En Ukraine, l’implacable avancée du rouleau compresseur russe
Une semaine après le début de la guerre en Ukraine, la machine militaro-diplomatique russe a imposé sa logique implacable. Dans un conflit inégal, l’armée russe avance en territoire ukrainien depuis le 24 février, à son rythme, prenant les villes les unes après les autres.
En parallèle, la diplomatie russe maintient formellement une fenêtre ouverte pour la négociation, même si aucune percée diplomatique n’est envisagée dans l’immédiat, ce qui signifie clairement que la Russie se donne le temps de conquérir un maximum de terrain pour négocier dans les meilleures conditions.
Et plus le temps passe, plus la partie ukrainienne se rend compte qu’elle perd du terrain, que l’occupation progresse, sans qu’elle ait la possibilité d’y mettre fin, encore moins d’inverser l’ordre des choses.
Pendant que les dirigeants ukrainiens agissaient sur les terrains qu’ils pensaient mieux maîtriser, marquant notamment des points dans la recherche de soutiens extérieurs et sur le plan médiatique, la partie russe a avancé ses pions de manière méthodique, misant sur la force et le fait accompli comme éléments déterminants.
Lassée d’appeler à des concessions depuis des années, la Russie a ainsi choisi d’imposer un fait accompli, l’occupation de tout ou d’une partie du territoire ukrainien, pour dicter ses conditions dans une future négociation.
Du point de vue russe, quoiqu’on en pense, cette méthode, qui contourne le droit international et les critiques, est plus efficace que les déclarations répétées dans les forums diplomatiques, où la voix de la Russie est restée sans écho.
Éviter un retournement de l’opinion russe
Mais l’occupation du territoire ukrainien impose une grande prudence pour éviter un retournement de l’opinion russe, la seule qui compte aux yeux des dirigeants de Moscou.
L’armée russe, réputée brutale, n’a pas opéré selon la méthode américaine, qui consiste à bombarder de manière intensive toutes les positions adverses pendant des jours, voire des semaines, pour éviter d’exposer ses propres troupes.
Les bombardements et pilonnages russes ont ainsi visé essentiellement des positions militaires, des sites de défense, notamment les aéroports militaires, ainsi que des infrastructures supposées héberger des forces combattantes. Cela a permis à l’armée russe de prendre rapidement le contrôle total de l’air, de détruire l’essentiel des capacités de défense de l’Ukraine, sans trop endommager les infrastructures et installations civiles.
Ce modus operandi a toutefois coûté cher à l’armée russe, qui a admis avoir perdu 598 hommes durant la première semaine du conflit. Vladimir Poutine lui-même a reconnu ces pertes, et demandé pardon aux familles, fait rare dans la vie politique russe. Mais dans le même temps, le président russe a affirmé que l’opération se déroulait « conformément aux plans établis ».
Sa déclaration semble constituer un démenti à la nuée d’analystes occidentaux qui parlaient d’échec de l’attaque russe, d’offensive ralentie par rapport aux plans de bataille initiaux, comme si ces experts connaissaient le détail du projet russe.
En fait, sur le terrain, l’armée russe conquiert territoires, villes et régions de manière méthodique, à un rythme qu’elle seule connaît. Personne en dehors de l’état-major russe n’est en mesure de dire qu’elle maîtrise ou non le facteur temps.
Résultat de ce déroulé des événements : la pression est de plus en plus forte sur les dirigeants ukrainiens. Certes, ceux-ci, avec un président Volodymyr Zelensky très actif, sur un mode activiste, ont mené une campagne fortement relayée à l’étranger, pour s’attirer la sympathie de l’opinion internationale. Ils ont aussi pu obtenir le soutien franc des pays occidentaux, qui ont décidé une série de sanctions contre la Russie.
Car dans la logique de Moscou, une guerre se gagne d’abord sur le front, non dans les médias ni sur les réseaux sociaux. Quand arrivera le moment de négocier, c’est le rapport de forces qui déterminera le contenu et l’issue des pourparlers, pas le nombre de likes sur les réseaux sociaux
Mais au final, tout ceci ne s’est pas révélé décisif face à l’avancée de l’armée russe.
