Turquie : un scrutin à haut risque pour Erdoğan
ISTANBUL, Turquie – D’habitude, la règle est respectée : à chaque carrefour d’Istanbul, les stands des différents partis politiques s’accordent une trentaine de minutes pour diffuser leur hymne de campagne, à grand renfort de haut-parleurs réglés à plein volume. Mais ce jeudi après-midi, à Eminönü, sur la rive européenne d’Istanbul, ils ne semblent pas s’être entendus.
L’AKP (Parti de la justice et du développement, le parti du président Recep Tayyip Erdoğan aujourd’hui au pouvoir) et le CHP (Parti républicain du peuple, premier parti d’opposition) ont diffusé en même temps leurs chansons, dans une cacophonie assourdissante, entendue à plusieurs dizaines de mètres à la ronde.
La scène est à l’image de ce qu’il s’est passé en Turquie ces dernières semaines, où il était impossible d’ignorer la campagne électorale pour les élections générales (présidentielles et législatives) du 24 juin.
Les télévisions ont diffusé et commenté tous les meetings du président sortant, drapeaux et affiches des divers candidats étaient omniprésents dans les rues, et des camionnettes circulaient dans la ville toute la journée armées de haut-parleurs qui crachaient des slogans à plein volume.
La propagande électorale s’est même invitée jusqu’à chez soi. « J’ai trouvé un plateau AKP posé sur le paillasson en ouvrant la porte de mon appartement », raconte ainsi une jeune femme vivant sur la rive occidentale d’Istanbul.
« Une erreur de compréhension absolue »
Les élections ont dû être organisées rapidement : c’est il y a à peine deux mois que Recep Tayyip Erdoğan a décidé, à la surprise générale, d’avancer d’un an et demi le scrutin. Il fallait faire vite : la stratégie « nationaliste » du président, renforcée par une offensive armée en début d’année en Syrie voisine, n’était pas assurée de tenir sur la durée, tandis que la lire turque était en chute libre.
« Une des raisons des victoires successives de l’AKP à tous les scrutins, c’est que les résultats économiques étaient positifs. Or si les résultats économiques sont mauvais, il y a un risque que son électorat se détourne de lui »
- Didier Billion, chercheur à l’IRIS
« Une des raisons des victoires successives de l’AKP à tous les scrutins, c’est que les résultats économiques étaient positifs. Or si les résultats économiques sont mauvais, il y a un risque que son électorat se détourne de lui », analyse Didier Billion, chercheur à l’IRIS et spécialiste de la Turquie.
Surtout qu’Erdoğan ne peut pas se permettre de perdre : il y a un an, il a fait voter une réforme constitutionnelle par referendum qui doit être mise en œuvre après les élections. Mais le scrutin, qui a fait passer la Turquie de régime parlementaire à présidentiel (avec la suppression du poste de Premier ministre ou la nomination par le président des principaux hauts fonctionnaires, notamment), a été remporté à une courte majorité (51,4 %) et est entaché de soupçons de fraude.
Il y a également un accroc dans la mécanique bien huilée du président : si le gouvernement a autorisé les alliances électorales, afin de pouvoir s’allier avec les partis d’extrême droite, l’opposition a fait de même. Se retrouvent ainsi alliés pour les législatives dans un bloc « contre Erdoğan » des partis allant de la droite nationaliste (Le Bon Parti, İYİ, de Meral Aksener) aux sociaux-démocrates du CHP, entraînés par le charismatique Muharrem İnce.
« Erdoğan a commis une erreur de compréhension absolue, estime Didier Billion. C’est un signe qu’il a sous-estimé l’ampleur de la volonté de changement du peuple turc. »
Principale peur d’Erdoğan pour le 24 juin : perdre la majorité absolue au Parlement, une majorité qui lui donnait les coudées franches pour gouverner.
« C’est un motif d’inquiétude. Sans majorité absolue, sa politique de la tension risque de s’aggraver, avance Didier Billion. S’il n’accepte pas le résultat, tout ce qu’il a fait depuis des années risque de s’amplifier pour tenter de saboter le travail de l’opposition parlementaire. »
Devoir se lancer dans un second tour dans la course à la présidence (le 8 juillet) est également un motif d’inquiétude pour Recep Tayyip Erdoğan. Et s’il se retrouvait mis en difficulté ?
