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Pentagon leaks : cinq révélations concernant le Moyen-Orient

De la présence de mercenaires du groupe Wagner en Turquie aux espions russes aux Émirats, les documents du Pentagone qui ont fuité soulignent l’ampleur de la collecte de renseignements menée par les Américains sur leurs principaux partenaires au Moyen-Orient
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (à gauche) et le président russe Vladimir Poutine participent au sommet Russie-Afrique 2019 à Sotchi, le 24 octobre 2019 (AFP)
Par MEE

Des documents classifiés du Pentagone divulgués ces dernières semaines révèlent que les Américains collectent des renseignements sur leurs principaux partenaires et adversaires au Moyen-Orient.

Certains de ces documents, que les autorités américaines disent authentiques, fournissent des informations clés à propos de la guerre en Ukraine et de la pénétration des projets militaires russes par les États-Unis.

D’autres révèlent l’étendue des écoutes américaines concernant ses alliés clés, y compris la Turquie (membre de l’OTAN), l’Égypte, Israël et les Émirats arabes unis.

Selon le site d’enquête Bellingcat, ces documents semblent avoir émergé via des photos publiées sur Discord, une plateforme populaire chez les gamers.

Ces documents sont classifiés : certains portent la mention « TOP SECRET », à savoir le plus haut niveau de classification. D’autres portent également la mention « NOFORN », abréviation désignant les documents qui ne peuvent être partagés avec des agences de renseignement étrangères.

Les révélations concernent notamment des conversations de dirigeants étrangers ne remontant qu’au mois de février, tandis que d’autres fournissent une analyse actuelle des événements internationaux clés quasiment en temps réel. 

L’un des documents allègue que le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi avait prévu de fournir en secret des roquettes à la Russie. 

En février, Sissi a ordonné la production de roquettes (jusqu’à 40 000), donnant pour instruction de garder ce projet secret « pour éviter les problèmes avec l’Occident », selon l’un des documents.

Daté du 17 février, ce document résumait des conversations qu’auraient eues Sissi avec des cadres de l’armée égyptienne faisant référence à son intention de fournir à la Russie des munitions d’artillerie et de la poudre à canon, en plus des roquettes, signalait mardi le Washington Post.

Middle East Eye n’a pas consulté le document cité par le Post et ne peut donc confirmer son authenticité.

Une source égyptienne s’exprimant sur la chaîne publique Al-Qahera News sous couvert d’anonymat a qualifié cet article de « totalement infondé ». 

L’Égypte « rend la pareille » à la Russie

Un cadre du gouvernement américain, s’exprimant lui aussi sous couvert d’anonymat, n’a pas nié ces renseignements mais a précisé au Post que Washington n’était « pas au courant de la concrétisation de ce projet ». 

Toutefois, l’allégation selon laquelle l’Égypte a même envisagé d’armer la Russie devrait excéder les États-Unis. Le Caire est l’un des plus vieux partenaires de Washington au Moyen-Orient et perçoit environ 1,3 milliard de dollars d’aide militaire annuelle.

Les relations entre les deux pays se sont distendues ces dernières années et, en septembre, l’administration Biden a annoncé différer une aide de 130 millions de dollars en raison de problèmes liés aux droits de l’homme. 

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Human Rights Watch a accusé à maintes reprises Sissi de superviser une violente répression des opposants. Sous l’ancien général, l’Égypte se classe au 3e rang mondial des pays qui emprisonnent le plus de journalistes, selon le Comité pour la protection des journalistes.

L’Égypte s’est irritée des critiques de Washington et s’est tournée vers la Russie ainsi que vers la Chine pour diversifier ses partenaires.  

Comme ses voisins arabes, l’Égypte a refusé de soutenir les sanctions occidentales contre la Russie, dont la société nucléaire publique Rosatom construit une centrale électrique en Égypte. Toutes deux ont également coopéré au niveau des points chauds régionaux comme la Libye

Par ailleurs, dans un contexte d’inflation galopante et de crise du coût de la vie, l’Égypte a accru ses importations de céréales vitales depuis la Russie. 

Le rapport qui a fuité est particulièrement embarrassant pour Washington parce qu’il contient un échange entre Sissi et son ministre d’État pour la production militaire qui dit qu’il va accélérer la cadence dans les usines militaires du pays pour répondre à la demande de la Russie, même si cela signifie « instaurer les trois-huit » parce que « c’est le moins que l’Égypte puisse faire pour rendre la pareille à la Russie pour son aide antérieure ». 

En mars, le Wall Street Journal avait rapporté que le secrétaire américain à la défense Lloyd Austin avait demandé à l’Égypte de puiser dans ses fournitures de l’ère soviétique pour fournir à l’Ukraine des munitions d’artillerie mais n’avait pas reçu d’engagement en ce sens.

