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L’Égypte peut-elle jouer un rôle dans l’approvisionnement énergétique de l’Union européenne  ?

L’UE, qui fait face à des crises simultanées concernant ses importations en gaz, cherche à diversifier ses fournisseurs. L’Égypte présente à ce propos certains atouts. Sont-ils suffisants pour constituer une alternative durable  ?
Au-delà des importantes réserves en gaz, l’atout égyptien réside dans son expérience de l’exploitation de ressources gazières ou pétrolières (AFP)
Au-delà des importantes réserves en gaz, l’atout égyptien réside dans son expérience de l’exploitation de ressources gazières ou pétrolières (AFP)

Si l’Égypte figure au deuxième rang du continent africain derrière l’Algérie en matière de réserves prouvées de gaz en 2021, avec 2  222 milliards de mètres cubes (soit 1,5 % des réserves mondiales, contre 2,1 % pour l’Algérie), elle ne fait pas partie des principaux exportateurs de gaz vers l’Union européenne (UE).

Ainsi, selon Eurostat (direction générale de la Commission européenne chargée de l’information statistique à l’échelle communautaire), c’est la Russie qui caracole à la première position du classement en 2021 avec 46,8 % du gaz naturel importé en Europe au premier semestre, suivie par la Norvège (20,5 %), l’Algérie (11,6 %) et le Qatar (4,3 %). L’Égypte n’apparaît même pas dans ces données.

Pourtant, la demande de l’Union européenne est forte, de même que sa volonté de diversifier ses fournisseurs. En effet, trois pays assurent près de 80 % de ses besoins en gaz, ce qui constitue un risque économique, énergétique et politique considérable. Cette marge de manœuvre réduite s’est constatée au second semestre 2021 alors que les crises liées au gaz se multipliaient.

Les États-Unis ont accusé la Russie de limiter volontairement ses exportations pour faire monter les cours et pousser l’UE à entériner l’utilisation du gazoduc Nord Stream 2 (AFP)
Les États-Unis ont accusé la Russie de limiter volontairement ses exportations pour faire monter les cours et pousser l’UE à entériner l’utilisation du gazoduc Nord Stream 2 (AFP)

Les prix du mégawattheure sur les marchés européens du gaz ont atteint des niveaux records en octobre. Une progression de plus de 250 % par rapport à janvier 2021, en raison notamment d’une demande mondiale en forte hausse dopée par la reprise économique en Asie, mais aussi de la multiplication des crises liées à l’approvisionnement en gaz de l’Union.

Face à la montée des prix, les États-Unis ont accusé la Russie, principal pourvoyeur en gaz des 27, de limiter volontairement ses exportations pour faire monter les cours et ainsi pousser l’UE à entériner l’utilisation du gazoduc Nord Stream 2, qui est censé doubler la quantité de gaz livrée annuellement à l’Europe à travers la mer Baltique.

L’entrée en service de ce gazoduc en 2022 reste par ailleurs porteuse d’incertitudes. En soutien à l’Ukraine, qui va ainsi perdre une part des bénéfices liés au transit du gaz russe par son territoire, les États-Unis ont envisagé des sanctions contre les entreprises impliquées dans le projet, auxquelles a pour l’instant renoncé Joe Biden. De plus, les Verts allemands, qui participeront à la nouvelle coalition au pouvoir en Allemagne, pays de destination du gazoduc, se sont régulièrement prononcés contre ce projet.

Les deuxièmes réserves de gaz en Afrique

En Biélorussie, en réponse aux sanctions européennes contre le régime d’Alexandre Loukachenko, ce dernier menace depuis novembre de couper le gazoduc Yamal-Europe qui achemine via son territoire du gaz russe en Pologne et Allemagne. Un moyen de pression supplémentaire, après l’utilisation de migrants qui a provoqué une crise humanitaire d’ampleur ces dernières semaines.

En novembre également, l’Algérie a acté la fermeture du gazoduc Maghreb-Europe (GME) passant par le Maroc, en raison du conflit diplomatique entre les deux pays. Le gouvernement algérien prévoit de transférer les quantités de gaz acheminées vers l’Europe sur le gazoduc Medgaz, qui relie directement l’Algérie à l’Espagne.

Si l’Algérie affirme que cette infrastructure est en mesure d’absorber le surplus induit par la fermeture du GME, elle doit en réalité effectuer des travaux sur le Medgaz pour en augmenter les capacités.

