Tunisie : il n’y aura pas de happy end pour le coup d’État de Kais Saied
Lorsque j’ai révélé que les plus proches conseillers du président tunisien Kais Saied le poussaient à prendre le contrôle de la Tunisie par un « coup d’État constitutionnel », le plan que nous avons publié a été présenté comme une fake news.
À l’époque, la panique s’est répandue dans le palais présidentiel et une chasse a été lancée pour retrouver le responsable de la fuite du plan estampillé « top secret » sur chacune de ses pages. Il a fallu quatre jours au président en personne pour reconnaître l’authenticité de la lettre, tout en affirmant cependant qu’il s’agissait d’une lettre parmi les centaines qu’il reçoit chaque jour dans son courrier.
La publication du plan a retardé le coup d’État, mais ne l’a pas empêché. Deux mois plus tard, Saied a fermé le Parlement, pris possession de de tous les pouvoirs exécutifs, et tenté de se nommer procureur général.
Le Premier ministre de l’époque, Hichem Mechichi, a été roué de coups et contraint de démissionner, mais la principale cible de Saied, Rached Ghannouchi, le chef du parti Ennahdha, a échappé aux mailles du filet. Il vient juste de sortir de l’hôpital.
Une vague de soutien a envahi les médias tunisiens. Parmi les principaux supporteurs de Saied figurait le couple qui a fondé et dirigé le Courant démocrate, une faction dissidente du parti ayant soutenu la présidence de Moncef Marzouki dans le cadre d’un accord de partage du pouvoir avec Ennahdha.
De « sauveur visionnaire » à dictateur
Mohamed Abbou, le fondateur du Courant démocrate, avait été le premier à suggérer à Saied d’activer un article de la Constitution, l’article 80, qui lui permettrait de prendre le pouvoir. Mohamed Abbou parlait de lui comme d’un sauveur visionnaire.
Son épouse, Samia Abbou, elle-même députée, a décrit la Tunisie comme une fausse démocratie, gouvernée par « des gangs et des voleurs ». Elle a formulé ces propos le dimanche soir du coup d’État. Samia Abbou a fait confiance à Saied quand il a assuré que la fermeture du Parlement serait temporaire. Elle entendait pouvoir le rouvrir dès que le plus grand parti, Ennahdha, aurait été éliminé.
Au bout d’un mois, le couple n’était plus utile à Saied. Quand ils ont compris ce qu’il faisait, ils sont entrés dans une colère noire.
Samia Abbou a déclaré à la radio Jawhara FM : « Kais Saied condamnera la Tunisie et les générations futures à vivre le même système de ruine et de corruption pendant des décennies. […] Nous ne voulons pas de l’État de Kais Saied, nous voulons l’État de droit. »
Eh bien, c’était juste un peu tard.
Mohamed Abbou, lui-même avocat, a déposé une plainte auprès du procureur général du tribunal de première instance de Tunis pour demander l’arrestation de Saied. Il a affirmé dans sa déposition que Saied avait activé l’article 80 dans le but de concrétiser une « ambition profonde » et qu’il agissait par « la force des armes, en dehors de toute légitimité ». Tout cela est vrai. Mais encore une fois, cette prise de conscience était tardive.
Un sort similaire attendait Nadia Akacha, autrefois la femme la plus puissante de Tunisie. Saied ne serait allé nulle part sans elle. Elle était sa gardienne, celle par qui toutes les transactions passaient. Akacha était la personne à qui la lettre du coup d’État était adressée, même si en réalité, elle en était le cerveau. Le mois dernier, elle a démissionné, invoquant des « divergences fondamentales ».
Il a été question d’un désaccord entre elle et Saied à propos d’une décision consistant à mettre à la retraite six hauts responsables de la sécurité, dont un ancien chef des services de renseignement. Mais il est tout aussi probable qu’une explication se trouve dans la lutte d’influence initiée par l’épouse de Saied, Ichraf, et son frère Naoufel, qui est rapidement devenu un porte-parole présidentiel officieux.
La dictature de Saied devient une affaire de famille.
L’étrange saga des juges
Enfin, voire surtout, il y a les juges. Comme presque toutes les personnes impliquées dans cette étrange saga semblent avoir une formation en droit, il n’est pas surprenant que la prochaine cible du « djihad » de Saied soit le pouvoir judiciaire.
Les hauts magistrats sont détestés par de nombreux Tunisiens qui les accusent de n’avoir rien fait pour poursuivre les responsables des assassinats de deux dirigeants laïcs de gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.
