Face à l’absence de décision politique, l’économie algérienne s’enfonce
Avant que 2021 ne commence, on apprenait que les administrateurs, désignés par la justice algérienne pour gérer les entreprises dont les patrons avaient été renvoyés et placés en détention pour des affaires de corruption, avaient été « démis de leurs fonctions ». Et qu’ils seraient remplacés par des « managers » issus, pour la majorité, du secteur public.
Voici près de dix-huit mois, mi-2019, les juges enquêteurs saisis des dossiers des sociétés appartenant aux « oligarques » algériens propriétaires des groupes Haddad, Tahkout, Kouninef, Condor, Ival et Mazouz avaient demandé la désignation d’« experts financiers agréés » pour « assurer la pérennité des activités des dites sociétés et leur permettre de préserver les postes d’emploi ».
En fait, les autorités algériennes viennent de s’apercevoir que le mandat des administrateurs ne s’est pas déroulé comme prévu et n’a pas permis le redressement des entreprises concernées.
Bien au contraire, un cadre supérieur de l’une d’entre elles témoigne à Middle East Eye du cas très illustratif de l’entreprise KOUG. C (BTP), propriété des frères Kouninef, réputés très proche de Said Bouteflika, frère du président déchu (et qui croupissent en prison depuis vingt mois).
« L’entreprise, qui comptait près de 5 000 employés en avril 2019, au moment de l’incarcération des patrons, n’en compte plus aujourd’hui que 450 ». Le même cadre évoque également de « nombreux abus de biens sociaux » de la part de l’administrateur désigné par la justice algérienne.
Dans le quotidien Liberté du 6 janvier, un avocat d’affaires réputé, Nasr-Eddine Lezzar, constate qu’« aussitôt investis de titres d’administrateurs, ces derniers ont enfilé le costume de liquidateurs, sans gérer ni générer des activités ».
Pour lui, « la désignation de nouveaux managers est tardive car [elle] intervient dans une phase de liquidation ». Autrement dit, les dépositaires de l’autorité publique « auraient dû s’intéresser à ces nouveaux profils un peu plus tôt [puisque] les groupes privés sont pratiquement liquidés ».
En pleine crise économique et sanitaire, le bilan de l’opération « mains propres » lancée au printemps 2019 par les autorités algériennes s’avère ainsi particulièrement accablant : les entreprises concernées comptaient parmi les poids lourds du secteur privé algérien et employaient des dizaines de milliers de travailleurs, dont la plupart se retrouvent aujourd’hui sans emploi.
« Rien n’a changé »
Issad Rebrab, qui dirige Cevital, premier groupe privé algérien, a été libéré après avoir purgé intégralement une peine de huit mois d’emprisonnement pour infraction à la législation relative au mouvement des capitaux et surfacturation lors d’une opération d’importation.
Il n’a apparemment rien perdu de sa combativité. Début janvier, le patron algérien remontait au créneau. Selon lui, son très ambitieux projet de construction d’une usine de trituration de graines oléagineuses qui devait créer plusieurs milliers d’emplois à Béjaïa (Kabylie) souffre toujours d’un blocage inexplicable.
« Les équipements importés pour monter cette usine n’ont toujours pas reçu l’autorisation nécessaire pour rentrer en Algérie », a regretté le capitaine d’industrie dans une déclaration faite lors d’une rencontre organisée sur la loi de finances 2021.
« Nous avons fait des investissements importants pour faire passer l’Algérie du stade d’importateur à celui d’exportateur. Nous pouvons faire bénéficier notre pays d’une production d’une valeur de 2,2 milliards de dollars par an, dont 750 millions de dollars à réaliser à l’export. Malheureusement, il y a trois ans, on nous a interdit de décharger nos équipements au port de Béjaïa », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « Ce qui est regrettable, c’est que ça perdure jusqu’à maintenant. »
Si le patron de Cevital a conservé sa liberté de parole, ses collègues du secteur privé semblent tétanisés et hésitent aujourd’hui à s’exprimer publiquement.
