Guerre en Ukraine : prendre position, c’est prendre un gros risque pour l’économie marocaine
Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en février dernier, le Maroc, grand allié des États-Unis, a tenté de rester neutre et s’est montré réticent à soutenir les mesures de Washington contre le Kremlin.
Rabat s’est abstenu lors du vote de l’Assemblée générale de l’ONU visant à condamner l’agression russe et a repoussé les efforts déployés par les États-Unis pour qu’il rejoigne le camp occidental.
Dépendant des importations de céréales des deux pays, le Maroc a essayé de se frayer un chemin diplomatique à travers le conflit et a tenté de maintenir des liens avec l’Est et l’Ouest, des liens d’autant plus importants que son économie est toujours aux prises avec la pandémie de covid et une grave sècheresse.
Mais alors que le conflit entre dans sa deuxième année, les spécialistes expliquent à Middle East Eye que les répercussions géopolitiques du conflit ont contraint le Maroc à relever divers défis diplomatiques et économiques, ainsi qu’à affronter la volatilité de l’opinion publique.
« En son for intérieur, le Marocain lambda est persuadé qu’il s’agit d’une guerre européenne de plus, pour des objectifs et idéaux européens », déclare Mohamed Chtatou, politologue et professeur de sciences de l’éducation à l’Université Mohammed V de Rabat.
« Le Maroc n’a d’autre choix que de rester neutre »
- Mohamed Chtatou, Université Mohammed V
« Cette guerre résulte du fait que les Russes ont été poussés dans leurs derniers retranchements territoriaux par l’OTAN. »
La semaine dernière dans un discours très attendu, le président russe Vladimir Poutine a nié toute responsabilité dans cette guerre et s’en est pris à ses adversaires.
Dans son discours, il a affirmé que l’élargissement de l’OTAN était le principal moteur du conflit ainsi que le fait que l’Alliance atlantique n’avait su exclure catégoriquement l’adhésion de l’Ukraine.
De tels points de vue sont aujourd’hui courants dans une grande partie du Maroc, comme l’illustrait un sondage d’Alliance of Democracies en mai dernier, lequel révélait que seuls 14 % des Marocains voulaient que Rabat « coupe les liens économiques avec la Russie à cause de la guerre ».
Anouar Majid, vice-président du département de relations internationales à l’Université de Nouvelle-Angleterre, explique à MEE que pour le Marocain lambda, le conflit s’inscrit dans une « affaire géostratégique compliquée peu pertinente pour les véritables intérêts du Maroc ».
Un numéro d’équilibriste
Deux jours après le lancement de l’invasion russe, il est apparu évident que le Maroc était réticent à choisir son camp.
Le ministère des Affaires étrangères du pays a publié un communiqué vague qui soulignait la « préoccupation » du royaume et son « soutien à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale de tous les États membres des Nations unies ».
Les mois suivants, le Maroc a entretenu des liens avec le bloc pro-ukrainien et ses opposants russes.
En avril, des représentants marocains ont assisté à une conférence organisée sur une base militaire américaine en Allemagne pour discuter de la fourniture d’une aide humanitaire et militaire à l’Ukraine. Le Maroc appuie également les efforts déployés par l’ONU pour distribuer l’aide humanitaire aux Ukrainiens.
Cependant, en juin, le roi Mohammed VI a envoyé à Poutine une lettre célébrant les relations entre leurs pays. Quatre mois plus tard, le ministère de l’Énergie a conclu un accord sur l’énergie nucléaire avec Rosatom, une société d’État russe qui contribue à l’effort de guerre de Moscou.
Le politologue Mohamed Chtatou explique à MEE que les relations amicales du Maroc avec la Russie sont motivées par l’économie.
« Le Maroc n’a d’autre choix que de rester neutre », assure-t-il. « Fondamentalement, le pays est un allié de l’Occident, mais il a aussi de bonnes relations avec la Russie et la Chine. Le pays a autant besoin des investissements des États-Unis et de l’Europe que de la technologie et du commerce de l’Est, donc la neutralité peut payer. »
Alors que les pays occidentaux limitaient leurs importations de combustibles fossiles russes, le Maroc augmentait les siennes. En 2022, le royaume a importé de Russie 735 000 tonnes de gazole, soit onze fois plus qu’en 2021.
Les sanctions internationales ont également compliqué la capacité de la Russie, premier exportateur mondial d’engrais en 2020, à vendre ce produit crucial. Le Maroc, quatrième exportateur cette année-là, a réagi en prévoyant d’augmenter sa production de phosphates de 10 %.
Bombe agricole à retardement
Mais l’impact de la guerre russo-ukrainienne sur le secteur agricole marocain a été désastreux.
Un rapport publié l’année dernière par le Foreign Agricultural Service, une agence gouvernementale américaine, note que la Russie et l’Ukraine représentaient 24 % des importations de blé du Maroc. Mais depuis le début du conflit, les exportations ukrainiennes ont chuté.