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La question stratégique de la diversification des fournisseurs est exacerbée par la simultanéité des crises liées, de façons directes ou indirectes, à l’approvisionnement en gaz de l’Union. Certains pays ont d’ailleurs été contraints d’appliquer d’onéreuses mesures d’urgence devant l’envolée des cours.

La France a par exemple décidé de bloquer les prix du gaz jusqu’en avril et d’octroyer une aide à six millions de ménages, pour un coût total de 5,6 milliards d’euros. L’Espagne ou l’Italie ont mis en place des mécanismes similaires, principalement par aménagements fiscaux.

L’Égypte, comme d’autres pays de la Méditerranée orientale, suscite à ce sujet un intérêt renforcé par la découverte du gisement Zohr en 2015 par le major de l’énergie italien Eni, qui le qualifiait de «  plus grand gisement offshore de gaz naturel en Méditerranée  », étant évalué à près de 850 milliards de m3.

Sa mise en exploitation en 2017 a permis à l’Égypte de redevenir autosuffisante en gaz en 2018 et exportatrice nette de gaz en 2019.

Cette réussite a contribué à la relance les activités d’exploration. Par exemple, en 2019, Eni communiquait à propos du nouveau gisement de gaz naturel Noor à environ 50 km au nord de la péninsule du Sinaï.

En juillet 2020, Total, BP et Eni annonçaient la découverte au large des côtes égyptiennes d’un gisement de gaz sur la concession de North El Hammad.

En septembre de la même année, Eni et BP faisaient état du gisement Baltim South West dans les eaux conventionnelles du delta du Nil, confirmant selon ces entreprises le potentiel du champ Nooros, découvert en 2015 et désormais estimé entre 70 et 80 milliards de mètres cubes.

L’atout égyptien : l’expérience

Au-delà de ces réserves, l’atout égyptien réside dans son expérience de l’exploitation de ressources gazières ou pétrolières.

L’Égypte suscite un intérêt renforcé par la découverte du gisement Zohr en 2015 par le major de l’énergie italien Eni, qui le qualifiait de «  plus grand gisement offshore de gaz naturel en Méditerranée  », évalué à près de 850 milliards de mètres cubes

Luca Baccarini, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste des articulations entre géopolitique et marchés de l’énergie, explique dans un entretien accordé à Middle East Eye que «  l’existence d’un environnement réglementaire, politique et structurel [options d’exportation, moyens de transport…] déjà défini est un avantage déterminant dans la prise de décision finale d’investissement pour les entreprises internationales du secteur, qui ont besoin d’être rassurées sur les capacités de valorisation de la production sur les marchés ».

À titre d’exemple, à Chypre, les incertitudes que fait peser l’absence de schéma préétabli concernant la production de gaz participent à ce que les champs gaziers ne soient toujours pas exploités, près de dix ans après leur découverte.

Les questions de délimitations maritimes entre la République de Chypre, la République turque de Chypre du Nord et la Turquie, d’une part, et du partage des revenus entre les deux parties de l’île, d’autre part, rendent difficiles toutes avancées concrètes.

À l’inverse, l’exploitation du gisement de Zohr a pu débuter en moins de trois ans. Une réactivité favorisée par la maturité égyptienne en matière de processus légaux et décisionnels, et de l’existence d’infrastructures stratégiques.

En plus du Arab Gas Pipeline qui relie le pays à la Jordanie, la Syrie et le Liban, l’Égypte dispose d’unités de liquéfaction et d’exportation du gaz mises en place dans les années 2000, période durant laquelle l’Égypte avait fortement augmenté ses volumes de production (ils ont triplé entre 2001 et 2010).

Le terminal de Damiette et celui d’Edkou, respectivement mis en service en 2004 et 2005, permettent l’exportation de gaz liquéfié par navires méthaniers. 

L’Égypte n’est pas le premier pays à s’équiper de terminaux de liquéfaction mais elle est le seul à disposer de tels équipements en Méditerranée orientale

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Certes, l’Égypte n’est pas le premier pays à s’équiper de terminaux de liquéfaction – le Qatar est le premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL) –, mais elle est le seul à disposer de tels équipements en Méditerranée orientale.

Seule l’Algérie détient aussi des terminaux de liquéfaction, situés à Arzew et Skikda, dans le bassin méditerranéen. L’usine de liquéfaction de gaz libyenne de Marsa El Brega est hors service depuis 2011, après avoir subi des dommages jugés probablement irréparables au début de la guerre civile.