L’impact de la situation politique du pays, qui a connu en 2019 un soulèvement populaire (le « hirak ») ayant mené à la démission du président de longue date Abdelaziz Bouteflika, a été très fortement ressenti par les patrons algériens, qui ont été la première cible de la campagne anti-corruption qui a suivi.
Dans ce climat délétère, en l’absence d’enquêtes exhaustives sur la situation du secteur privé, de très nombreux témoignages indiquent que l’effort d’investissement des entrepreneurs algériens, à quelques rares exceptions près, est aujourd’hui quasiment à l’arrêt, tandis que de vives tensions sont également signalées par les opérateurs économiques privés, notamment en matière de distribution du crédit.
L’interminable marasme du secteur public
L’idée que le secteur public algérien soit susceptible de constituer un réservoir de « managers » capables de voler au secours du secteur privé pourrait prêter à sourire si la situation de l’économie algérienne n’était pas aussi alarmante.
Début 2021, un des rares ministres à ne pas manier la langue de bois, Mohamed-Cherif Belmihoub, ministre délégué auprès du Premier ministre chargé de la prospective, jetait un gros pavé dans la mare en affirmant que 250 milliards de dollars avaient été « alloués par l’État au secteur public marchand sur les 25 dernières années ».
Depuis fin 2020, la presse algérienne fait écho presque sans interruption des difficultés de paiement des salaires et des approvisionnements de nombreux « fleurons » du secteur public.
Les patrons du complexe sidérurgique d’El Hadjar, de l’ENIEM (électroménager) ou encore de l’ENIE (produits électroniques) font le siège des banques publiques et des ministères de tutelle pour obtenir des facilités de trésorerie.
Il y a quelques jours, Djamila Labiod, présidente du conseil d’administration de Sider El Hadjar, qui emploie 6 200 personnes, appelait le gouvernement à approuver un énième « plan de recapitalisation de l’entreprise et garantir, parallèlement, une masse salariale de huit milliards de dinars [près de 60 millions de dollars] par an ».
Elle s’en remettait « au président de la République à l’effet de débloquer une situation dont, le cas échéant, les conséquences sociales seraient incontrôlables ».
La suite des événements devrait obéir à un scénario bien rôdé. Dans quelques semaines, les banques publiques seront « instruites » de libérer les crédits nécessaires à la poursuite de l’activité des entreprises concernées avant que le Trésor public ne compense ce fardeau supplémentaire à travers une future recapitalisation des établissements financiers.
2020 : les pires performances depuis l’indépendance
Pour l’économie algérienne, 2020 a été proprement catastrophique. L’année devrait enregistrer clairement les pires performances depuis l’indépendance du pays.
Tandis que le gouvernement continue d’évoquer, de façon tout à fait irréaliste, un recul du PIB limité à un peu plus de 4 %, l’économiste algérien Abdelrahmi Bessaha, ancien expert auprès du Fonds monétaire international (FMI) bénéficiant d’informations qui n’ont pas été portées à la connaissance du public algérien, évoquait dans le quotidien El Watan une « situation macroéconomique en 2020 plus dégradée que ce qui avait été projeté jusqu’à présent avec, sur la base de données très récentes, un recul de la croissance d’environ 11,5 % ».
Avec un secteur privé déstabilisé et des entreprises publiques moribondes, la reprise de l’activité a toutes les chances de rester limitée en 2021.
Différentes sources évoquent une reprise très molle située entre 2 et 3 % du PIB en raison de la persistance des incertitudes liées à la prolongation de la crise sanitaire.
Cette reprise restera encore largement insuffisante pour regagner le terrain perdu en 2020 et surtout empêcher la progression du chômage que le FMI et la plupart des sources indépendantes voient progresser à plus de 15 % de la population active en 2021.
Tandis que des élections législatives sont prévues au printemps, l’agenda politique du régime va de nouveau primer sur les réformes économiques.