Espions russes à Dubaï

Les Émirats arabes unis sont un autre partenaire proche des États-Unis dont la proximité avec la Russie a été soulignée par ces révélations.

Dans un autre document consulté par l’Associated Press (AP), des espions russes auraient été entendus se vanter d’avoir convaincu les Émirats « de travailler ensemble contre les agences de renseignement britanniques et américaines ». 

Ce rapport cite des renseignements d’origine électromagnétique affirmant que des officiers du FSB ont incité des membres du service de sécurité émirati à approfondir leur partenariat. Le FSB est le successeur de l’agence d’espionnage soviétique, le KGB. 

« Les Émirats arabes unis considèrent probablement un engagement avec les renseignements russes comme une occasion de renforcer les liens croissants entre Abou Dabi et Moscou et de diversifier leurs partenariats en matière de renseignement dans un contexte de craintes de désengagement américain dans la région », indique le document, selon l’AP. 

Un responsable émirati a déclaré à CNN dans un communiqué mardi que « toutes les allégations citées par l’Associated Press concernant le FSB [étaient] catégoriquement fausses ». 

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Mais cette information survient dans un contexte de signes de tension entre Washington et Abou Dabi. 

En mars, une responsable du Trésor américain, Elizabeth Rosenberg, a remarqué acerbement en public que les Émirats arabes unis étaient « un pays d’attention » alors que Washington cherchait à étouffer les liens de Moscou avec l’économie mondiale.

Elle a ajouté que les Émirats arabes unis avaient exporté des dispositifs à semiconducteurs entre juin et novembre 2022 qui pourraient avoir un double usage pour les technologies militaires russes.

En décembre, les Émirats arabes unis exportaient toujours des drones vers la Russie, selon les données du gouvernement russe analysées par Free Russia Foundation, organisation basée à Washington.

Les Émirats bénéficient de recettes exceptionnelles dans le secteur de l’énergie grâce à la guerre en Ukraine. Dans le même temps, le clinquant Dubaï prospère en tant que centre d’affaires neutre. 

Il est devenu le 4e marché immobilier de luxe en matière d’activité derrière New York, Los Angeles et Londres cette année – grâce à une hausse de l’intérêt des Russes qui sont devenus les principaux acquéreurs d’immobilier à Dubaï.

En plus d’accueillir les oligarques liés au Kremlin, Dubaï bénéficie également d’un afflux de travailleurs russes dans le secteur de la technologie, lesquels cherchent pour beaucoup à échapper aux répercussions de la guerre de Vladimir Poutine.

Sous pression des États-Unis, les Émirats ont annulé la licence accordée à la banque russe MTS en mars, citant un « risque de sanctions » associées à ce prêteur.

La décision singulière d’accorder à MTS une licence était considérée comme un signe de l’influence économique croissante de la Russie aux Émirats, mais avait attiré l’attention de responsables à Washington qui affirment que la Russie s’est tournée vers de plus petites banques et sociétés de gestion du patrimoine afin d’essayer d’échapper aux sanctions occidentales. 

Wagner en Turquie

Un autre document dévoilé par le New York Times indique que les représentants du groupe de mercenaires Wagner ont rencontré des « contacts turcs » pour de possibles achats d’armes qui pourraient transiter par le gouvernement dirigé par la junte militaire au Mali.

Selon le document consulté par le journal, des émissaires de Wagner se sont rendus secrètement en Turquie (membre de l’OTAN) en février dans le cadre d’une initiative visant à se procurer des armes et de l’équipement pour les combattants du groupe en Ukraine.

Le document indique par ailleurs que le Mali, pays d’Afrique de l’Ouest, pourrait servir d’intermédiaire pour acquérir des armes turques pour le compte du groupe de mercenaires.

Les documents ne mentionnent pas si un accord a été conclu ou si le gouvernement turc était au courant de la situation. Middle East Eye a sollicité une réaction de l’ambassade turque à Washington.

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Le directeur de la CIA William Burns a rencontré le chef de l’espionnage russe dans la capitale turque l’année dernière pour parler des armes nucléaires et des prisonniers américains dans les geôles russes.

Ce n’est pas la première fois que Wagner se tourne vers la Turquie pour essayer de stimuler ses opérations.

En octobre, MEE avait signalé que le groupe cherchait à renforcer ses rangs en recrutant des combattants de Turquie, sans compter des pays tels que la Serbie, la République tchèque, la Pologne, la Hongrie et la Moldavie, en offrant des salaires élevés.

Bien que membre de l’OTAN, la Turquie revendique une position indépendante sur l’Ukraine. Le gouvernement du président Recep Tayyip Erdoğan a fourni des drones armés à Kyiv et s’est positionné comme médiateur dans le conflit en aidant à négocier un accord soutenu par l’ONU pour débloquer les céréales transitant par la mer Noire.