Même si la logique politique de ces assassinats pointe vers des forces qui tentent de déstabiliser le gouvernement aux dépens d’Ennahdha, et même si les meurtres n’ont cessé que lorsqu’Ennahdha a cédé le pouvoir, les islamistes tunisiens en sont toujours accusés.
La veuve de Chokri Belaïd a toujours affirmé que le gouvernement sous domination islamiste encourageait la violence politique. L’assassinat de son mari a fait descendre des milliers de manifestants dans la rue et provoqué la pire crise politique à laquelle Ennahdha ait été confronté.
Employant le prétexte de l’humeur populaire, Saied a annoncé son intention de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), un organe indépendant élu qui nomme les juges et réglemente le système judiciaire. Il les a accusés de partialité et de corruption, mais aussi de vouloir retarder des enquêtes sensibles sur le plan politique.
Après des condamnations universelles et la menace d’une grève de deux jours, Saied a donné l’impression de faire marche arrière en affirmant qu’il allait modifier la loi régissant le CSM et nommer un organe temporaire à sa place.
Le CSM a rejeté cette initiative et déclaré que le conseil temporaire n’aurait aucun statut légal.
Saeid lui-même n’a pas caché ses intentions. Il se considère comme l’expression ultime de la volonté du peuple. Il s’ensuit que toutes les institutions de l’État doivent suivre ses instructions.
« Le pouvoir judiciaire est d’abord une fonction ; l’autorité et la souveraineté sont pour le peuple et tout le reste, ce sont des fonctions qui ne doivent pas être transformées en des autorités indépendantes de l’État. Les décisions sont rendues au nom du peuple tunisien et le pouvoir judiciaire est une fonction, pas une autorité indépendante », s’est-il emporté.
Ce qui se passe actuellement est clair comme de l’eau de roche.
Le Sissi tunisien
Saied fait à la Tunisie ce que Sissi a fait à l’Égypte. Tous deux ont exploité le désenchantement populaire à l’encontre des gouvernements dirigés ou occupés par des islamistes pour fabriquer un coup d’État à même d’éliminer les libéraux qui ont soutenu leur prise de pouvoir.
Les islamistes ne sont pas irréprochables. Ils ont siégé au Parlement pendant plus de dix ans pour mener des batailles politiques, alors que l’économie périclitait. En essayant de sécuriser les institutions de la démocratie, ils ont perdu de vue ce qui se passait dans le pays.
Saied fait à la Tunisie ce que Sissi a fait à l’Égypte. Tous deux ont exploité le désenchantement populaire à l’encontre des gouvernements dirigés ou occupés par des islamistes pour fabriquer un coup d’État à même d’éliminer les libéraux qui ont soutenu leur prise de pouvoir
Ils disaient qu’ils n’étaient pas responsables des actes du gouvernement. Mais ils n’étaient pas non plus dans l’opposition. Ils n’étaient ni totalement dedans, ni totalement dehors. Les islamistes tunisiens ont constamment effectué des compromis politiques qui leur ont fait perdre le contact avec la vie de ceux-là mêmes qui étaient venus par millions les soutenir.
Cela a ouvert la porte à un dictateur populiste. Le mécontentement populaire à l’égard de l’ancien Parlement est réel, mais un nouveau Kadhafi en Afrique du Nord n’est pas la solution. Si Saied se retourne contre ceux-là même dont il s’est servi pour se frayer un chemin jusqu’à une position de pouvoir absolu, Sissi a fait de même.
Il a plaqué deux généraux clés qui l’ont aidé à s’emparer du pouvoir et à le conserver – le chef du renseignement militaire Mahmoud Hegazy et son ministre de la Défense Sedki Sobhi.
Tout le monde a sous-estimé le caractère impitoyable de Sissi, y compris son ancien patron Sami Anan, le chef d’état-major de l’armée qui s’apprêtait à se présenter contre lui à l’élection présidentielle, mais aussi Ahmed Chafik, l’ancien Premier ministre. De la même manière, Saied est constamment sous-estimé.
En revanche, Saied ne cesse de perdre en popularité et l’économie est en train de couler. En partie à cause des restrictions sur le tourisme liées à la pandémie de coronavirus, le PIB national a chuté de 9,18 % en 2020, tandis que le Trésor public peine à couvrir les salaires de l’énorme secteur public tunisien. La dette privée s’est « accrue considérablement ».