Malgré ces différents atouts, l’Égypte n’a pas un statut de pays fournisseur au niveau international.

Deuxième au niveau des réserves et de la production sur le continent africain en volume, l’Égypte n’en est que le cinquième exportateur, avec 4,3 milliards de mètres cubes exportés en 2019, et ce alors que les seules capacités de ses terminaux de liquéfaction atteignent les 17,3 milliards de mètres cubes annuels (7,3 milliards pour le terminal de Damiette, 10 milliards pour celui d’Edkou).

Importatrice en 2023

Selon une note de la Direction générale du Trésor française, si l’Égypte était exportatrice de gaz naturel entre 2003 et 2014 et avait même atteint une balance excédentaire record en 2009 de 18,3 milliards de m3, elle est redevenue importatrice nette en 2015. Elle a même présenté une balance déficitaire de 8,2 milliards de m3 en 2016, soit un cinquième de sa production annuelle.

Grâce à l’exploitation des nouveaux gisements, l’Égypte est de nouveau exportatrice.

Toutefois, un rapport de l’Observatoire de la sécurité des flux et des matières énergétiques piloté par l’IRIS (rapport commandé par la Direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées, qui témoigne de l’intérêt des autorités françaises pour la question) estime qu’à défaut de nouvelles découvertes ou investissement, elle pourrait redevenir un importateur net en 2023.

L’Égypte doit faire face à la croissance démographique du pays alors que le gaz constitue une part importante de son mix énergétique. Le pays va atteindre les 105 millions d’habitants, contre 84 millions en 2011. Dans le même temps, la demande interne de gaz correspond à plus de 50 % de la consommation totale d’énergie.  

La dépendance au gaz pour sa propre production énergétique, accentuée par des besoins croissants de la population, fait donc peser des incertitudes sur le potentiel à l’exportation de l’Égypte à moyen voire à court terme.

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Cette situation, si elle perdure, rendrait impossible la mise en place d’exportations stables, qui, comme le précise Luca Baccarini à MEE, «  nécessiteraient un excès de production conséquent avec des volumes garantis. L’Égypte se positionne donc plutôt sur de l’approvisionnement ponctuel, au gré des volumes disponibles  ».

Pour diriger une partie plus importante de sa production vers les marchés internationaux, il lui faudrait tout d’abord réduire sa consommation domestique, notamment via la substitution du gaz par d’autres sources d’énergie.

Le gouvernement égyptien a publié en 2016 sa Stratégie intégrée pour une énergie durable (ISES 2035), une feuille de route qui ambitionne 42 % d’énergies renouvelables dans son mix énergétique d’ici 2035 (contre 9 % en 2014).

La désignation de l’Égypte comme pays-hôte de la COP 27 en 2022 pourrait accélérer le processus.

Par ailleurs, l’Égypte a finalisé en 2017 un accord à 30 milliards de dollars avec l’entreprise étatique russe Rosatom pour la livraison d’une centrale nucléaire, la première du pays, dont la mise en service est programmée pour 2026 à Debaa, à près de 300 kilomètres au nord-est du Caire. L’énergie nucléaire produite par cette centrale devrait dépasser les 3 % de la consommation nationale.

Néanmoins, cette diversification pourrait se révéler insuffisante. Selon Luca Baccarini, «  le décalage des échéances entre l’épuisement naturel prochain de gisements actuels et la mise en exploitation de nouvelles sources d’énergie plus lointaine pourrait contraindre l’Égypte à employer l’ensemble de ses ressources gazières à destination de son marché domestique d’ici quelques années, sauf découverte de nouveaux gisements  ».   

Devenir un hub énergétique régional

En revanche, l’Égypte peut s’appuyer sur ses infrastructures de transformation pour devenir une plateforme d’exportation du gaz produit au niveau régional. Ses unités de liquéfactions lui permettent le transport du gaz à l’international, notamment en Europe.

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Les exportations pourront être constituées non seulement des surplus de production, mais également des accords de livraisons de gaz avec ses voisins.

C’est en tout cas l’ambition affichée par les autorités, la transformation du pays en hub régional pour les échanges de gaz et de pétrole faisant partie des objectifs stratégiques listés par le ministère du Pétrole et des Ressources minérales.

En février 2018, un premier accord a été signé avec Israël pour la fourniture de 64 milliards de mètres cubes sur dix ans du gaz extrait des champs israéliens offshores Léviathan et Tamar, via le gazoduc sous-marin EMG qui relie les villes d’Ashkelon en Israël à el-Arich en Égypte, avant liquéfaction et exportation vers l’Europe.

