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Égypte : aurait-on pu empêcher le coup d’État ? Dix ans après, les experts sont divisés

Le président Abdel Fattah al-Sissi a hésité avant le putsch, mais les experts se demandent si l’armée égyptienne aurait pu être maîtrisée
Abdel Fattah al-Sissi, alors ministre égyptien de la Défense, assiste à une cérémonie d’accueil à la base aérienne militaire Almaza au Caire, peu avant de lancer un coup d’État, le 22 mai 2013 (AFP)
Par MEE

À l’occasion du 10e anniversaire du putsch en Égypte, les experts sont divisés quant à savoir si l’éviction du président Mohamed Morsi était le résultat inéluctable des tensions entre la démocratie et l’armée ou si elle aurait pu être empêchée.

Le 3 juillet 2013, l’armée égyptienne menée par le général Abdel Fattah al-Sissi a chassé le premier président élu démocratiquement du pays. Ce jour a marqué le début d’une purge des dirigeants islamistes et des Frères musulmans en particulier qui allait se transformer en répression généralisée contre la dissension, visant journalistes, hommes d’affaires et opposants laïcs au gouvernement dirigé par l’armée.

La principale cause d’effondrement de la transition démocratique en Égypte a été l’armée, estime Sharan Grewal, chercheur à la Brookings Institution et auteur d’un livre à paraître sur les armées arabes et le Printemps arabe. « Elle était mécontente de la démocratie. »

Le chercheur note que l’armée égyptienne a activement attisé les inquiétudes populaires à propos du régime tumultueux de Morsi. Élu avec une faible marge, le dirigeant soutenu par les Frères musulmans suscitait de l’incertitude chez l’opposition laïque du pays, certains hommes d’affaires et une grande partie de l’importante minorité chrétienne.

L’armée a joué un rôle dominant en Égypte depuis le renversement de la monarchie en 1952. Les anciens présidents Gamal Abdel Nasser, Anouar al-Sadate et Hosni Moubarak étaient issus des rangs de l’armée.

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« La simple présence d’une armée politisée comme l’était l’armée en Égypte a complexifié les négociations entre le gouvernement et l’opposition », affirme Sharan Grewal. « Pour les laïcs, pourquoi travailler avec Morsi quand il est possible de travailler avec l’armée et de le chasser ? »

« En Égypte, cela a rendu l’armée plus forte, mettant au bout du compte un terme à la transition démocratique », conclut-il.

Toutefois, David Kirkpatrick, journaliste au New Yorker et ancien chef de bureau du New York Times au Caire lors du coup d’État de 2013, remet en cause la notion selon laquelle le sort de la transition démocratique était déjà scellé.

« Il allait y avoir un conflit entre l’armée égyptienne et une transition démocratique. La façon de résoudre ce conflit… – j’hésite à le dire – est tout sauf inévitable », a-t-il déclaré vendredi dernier lors d’un événement organisé par le Project on Middle East Democracy (POMED).

« Désarroi et désespoir »

David Kirkpatrick indique que l’armée était en proie aux « fissures » sur la façon de réagir au mécontentement vis-à-vis de la présidence Morsi.

Preuve révélatrice de l’incertitude dans les mois qui ont mené au putsch, selon lui, le « désarroi sinon le désespoir » dans les rangs du Front de salut national – l’opposition laïque unie contre Morsi – à l’idée qu’un coup d’État pourrait ne pas avoir lieu.

« Si [les États-Unis] n’ont pas donné le feu vert à Sissi et aux généraux, ce n’était pas non plus un feu rouge absolu »

- David Kirkpatrick, New Yorker Magazine

« Depuis le moment de l’éviction de Moubarak jusqu’au putsch, il y a eu des tentatives répétées de l’armée de réaffirmer son pouvoir et, de temps en temps, elle a reculé », a-t-il poursuivi.

Sissi lui-même s’est assuré le poste haut-placé de chef d’état-major des armées sous Morsi et une transition vers la démocratie n’aurait pas été « totalement sans attrait » pour lui si cela lui avait garanti son poste et ses privilèges », a ajouté Kirkpatrick.

