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Guerre en Syrie : la détente avec la Jordanie ramènera-t-elle Assad dans le giron arabe ?

Alors qu’Amman et Damas normalisent leurs relations, celles-ci pourraient facilement retomber dans l’inimitié dès la prochaine crise locale ou régionale
Le roi Abdallah II a exprimé tout au plus une opposition tiède face au président syrien Bachar al-Assad (AFP)
Le roi Abdallah II a exprimé tout au plus une opposition tiède face au président syrien Bachar al-Assad (AFP)

La Jordanie et la Syrie sont de nouveau officiellement amies. Après une décennie d’hostilités, provoquées par le soutien du roi Abdallah II aux ennemis du président Bachar al-Assad dans la guerre civile syrienne, les deux voisins brouillés ont récemment annoncé une série de mesures visant à normaliser leurs relations.

La frontière a été entièrement rouverte au commerce et les vols entre les capitales ont repris, tout comme la coopération dans les domaines de la sécurité et de l’eau.

Assad et Abdallah II se sont même entretenus par téléphone pour la première fois en dix ans.

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Le roi a également exercé des pressions auprès de son allié, le président américain Joe Biden, pour qu’il relâche la pression sur Damas, alors qu’il y a quelques années, la Jordanie accueillait les rebelles syriens armés par les Américains.

La Jordanie a exprimé tout au plus une opposition tiède face à Assad. Contrairement à de nombreux dirigeants arabes, Abdallah II n’a jamais fermé son ambassade à Damas, même si le personnel a été réduit.

La Jordanie a accueilli le Military Operations Center, qui a facilité la formation et l’armement des rebelles modérés opposés à Assad, mais elle a contrôlé attentivement sa frontière et empêché les rebelles d’aller et venir à leur guise, au contraire de la Turquie au nord de la Syrie. Cela a contribué à la faiblesse relative des rebelles dans le sud du pays.

Pourtant, cette réconciliation n’est pas surprenante. Cette détente sert les objectifs nationaux et internationaux des deux dirigeants et le réchauffement de leurs relations s’inscrit principalement dans une démarche pragmatique.

Cette situation suit le modèle historique des relations entre la Jordanie et la Syrie. Elles peuvent osciller entre inimitié et amitié par intervalles de quelques années, souvent en raison de circonstances politiques mondiales et régionales. Mais compte tenu de l’importance que les deux voisins s’accordent mutuellement, le réalisme triomphe invariablement et les relations sont réparées.

Interdépendance historique

De la même manière, Assad s’est montré prudent dans son hostilité envers la Jordanie. La Jordanie n’était pas aussi durement critiquée que d’autres ennemis de Damas, tels que la Turquie, Israël, l’Arabie saoudite et les États-Unis. Même au plus fort de la guerre civile syrienne, les relations n’étaient pas aussi tendues qu’elles auraient pu l’être.

Les deux gouvernements étaient probablement conscients de l’interdépendance historique des deux pays et craignaient de détériorer irrémédiablement leurs relations.

Historiquement, le sud de la Syrie est plus étroitement lié au nord de la Jordanie qu’au nord de la Syrie, puisque ces régions sont issues de la même province ottomane.

La Syrie offre à la Jordanie un accès à la Méditerranée et aux routes terrestres vers l’Europe, tandis que la Jordanie offre à la Syrie un accès à la mer Rouge et aux routes terrestres vers le Golfe

Bien que les impérialistes britanniques et français aient créé des pays distincts, les liens familiaux et tribaux chevauchaient la frontière, notamment autour de la région du Hauran.

En effet, au début de la guerre en Syrie, les premiers réfugiés étaient des Hauranais qui traversaient la Jordanie pour s’abriter chez des proches. Ces liens ont contribué à forger d’importantes relations commerciales. Le sud de la Syrie et le nord de la Jordanie ont développé une interdépendance économique sous diverses formes.

De plus, la Syrie offre à la Jordanie un accès à la Méditerranée et aux routes terrestres vers l’Europe, tandis que la Jordanie offre à la Syrie un accès à la mer Rouge et aux routes terrestres vers le Golfe.

Pourtant, malgré cette proximité culturelle et économique, les différences politiques ont suscité des tensions.

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Depuis 1963, la Syrie est dirigée par des autocrates baasistes orientés à gauche et anti-occidentaux, aux antipodes de la monarchie hachémite capitaliste et pro-occidentale établie en Jordanie.

Ils se trouvaient dans des camps différents au cours de la guerre froide et n’avaient pas les mêmes alliés régionaux. En 1970, la Syrie a même brièvement envahi la Jordanie pour soutenir les guérilleros palestiniens en guerre civile contre les Hachémites, tandis que dix ans plus tard, la Jordanie a parrainé des militants des Frères musulmans qui tentèrent de renverser le régime baasiste syrien.