Mais comme d’autres dirigeants du Moyen-Orient, Erdoğan n’a pas hésité à fournir une bouée économique au président russe Vladimir Poutine.

La valeur des échanges bilatéraux entre la Turquie et la Russie a explosé d’environ 200 % alors que la guerre fait rage et Ankara s’est gorgée d’énergie russe à prix cassé. En outre, l’économie turque affaiblie a bénéficié d’un afflux d’expatriés russes cherchant à échapper aux sanctions et aux autres répercussions de la guerre en Ukraine.

Les partenaires occidentaux de la Turquie font pression pour qu’elle limite ses liens économiques avec Moscou. En mars, MEE annonçait que les sociétés turques avaient cessé d’entretenir les avions de fabrication occidentale détenus par des compagnies aériennes russes après les avertissements de responsables américains.

Wagner a gagné en notoriété pour son rôle dans les conflits notamment en Libye et en Syrie, mais le groupe a longtemps été enveloppé de mystère. Avec l’invasion russe de l’Ukraine cependant, Wagner s’est révélé au grand jour. Proche de Poutine, son dirigeant Evguéni Prigojine est passé du déni pur et simple de l’existence de son groupe à se vanter publiquement d’être la plus efficace des forces de combat russes.

Armes « létales » d’Israël

Outre le groupe Wagner, les documents qui ont fuité fournissent des informations sur la réflexion américaine concernant la position d’Israël sur la guerre en Ukraine.

Un document du Pentagone intitulé « Israël : moyens de fournir une aide létale à l’Ukraine » prédit qu’Israël pourrait fournir des armes à l’Ukraine en cas de pression américaine accrue ou de « dégradation perçue » de ses liens avec la Russie. 

L’allié le plus proche de Washington au Moyen-Orient a condamné l’invasion russe de l’Ukraine et a fourni à ce pays une aide humanitaire, mais a refusé d’entendre les appels à un soutien militaire de Kyiv. 

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Les responsables israéliens affirment publiquement qu’ils ne veulent pas envenimer leurs relations avec Moscou par crainte que cela puisse impacter leur capacité à mener des opérations militaires en Syrie, où la Russie déploie des soldats et des systèmes de défense anti-aérienne. Israël cible fréquemment les forces iraniennes et ses supplétifs en Syrie. 

L’année dernière, Michael Herzog, ambassadeur israélien aux États-Unis, faisait observer que la Russie pourrait faire usage de ses ressources militaires en Syrie pour « perturber » la compagnie aérienne israélienne. 

Les responsables américains indiquent que le scénario le plus probable pour Israël serait l’adoption du « modèle turc » : il fournirait une aide létale à l’Ukraine via des tiers tout en se positionnant comme un médiateur dans ce conflit. 

Autre scénario : Israël augmenterait son aide au vu de la coopération militaire croissante de la Russie avec l’Iran. Les documents indiquent que cela nécessiterait un transfert de systèmes stratégiques de Moscou à l’Iran qui pourrait étendre ses programmes dans le secteur du nucléaire ou en matière de missiles.

Autre situation, les États-Unis pourraient adopter une posture plus ferme contre l’Iran pour s’attirer le soutien d’Israël, ou la Russie pourrait provoquer une rupture de ses liens en abattant des appareils israéliens en Syrie.

Le Mossad a soutenu les manifestations en Israël

Un autre jeu de documents allègue que le Mossad, l’agence de renseignement israélienne, a secrètement encouragé la population du pays à participer aux manifestations contre le projet de réforme judiciaire du Premier ministre Benyamin Netanyahou. 

Les documents indiquent que les dirigeants du Mossad ont « préconisé aux membres du Mossad et aux citoyens israéliens de manifester contre le projet de réforme judiciaire proposé par le gouvernement israélien notamment via plusieurs appels explicites à manifester qui dénonçaient le gouvernement israélien ».

Ce mémo provient de renseignements d’origine électromagnétique, ce qui signifie que le gouvernement américain a espionné son plus proche allié dans la région. 

Le bureau de Netanyahou a condamné dimanche ces informations pour le compte du Mossad et les a qualifiées de « mensongères et sans le moindre fondement ». 
 
« Le Mossad et ses cadres n’ont pas encouragé – et n’encouragent pas – le personnel de l’agence à se joindre aux manifestations contre le gouvernement, aux manifestations politiques ou à toute activité politique », indique le communiqué. 

La révélation de ces documents intervient après que des Israéliens pro-gouvernement ont accusé les États-Unis d’avoir secrètement orchestré les manifestations contre Netanyahou et de les soutenir.

Israël est secoué par plusieurs semaines de manifestations et de grèves depuis janvier contre le projet de réforme judiciaire qui, selon ses détracteurs, va affaiblir la Cour suprême et éliminer les contre-pouvoirs au Parlement.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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