Ce dernier estime que les hésitations de Sissi à lancer le coup d’État, même après avoir acquis un solide soutien au sein des rangs de l’armée, met en lumière l’influence des acteurs externes. « Si le Golfe n’avait pas offert tacitement une énorme somme d’argent, est-ce que Sissi aurait arrêté le coup d’État ? J’ai des doutes là-dessus. »

Au lendemain du Printemps arabe, l’Égypte était l’épicentre d’une bataille d’influence entre les États du Golfe : le Qatar soutenait massivement les Frères musulmans tandis que les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite cherchaient à réprimer le mouvement.

Depuis, les États du Golfe cherchent à rapiécer leurs relations. Le Qatar, ainsi que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, ont déposé des milliards de dollars à la Banque centrale égyptienne pour aider le gouvernement de Sissi à court d’argent. Tout récemment, les États du Golfe ont exigé le retour sur leurs investissements.

« Messages américains contradictoires »

Par ailleurs, les États-Unis ont envoyé des messages contradictoires dans la période qui a précédé le coup d’État. La décision de l’administration Obama de s’éloigner de Moubarak, confronté aux manifestations populaires, a été considérée comme une traîtrise par les autres autocrates du Moyen-Orient.

« Morsi entendait d’Obama un véritable soutien à la démocratie et il pensait naïvement que le gouvernement américain était uni là-dessus », commente Kirkpatrick.

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Or Washington était déchiré entre soutenir le président élu démocratiquement ou Sissi. Certains au sein des agences de renseignement et de la défense ont certainement plaidé en faveur de ce dernier, en particulier à mesure que les manifestations contre Morsi se multipliaient.

« Sissi et les généraux autour de lui entendaient deux messages contradictoires de la part des États-Unis. Si ce n’était pas un feu vert, ce n’était pas non plus un feu rouge absolu », explique le journaliste.

« Il n’est pas impossible d’imaginer qu’une posture différente des États-Unis aurait pu donner un résultat différent. »

Crise économique et traversée de la Méditerranée

Lorsque Sissi a annoncé l’éviction de Morsi, il a promis une « réconciliation nationale » dans le pays le plus peuplé du monde arabe. Au lieu de promettre une feuille de route pour de futures élections et la stabilité, Sissi a imposé un régime autoritaire qui surpasse tout ce que l’Égypte a connu sous Nasser, Sadate ou Moubarak selon les experts.

Pendant ce temps-là, l’économie égyptienne s’effondre. L’explosion de l’inflation ‌et la crise de la devise ont jeté la classe moyenne dans la pauvreté et de plus en plus d’Égyptiens se lancent dans la dangereuse traversée de la Méditerranée pour rejoindre l’Europe.

Les Égyptiens formaient le plus gros contingent des migrants traversant la Méditerranée centrale au premier semestre 2022, représentant 20 % des différentes nationalités, selon les données les plus récentes de l’agence des frontières européennes, Frontex.

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Sissi tente de se présenter comme un président qui tend la main à l’opposition dans le contexte de la crise économique. Il a lancé une initiative de dialogue national particulièrement décriée par les organisations de défense des droits de l’homme.

Le gouvernement a laissé entendre que des élections présidentielles auraient lieu en fin d’année, mais peu s’attendent à ce qu’elles soient libres ou équitables. Des membres de la famille du seul opposant déclaré à Sissi ont été arrêtés, tandis que les autorités ont écroué quelque 60 000 prisonniers politiques.

L’anniversaire du coup d’État en Égypte intervient alors que ses voisins voient leurs propres espoirs de démocratie s’éroder.

En Tunisie, le président Kais Saied a consolidé son pouvoir dans une dérive autoritaire, essayant de s’attirer le soutien de l’armée financée et entraînée par les États-Unis.

De son côté, l’éphémère transition démocratique au Soudan s’est effondrée et les Soudanais sont piégés par des combats meurtriers entre l’armée, dirigée par Abdel Fattah al-Burhan, et une force paramilitaire dirigée par Mohamed Hamdan Dagalo.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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