Puis, en janvier 2019, l’Égypte annonçait la création au Caire du Forum sur le gaz en méditerranée orientale, l’East Meditarranean Gas Forum (EMGF), en coopération avec les pays producteurs voisins Israël et Chypre et des pays consommateurs (Italie, Grèce, Jordanie), ainsi que l’Autorité palestinienne.

Six réunions ministérielles des pays membres se sont déjà tenues depuis, dont la dernière en novembre dernier. À cette occasion, Osama Mobarez, sous-secrétaire au ministère du Pétrole égyptien, a été nommé en tant que secrétaire général de l’EMGF pour trois ans.

La composition du Forum est à l’image des rivalités régionales, la Turquie et la Libye en étant absentes.

La reprise actuelle du dialogue entre l’Égypte et la Turquie pourrait laisser la porte ouverte à une intégration future. Une source diplomatique en poste au Caire confie à MEE : «  Cela dépendra entre autres de l’orientation stratégique qu’adoptera l’EMGF, entre une finalité plutôt géopolitique ou centrée sur la coopération économique  ».

La même source souligne que «  cette initiative reflète en tous cas la volonté de la diplomatie égyptienne de multiplier les accords régionaux et de les formaliser par la mise en place de supports institutionnels  ».

Début octobre, l’Égypte a convenu avec l’Arabie saoudite d’un projet dans l’optique d’échanger de l’électricité en utilisant la différence de leurs pics de consommation respectifs

La structure affiche en tout cas comme ambition la coopération technique et économique et la création d’un marché régional intégré du gaz, et suscite l’intérêt international : la France a rejoint le Forum en mars 2021, l’Union européenne, les États-Unis et la Banque mondiale y ont un statut d’observateur.

En plus d’un rôle pivot sur le marché régional du gaz, l’Égypte coopère avec ses voisins pour leur fournir de l’électricité.

C’est déjà le cas avec la Jordanie depuis 1991, avec qui il a été convenu fin novembre de doubler la puissance de l’interconnexion électrique, qui doit être étendue à l’Irak. Début octobre, l’Égypte a convenu avec l’Arabie saoudited’un projet similaire, dans l’optique d’échanger de l’électricité en utilisant la différence de leurs pics de consommation respectifs.

Le président Abdel Fattah al-Sissi a confirmé cette ambition de faire de l’Égypte un acteur énergétique central dans la région en signant le 19 octobre un accord tripartite avec la Grèce et Chypre de transfert d’énergie électrique lors d’un sommet à Athènes.

La déclaration commune publiée à l’issue du sommet indique que «  cette interconnexion renforce la coopération et la sécurité énergétique non seulement entre ces trois pays, mais aussi avec l’Europe  » et que «  la coopération en matière d’exploration et de transfert de gaz naturel [est] un catalyseur pour la stabilité de la région  ».

À cette occasion, le président égyptien a appelé à «  profiter de cet élan pour donner une impulsion parallèle au projet de construction de gazoduc offshore destiné à transporter le gaz naturel du champ chypriote ‘’Aphrodite’’ [qui n’est pas encore entré en exploitation] vers les stations de liquéfaction égyptiennes ». 

Abandon de plus en plus probable d’EastMed

L’Europe nourrit en tout cas des espoirs à ce sujet, comme en témoigne le protocole d’accord sur un partenariat stratégique énergétique 2018-2022 signé par l’Égypte et l’Union européenne en avril 2018.

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Cette tendance pourrait aussi être encouragée par l’abandon de plus en plus probable du projet du gazoduc EastMed, censé relier le bassin gazier israélien à la Grèce via Chypre, faute notamment de financements suffisants.

La Banque européenne d’investissement s’est engagée quant à elle à cesser le financement de projets d’extraction de combustibles fossiles. L’Égypte pourrait donc demeurer le seul pays du sous-ensemble régional à disposer d’infrastructures d’exportation.

Toutefois, les incertitudes liées au potentiel national ainsi qu’au contexte régional instable ne permettent pas de faire de l’Égypte seule un candidat à la diversification des importations énergétiques de l’UE.

Néanmoins, face à la volonté de l’UE de se montrer moins dépendante du gaz russe et plus résiliente en cas de montées des prix ou de crises géopolitiques, l’Égypte pourrait s’imposer comme un interlocuteur énergétique durable, à condition que le pays confirme son rôle fédérateur au niveau régional.  

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