader Alameddine, a également été réclamée.
Chômage endémique
Alors que les protestations à Beyrouth se sont largement concentrées contre la politique nationale, la contestation à Tripoli – surnommée « la fiancée de la révolution » au cours des deux mois de manifestations nationales – s’est de plus en plus transformée en protestation locale, en raison du chômage endémique qui gangrène la ville, de la corruption élevée et du délabrement de ses infrastructures.
« Il y a beaucoup de riches personnalités politiques de Tripoli, alors qu’en même temps, c’est une ville très, très pauvre »
- Hanin Ghaddar, chercheur
Les manifestants de la ville ont récemment intensifié leurs efforts pour porter leur combat directement aux portes des personnalités politiques locales et des élites politiques, ce qui a donné à de nombreux jeunes dans la rue un sentiment d’appropriation de leur ville pour la première fois de leur vie, malgré les efforts violents déployés pour les arrêter.
Il ne s’agissait pas du premier cas de violence survenu à Tripoli.
À la fin du mois dernier, des manifestants se sont heurtés aux forces de sécurité, ont incendié une succursale bancaire et attaqué un bureau local du Courant patriotique libre (CPL), dont le chef est l’impopulaire ministre intérimaire des Affaires étrangères Gebran Bassil.
Un membre du conseil municipal de Tripoli assure à MEE que ces incidents ont été perpétrés par des agitateurs qui cherchent à attiser les tensions dans la ville et que ces derniers ont également exacerbé les violences du 9 décembre.
Malgré ces attaques et la violence qui a entaché les manifestations plus récentes, la frustration de la population à l’égard des dirigeants traditionnels de la ville ne semble pas retomber.
Le 11 décembre, les manifestants ont participé à un « défilé de voitures » dans les rues de Tripoli, au cours duquel ils ont continué d’exprimer leur colère et leurs critiques à l’égard de nombreux dirigeants de la ville en les nommant.
« Malhonnête ! Voleur ! Dehors Karamé ! », ont-ils crié.
Les chants étaient également dirigés contre des responsables politiques tels que les députés Samir Jisr et Mohammad Kabbara ou encore le général Achraf Rifi, ancien ministre de la Justice et ancien chef des Forces de sécurité intérieure (FSI).
« Je vis ça pour la première fois de ma vie : j’étais là et j’ai eu le courage de dire “Karamé est un voleur” », raconte à MEE Mira, une manifestante, à propos de sa participation aux manifestations de Tripoli. « C’était une sorte de thérapie pour nous tous. »
La royauté politique de Tripoli
Tripoli abrite depuis longtemps certaines des dynasties politiques sunnites les plus éminentes du Liban. Les membres de la famille Kabbara occupent des postes à l’échelon national depuis la fin de la guerre civile libanaise, tandis que les Karamé étaient déjà l’une des familles les plus puissantes du pays avant même l’indépendance du Liban.
Dans le même temps, le riche homme d’affaires tripolitain Najib Mikati a occupé deux fois le poste de Premier ministre du Liban.
« J’étais là et j’ai eu le courage de dire “Karamé est un voleur” »
- Mira, manifestante
La ville est également depuis des années un bastion traditionnel du Courant du futur, le parti du Premier ministre Saad Hariri qui a récemment démissionné.
« Il y a beaucoup de riches personnalités politiques à Tripoli, alors qu’en même temps, c’est une ville très, très pauvre », analyse pour MEE Hanin Ghaddar, chercheur spécialiste du Liban au Washington Institute for Near East Policy.
« Le cœur [des protestations de Tripoli] est assurément local. En effet, les choses se sont passées ainsi à Tripoli à cause du volet interne, très local. »
Dans un pays où des achats de votes ont été signalés lors des élections précédentes, les habitants de la ville ont accusé les responsables politiques de Tripoli de corruption dans les urnes.