Le vote kurde : clef du scrutin ?
D’autant plus que Muharrem İnce, le candidat du CHP, n’a pas ménagé ses efforts pour incarner une opposition crédible. Tout au long de la campagne, il a multiplié les meetings et fait se déplacer des foules de plus en plus impressionnantes.
Il n’a pas hésité à dénoncer ouvertement la politique de l’AKP, qu’il juge autoritaire, et son premier geste a été de rendre visite à Selahattin Demirtaş, le leader du HDP (Parti démocratique des peuples, pro-kurde) en prison. Car oui, un candidat est derrière les barreaux depuis dix-neuf mois. Et pourrait bien détenir la clef du scrutin.
Beaucoup de Kurdes – ceux qui votent principalement à gauche – ont en effet fermement l’intention de voter Demirtaş et de dépasser les 10 % lors des élections législatives, condition sine qua non pour se voir représenter par leurs députés au Parlement. Mais s’il y a un second tour pour la présidentielle, leur choix est encore indécis.
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« Le vote kurde ne se réduit pas au HDP, nuance Didier Billion. Les Kurdes les plus conservateurs votent traditionnellement pour l’AKP. Peut-être qu’ils s’abstiendront, au vu de la politique actuelle du gouvernement. De là à dire qu’ils se reporteront sur le CHP, qui est un parti kémaliste [nationaliste et laïc], rien n’est moins sûr. » Muharrem İnce a donc multiplié les appels du pied pour convaincre cette frange de l’électorat.
Autre inconnue : l’ampleur de la fraude
La situation dans le pays, qui a vu une purge de centaines de milliers de personnes suite à la tentative de coup d’État de juillet 2016 et l’arrestation de nombreux journalistes, académiciens ou artistes accusés d’appartenir au mouvement güleniste, soupçonné d’avoir fomenté le renversement du gouvernement, est également l’un des principaux arguments de la campagne.
« L’équation politique est tout à fait nouvelle. La victoire de l’AKP n’est pas du tout acquise »
- Didier Billion
Fin mai, Erol Önderoğlu, chef de Reporters sans frontières (RSF) en Turquie, avait d’ailleurs affirmé que la « liquidation » des médias en Turquie (la plus grande prison pour les journalistes au monde, selon l’ONG) signifiait qu’il était impossible que des élections « libres et équitables » aient lieu dans le pays.
« Je suis vraiment surpris que les organisations politiques internationales s’attendent à un processus électoral équitable en Turquie, avait-t-il déclaré à Middle East Eye. Vous n’avez pas besoin de surveiller le processus électoral en Turquie quand vous gardez à l’esprit que 80 % du paysage médiatique est sous le contrôle du gouvernement. »
Önderoğlu faisait notamment référence au rachat du groupe médiatique Doğan, comprenant plusieurs chaînes de télévision, journaux et une agence de presse, par un proche du gouvernement.
D’autant plus qu’il reste une inconnue : « l’ampleur de la fraude », admet Didier Billion, qui explique en outre que « le glissement autoritaire de la Turquie et les rappels à l’ordre de l’Union européenne concernant l’État de droit sont réversibles : ils peuvent aussi être utilisés par Erdoğan pour se victimiser » face à un Occident qu’il présente souvent comme « oppresseur ».
Il n’en demeure pas moins que, peu avant le scrutin, Recep Tayyip Erdoğan s’est montré inquiet. Dans une vidéo qui a fuité sur les réseaux sociaux le 14 juin, on pouvait voir le président turc – ancien footballeur – demander à ses collaborateurs de « marquer » les électeurs du HDP de façon à ne pas leur faire passer les barrages (le seuil des 10 %) et éviter que le parti d’opposition ne se retrouve à nouveau au Parlement.
« L’équation politique est tout à fait nouvelle, conclut Didier Billion. La victoire de l’AKP n’est pas du tout acquise. »
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