Alors que les réserves de change ont déjà été réduites de près de 150 milliards de dollars depuis 2014, le gouvernement ne propose aujourd’hui aucune réponse économique autre que la fuite en avant dans la dépense budgétaire et la poursuite de la consommation des réserves financières.
La loi de finances 2021 signée par le président Tebboune affiche des déficits de comptes publics compris entre 14 et 18 % du PIB. Un niveau sans précédent dans l’histoire du pays.
Contrairement aux engagements du chef de l’État, les dépenses de fonctionnement, déjà proches de 40 milliards de dollars, vont encore augmenter de près de 12 % en 2021 suivant les prévisions officielles. De quoi assurer le paiement des salaires des fonctionnaires en poste, recruter près de 92 000 nouveaux agents de l’État et financer la promesse du président de titulariser plusieurs centaines de milliers de vacataires et assimilés.
Au total, les effectifs permanents de la fonction publique algérienne devraient progresser de près de 20 % en 2021.
Les dossiers brûlants remis à des jours meilleurs
Au-delà de cette nouvelle progression du train de vie de l’État, aucun des dossiers économiques les plus brûlants n’est pris en charge.
La réforme du système de subventions énergétiques, qui consomme près de 15 milliards de dollars par an (près de 10 % du PIB), a de nouveau été renvoyée à des jours meilleurs.
Aucune trace non plus d’une éventuelle réforme du financement des retraites, qui accuse un déficit considérable et dont plus de la moitié est assurée directement par le budget de l’État pour un coût annuel supérieur à 5 milliards de dollars.
À défaut de réformes, cette situation fortement dégradée semble avoir poussé les autorités à placer l’information relative aux (dés)équilibres financiers extérieurs sous embargo.
Depuis le début de l’année, la situation de la balance commerciale est devenue une information confidentielle et le niveau des réserves de change est un secret bien gardé.
Tout se passe comme si, face à une situation financière de plus en plus tendue, une information régulière et transparente était désormais conçue par les dirigeants comme un facteur de vulnérabilité à la fois interne et externe.
« Cette absence de données économiques et financières de base est incompréhensible et ne sert personne », se désole Abdelrahmi Bessaha.
« En période de crise notamment, plus la population est informée, plus elle comprend les défis et mieux elle participe à leur solution. Il en est de même pour nos partenaires étrangers, avec qui notre pays souhaite travailler pour résoudre les problèmes économiques nationaux », explique l’ancien expert du FMI.
Un exemple parmi beaucoup d’autres : alors que les institutions financières internationales et la plupart des économistes indépendants annoncent une poursuite de la chute des réserves de change et une probable crise financière dès 2022, le gouvernement algérien de son côté vient de rendre publiques des prévisions qui anticipent un redressement quasi miraculeux de la balance des paiements dès 2021.
Le FMI en ligne de mire
L’opacité entretenue depuis le début de l’année par le gouvernement à propos des performances économiques réelles du pays n’empêche cependant pas l’information de circuler en dehors des circuits officiels.
Le discours rassurant des autorités est ainsi largement contredit par les institutions financières internationales. Le FMI prévoit un déficit probable de la balance des paiements de l’ordre de 16 % du PIB (soit plus de 23 milliards de dollars) pour l’année 2021.
Les conséquences de ces différentes évolutions ont déjà fait rebondir le débat sur le recours au FMI.
Pour l’économiste proche du hirak Smail Lalmas, interviewé par Radio M, même si le président Tebboune a clairement signifié que l’Algérie n’irait pas contracter de prêts auprès du FMI et des organismes financiers internationaux, « vu l’évolution des choses, on ira forcément taper aux portes du FMI en 2021 ».
D’autres économistes pronostiquent depuis plusieurs mois un probable recours au FMI début 2022.
Le débat ne fait que commencer et il devrait être au cœur de l’actualité économique du pays au cours des prochains mois.
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