L’International Crisis Group indique dans son dernier rapport : « À court ou moyen terme, la Tunisie pourrait être contrainte à restructurer sa dette publique en passant par les fourches caudines du Club de Paris [groupe informel d’États bailleurs de fonds dont le rôle est de trouver des solutions aux difficultés de paiement des pays endettés] ou à déclarer un défaut de paiement. Dans les deux cas, les conséquences socioéconomiques seraient douloureuses. »
Un prêt de plusieurs milliards de dollars du FMI est au point mort. Le département d’État et le Congrès américains retiennent les fonds ou menacent de réduire l’aide économique.
Ces circonstances font leur chemin dans l’opinion publique.
D’après le dernier sondage en date, 70,6 % des personnes interrogées sont inquiètes pour l’avenir de la liberté et de la démocratie (29,4 % ne le sont pas) et 67,3 % ne sont pas d’accord avec les décisions du président (29,4 % les approuvent).
Que fera Saied ensuite, dès qu’il aura écrasé le système judiciaire indépendant ?
En août 2021, 60,8 % des personnes interrogées dans le cadre d’un sondage pensaient que le coup de force de Saied était une « correction de la révolution », tandis que seulement 39,2 % d’entre elles dénonçaient un coup d’État. Mais en janvier 2022, la situation était inversée.
Désormais, 64,8 % des personnes interrogées pensent qu’il s’agissait d’un coup d’État et seulement 35,2 % parlent toujours d’une correction. L’ambiance a changé par rapport à la quasi-euphorie qui a accueilli l’arrivée de Saied.
Le virus de la contre-révolution
À mon avis, il interdira tous les partis politiques. Il commencera peut-être par Ennahdha, mais soyez sûrs qu’en peu de temps, il s’attaquera à tous les partis. Encore une fois, cela ne serait pas surprenant, puisqu’il a annoncé que l’ère des partis était révolue bien avant d’être élu président.
Il a été conforté par trois facteurs.
Le virus de la contre-révolution qui circule librement en Tunisie a infecté l’armée et l’appareil de sécurité du pays, autrefois neutres. Et c’est seulement leur acquiescement qui a permis à Saied de prendre les mesures qu’il a prises.
À mon avis, il interdira tous les partis politiques. Il commencera peut-être par Ennahdha, mais soyez sûrs qu’en peu de temps, il s’attaquera à tous les partis
Mais Saied a également été aidé par les divisions persistantes au sein de l’opposition politique et un mouvement syndical en proie aux tergiversations. D’une minute à l’autre, ce dernier peut condamner puis affirmer qu’il ne pourra jamais soutenir un retour du système politique tel qu’il était avant le coup d’État.
Tout le monde, des laïcs aux islamistes, se rend compte désormais que Saied représente un danger réel et puissant. Mais ils sont encore loin de se soutenir mutuellement, comme ils l’ont fait contre l’ancien dictateur Zine el-Abidine Ben Ali. Et le troisième facteur est la réticence de la communauté internationale, des États-Unis à l’Europe, à s’impliquer. Même s’ils font les déclarations qui s’imposent.
Chris Murphy, le seul sénateur américain à avoir rencontré Saied, a déclaré : « Il devient impossible de croire les affirmations du président Saied selon lesquelles il s’engage à ramener son pays vers la démocratie. […] Le président Saied s’est engagé à redresser l’économie de son pays et à éradiquer la corruption – des objectifs honorables que le peuple tunisien réclame depuis longtemps. Mais il ne peut y parvenir sans le soutien financier de la communauté internationale, et nous devons faire comprendre que ce soutien est lié à un changement de cap démocratique. »
Et pourtant, un effondrement économique complet de la Tunisie enverrait à nouveau des centaines de milliers de migrants en Méditerranée.
En revanche, ils sont réticents à joindre l’acte à la parole. Personne à Washington ne s’emporte, tandis que Saied reçoit peut-être encore des garanties en privé. C’est le comble de la folie. La France, en particulier, pourrait jouer un rôle réellement décisif quant au maintien ou au départ de Saied.
Les problèmes de Saied s’accumulent. Aucun pays arabe ne lui apporte l’aide financière dont il a réellement besoin. Les pays du Golfe ont montré une fois de plus qu’ils sont plus intéressés par la déstabilisation de démocraties fragiles ou potentielles que par le renforcement des États. À cet égard, la Tunisie n’est que le dernier exemple en date d’une tendance qui s’est répétée au Yémen, au Soudan, en Égypte et en Syrie.
Les problèmes de Saied s’accumulent, tout comme son désespoir. Cela n’augure pas d’une fin heureuse.
- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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