Ces phases d’inimitié ont été entrecoupées de moments d’amitié, les deux États ayant notamment combattu ensemble contre Israël en 1967 et 1973.

Les liens se sont ensuite distendus dans les années 1980 lorsque les deux pays ont soutenu des camps opposés dans la guerre Iran-Irak, avant de se réchauffer dans les années 1990 quand les deux pays se sont engagés dans le processus de paix israélo-arabe.

Les relations se sont de nouveau détériorées au milieu des années 2000 lorsque la Jordanie a soutenu les efforts déployés par les États-Unis pour isoler diplomatiquement la Syrie, impliquée dans l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005, mais se sont réchauffées quelques années plus tard à la suite de l’échec de cette stratégie. 

Tout au long de cette relation houleuse, les deux gouvernements se sont montrés disposés à s’écarter rapidement de la confrontation à mesure que leurs intérêts ont évolué. C’est ce qui a permis la réconciliation actuelle.

Une influence sur Damas

Pour la Jordanie, il est clair que la campagne visant à évincer Assad, à laquelle elle a adhéré à contrecœur, a échoué. Pourtant, contrairement aux autres États opposés à Assad qui se sont désintéressés de la question, elle subit les effets immédiats du conflit avec plus de 650 000 réfugiés syriens et une économie en difficulté.

Abdallah II espère que la détente avec Assad ouvrira des routes commerciales et renforcera la stabilité dans le sud de la Syrie, ce qui permettrait à certains réfugiés de rentrer chez eux.

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En ouvrant des liaisons aériennes avec Damas et en exhortant Washington à exempter la Jordanie du régime de sanctions sévères contre Assad prévu par la loi César – ce qui a été fait récemment pour un accord gazier régional –, Abdallah II voit les avantages financiers que la Jordanie pourrait retirer en devenant un intermédiaire pour les étrangers qui traitent avec la Syrie.

Assad en retire également des bénéfices clairs. La libéralisation complète des échanges avec la Jordanie et l’aide apportée pour contourner les sanctions prévues par la loi César offrent un certain répit à l’économie syrienne chancelante, même s’il est peu probable que ces mesures aient un effet considérable.

Les gains géopolitiques sont plus importants : Assad n’a pas eu à faire de concessions pour obtenir ce rapprochement, qui sert donc à légitimer sa cause.

Par ailleurs, sur le plan géopolitique, Abdallah II s’adapte à l’évolution du paysage. Avec le retrait de Washington, la Jordanie doit trouver d’autres moyens d’assurer la paix et la stabilité auxquelles elle aspire sans s’appuyer sur l’ancienne puissance hégémonique.

En obtenant l’engagement d’Assad, elle espère pouvoir exercer une certaine influence sur Damas, notamment sur la présence de troupes iraniennes et alliées à l’Iran à sa frontière et à celle d’Israël, susceptible de provoquer un conflit indésirable.

La normalisation des relations avec la Jordanie pourrait être un tremplin vers une réconciliation avec le reste du Moyen-Orient, une réintégration à la Ligue arabe et – comme l’espère Assad, peut-être en vain – des fonds de reconstruction plus qu’indispensables

La Jordanie n’est pas le seul pays à vouloir normaliser ses relations avec la Syrie, puisque l’Égypte cherche également à renforcer ses liens et que les Émirats arabes unis mènent actuellement une campagne visant à ramener Damas dans le giron arabe.

La normalisation des relations avec la Jordanie pourrait être un tremplin vers une réconciliation avec le reste du Moyen-Orient, une réintégration à la Ligue arabe et – comme l’espère Assad, peut-être en vain – des fonds de reconstruction plus qu’indispensables.

La détente repose donc pour l’instant sur une certaine logique, mais ces liens sont plus susceptibles d’être fonctionnels qu’amicaux. Les différences idéologiques entre les régimes et un certain degré de suspicion mutuelle demeurent, tout comme les raisons structurelles profondes expliquant pourquoi les pays ne peuvent rester brouillés trop longtemps.

Il est fort probable que cette phase actuelle d’amitié finisse par sombrer dans l’inimitié dès la prochaine crise locale ou régionale qui opposera Amman et Damas, mais ces hostilités finiront vraisemblablement par s’apaiser, comme toujours. Telle est la nature, cyclique, des liens tumultueux entre la Jordanie et la Syrie. 

Christopher Phillips est maître de conférences en relations internationales à la Queen Mary University de Londres, dont il est également vice-doyen. Il est l’auteur de The Battle for Syria : International Rivalry in the New Middle East (Yale University Press) et coéditeur de What Next for Britain in the Middle East ? (IB Tauris).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Christopher Phillips is a professor of international relations at Queen Mary, University of London, where he is also a deputy dean. He is the author of The Battle for Syria, available from Yale University Press, and co-editor of What Next for Britain in the Middle East, available from IB Tauris.
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