« Le Maroc a toujours effectué un numéro d’équilibriste pour parvenir à un approvisionnement raisonnablement sûr en céréales, en particulier pour le blé », commente Ismail Ouraich, analyste politique à l’Agence suédoise pour l’analyse des politiques de croissance.
Celui-ci suggère que son « approvisionnement assez diversifié » en blé pourrait aider le royaume à résister aux pires effets de la guerre russo-ukrainienne. En 2020, le royaume a importé 396 millions de dollars de blé depuis la France, soit plus que depuis la Russie et l’Ukraine réunies.
« Mais à long terme, la situation semble assez alarmante compte tenu des impacts potentiels du changement climatique sur le pays », précise Ismail Ouraich à MEE.
Le rapport du Foreign Agricultural Service avertit que la production marocaine de blé pourrait chuter de 70 % en raison de la sécheresse, un phénomène exacerbé par le changement climatique. Le rapport constate en outre que la guerre « a accru la volatilité des prix ».
La Banque africaine de développement (BAD) indique que l’invasion a déclenché une pénurie d’environ 30 millions de tonnes de céréales en Afrique, entraînant une forte hausse des cours.
« Malgré la distance géographique entre l’Ukraine et le Maroc, l’impact de l’attaque russe sur ce pays européen a été dur pour l’agriculture marocaine », déclare Mostapha Nokraoui, agriculteur et chef de communauté dans la ville de Tafraout, dans le sud du Maroc.
Il souligne l’augmentation des prix du carburant, dont le cours a grimpé en flèche depuis que les sanctions internationales restreignent les exportations russes de pétrole brut et de gaz naturel. Puisque les agriculteurs dépensent davantage en carburant pour les systèmes qui irriguent leurs cultures et les véhicules qui acheminent leurs produits vers les marchés, les Marocains constatent désormais une hausse des prix des denrées alimentaires de base.
L’année dernière, le Policy Center for the New South, un think tank marocain, a publié un livre blanc imputant les difficultés du Maroc dues à l’inflation à cette flambée des prix de l’énergie et des denrées alimentaires.
« Les taux de pauvreté et de vulnérabilité augmenteront, et les niveaux de disparité et d’inégalité aussi », prévient Mostapha Nokraoui.
Retombées économiques
Un rapport publié en février par la Banque mondiale fait état d’un taux d’inflation de 8,3 % au Maroc en décembre 2022, un chiffre que l’institution financière internationale a lié à la guerre russo-ukrainienne.
« La crise ukrainienne a eu un fort impact sur l’économie marocaine, notamment en matière de coût des matières premières, ce qui a provoqué une inflation importante qui a touché l’ensemble de la population, en particulier la classe moyenne et les pauvres », explique Naoufel Belhaj, professeur d’économie à l’Université Hassan II de Casablanca.
Le Maroc a réagi à la crise financière en subventionnant les produits de consommation courante et en restreignant les exportations.
En janvier, la ministre de l’Économie et des Finances, Nadia Fettah Alaoui, a annoncé que le royaume avait versé 2,1 milliards de dollars de subventions pour le gaz domestique, 983 millions de dollars pour le blé et 491,5 millions de dollars pour le sucre en 2022. Dans un geste plus inhabituel, le royaume a interdit l’exportation d’oignons, de pommes de terre et de tomates vers l’Afrique de l’Ouest en février dans le but de calmer les prix des denrées alimentaires.
« Les taux de pauvreté et de vulnérabilité augmenteront, et les niveaux de disparité et d’inégalité aussi »
- Mostapha Nokraoui, agriculteur
Pourtant, les experts s’interrogent sur l’efficacité et la durabilité de ces mesures à court terme alors que le Maroc brûle ses réserves de devises.
« Le pouvoir d’achat des gens a diminué, mais les salaires n’ont pas augmenté dans les secteurs public et privé », indique Naoufel Belhaj à MEE. « Le chômage a augmenté et la classe moyenne a baissé son niveau de consommation. »
L’agriculteur Mostapha Nokraoui est d’accord : « Je ne pense pas que les solutions disparates qu’adopte le gouvernement limiteront la crise actuelle. »
Ce sentiment se répand.
Pas plus tard que la semaine dernière, un important syndicat a organisé des manifestations contre la hausse des prix du carburant et de la nourriture. Les manifestants se sont rassemblés à Meknès et à Tanger ainsi que sur Facebook et Twitter.
Même ainsi, il semble peu probable que la crise financière alimentée par l’invasion de la Russie donne envie aux Marocains de se rallier aux actions contre ce pays – une décision qui pourrait elle-même aggraver les perspectives économiques du Maroc.
« Les Marocains veulent la paix pour tous », affirme Mohamed Chtatou, le professeur à Rabat. « En ne prenant pas parti, les Marocains croient que, avec un peu de chance, cela pourrait, à terme, apporter la paix si nécessaire, compte tenu du fait que cette guerre, si elle dégénère, pourrait provoquer l’apocalypse, Dieu nous en préserve. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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