Alors que plus de la moitié de la population atteint le niveau du seuil de pauvreté ou vit même en dessous, les Tripolitains s’appuient depuis longtemps sur les réseaux de mécénat, comme celui de Mikati, pour se maintenir à flot.
« C’est ce que me disent les gens à qui j’ai parlé, en particulier ceux qui vivent dans les quartiers pauvres de Tripoli. Littéralement, ils votent juste parce qu’ils sont payés », témoigne à MEE Manal Moukaddem, une étudiante agressée lors de la manifestation devant la résidence de Karamé.
Un peuple éveillé et conscient
Mais selon les manifestants sur la place al-Nour de Tripoli, les temps changent.
Le mois dernier, pour la première fois, des affiches et des photos de diverses personnalités politiques de Tripoli ont été retirées dans de nombreux quartiers de la ville en tant que geste symbolique contre le pouvoir, tandis que le soutien en faveur du Courant du futur de Hariri a connu une baisse perceptible ces dernières années.
Alors que la situation économique de plus en plus catastrophique au Liban aggrave encore la situation à Tripoli, des Tripolitains interrogés par MEE ont attribué aux parlementaires de la ville des problèmes allant du manque d’accès à des soins médicaux abordables à une impossibilité de subvenir aux besoins de leur famille.
Une femme a indiqué à MEE que son père était mort aux portes d’un hôpital local appartenant à Karamé parce qu’il lui manquait 130 dollars pour payer son traitement.
D’après Human Rights Watch, le manque de fonds du gouvernement libanais pour les hôpitaux publics et privés met en danger l’accès aux soins médicaux dans tout le pays.
Un autre manifestant à el-Mina explique qu’il ne voit aucune différencs entre les dirigeants politiques comme Karamé, Jisr et Kabbara et les responsables de niveau inférieur – comme le maire d’el-Mina –, qu’il accuse d’être tout aussi corrompus.
Le général Rifi, l’une des cibles des chants de protestation récents, a déclaré à Middle East Eye depuis son bureau dans une tour de Beyrouth, qu’il ne faisait pas partie de la classe corrompue contre laquelle les manifestants s’agitent.
« Cela nous permet de regagner la ville d’une manière que l’on n’aurait jamais imaginée »
- Manal Moukaddem, manifestante
Rifi, un acteur politique relativement nouveau qui a passé une grande partie de sa vie politique à s’opposer à Hariri et au Hezbollah que le plan politique, a affirmé que les efforts déployés par ses adversaires pour utiliser les accusations de corruption contre lui avaient échoué par le passé.
« Il ne fait aucun doute que les gens me considèrent comme l’un de ces dirigeants politiques », a affirmé Rifi, qui fait plutôt référence à sa carrière au sein des FSI. « Dieu merci, je n’ai pas terminé avec un dossier en matière de corruption gouvernementale. Je n’ai pas de relations d’affaires. Je considère qu’à travers mon rôle dans la sécurité et mon rôle politique, j’ai été transparent en tous points. »
Rifi a cependant été accusé d’avoir entretenu des liens avec les pays arabes du Golfe par le passé, des accusations qu’il a démenties.
« Rifi, peut-être qu’il ne baigne pas dans la corruption financière, mais tous veut dire tous », affirme Manal Moukaddem, reprenant un slogan entonné aux quatre coins du Liban depuis le début des protestations le 17 octobre.
« Ils nous ont poussés à tirer cette conclusion. Rifi veut peut-être prouver qu’il est clean, d’accord, on saisit, mais à l’heure actuelle, personne n’est exempté. »
Manal Moukaddem indique qu’elle ne sait pas si les protestations contre les élites de Tripoli finiront par créer le changement radical souhaité. Néanmoins, elle croit que les manifestations les ont rendues nerveuses et lui ont donné un sentiment d’appartenance à un lieu, comme aux autres manifestants.
« Cela nous permet de regagner la ville d’une manière que l’on n’aurait jamais imaginée. J’ai l’impression que c’est ma ville. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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