Car dans la logique de Moscou, une guerre se gagne d’abord sur le front, non dans les médias ni sur les réseaux sociaux. Quand arrivera le moment de négocier, c’est le rapport de forces qui déterminera le contenu et l’issue des pourparlers, pas le nombre de likes sur les réseaux sociaux.
Or, sur le terrain, plus le temps passe, plus les choses se dégradent pour les Ukrainiens. Emmanuel Macron, seul chef d’État occidental à rester en contact régulier avec Vladimir Poutine, l’a clairement dit jeudi 3 mars, en affirmant, après un long entretien téléphonique avec le chef d’État russe, que « le pire est à venir ».
Le gouvernement ukrainien semble mesurer le risque, car malgré un virulent discours antirusse, il affiche quotidiennement sa volonté de négocier. Le président Zelensky a encore déclaré jeudi 3 mars qu’il souhaitait rencontrer Vladimir Poutine pour mettre fin à la crise.
Une surenchère médiatique qui s’est transformée en piège
Mais celui-ci a placé la barre très haut, si haut que Zelensky se trouve pris dans une surenchère médiatique qui s’est transformée en piège pour lui.
N’ayant pas engagé les négociations au moment où celles-ci pouvaient être productives, il est contraint d’afficher une position toujours plus radicale. Or, ce radicalisme fait objectivement le jeu de Moscou, qui entre-temps avance ses troupes et occupe du terrain.
Au moment de faire le bilan, Zelensky se rendra compte qu’il a joué à un jeu peut-être dangereux, certainement contre-productif.
Les Occidentaux lui ont apporté un soutien essentiellement théorique, voire fictif. Aucun pays n’interviendra militairement pour défendre l’Ukraine. Les armes européennes promises arriveront difficilement à destination si l’armée russe boucle les frontières, et probablement trop tard.
Plus grave encore, si les négociations échouent, l’armée russe finira probablement par occuper l’ensemble du territoire ukrainien, ce que pense le président Macron. Dans cette éventualité, si l’Ukraine entre dans une spirale de résistance-contre-insurrection, ce sont les Ukrainiens qui en paieront le prix.
Les pays qui ont vécu ce type d’engrenage ont mis des décennies pour se relever, et certains ne sont jamais arrivés à s’en sortir. L’Europe et les États-Unis poussent le président Zelensky dans cette voie, mais c’est le chef d’État ukrainien, avec son état-major, qui assumera la très lourde responsabilité de cette décision.
Les succès médiatiques du président ukrainien apparaîtront alors pour ce qu’ils sont : éphémères.
Traiter Poutine de dictateur, de pyromane, de psychopathe, dire que c’est un homme isolé, totalement coupé du réel, prenant seul les décisions, peut servir à mobiliser ses partisans, mais ne semble guère déranger le président russe. À l’inverse, faire de Zelensky un héros ne devrait que peu peser sur le sort des armes.
Traiter Poutine de dictateur, de pyromane, de psychopathe, dire que c’est un homme isolé, totalement coupé du réel, prenant seul les décisions, peut servir à mobiliser ses partisans, mais ne semble guère déranger le président russe. À l’inverse, faire de Zelensky un héros ne devrait que peu peser sur le sort des armes
Une fois l’enthousiasme suscité par les promesses européennes dissipé, les dirigeants ukrainiens seront bien obligés de vérifier la consistance et l’efficacité de l’aide européenne.
L’Europe a promis des armes sans savoir comment les acheminer ni à quoi elles serviront. Elle a aussi fait l’éloge d’une guérilla ukrainienne pas encore née.
Côté sanctions, l’Europe a pris certaines décisions spectaculaires, mais sans incidence réelle. Suspendre un gazoduc non encore opérationnel, saisir les yachts des oligarques, décider des sanctions personnelles contre Vladimir Poutine est très médiatique, mais reste totalement sans effet sur le conflit.
Les sanctions financières peuvent avoir un effet sur l’économie russe, mais pas à court terme. Leur effet sur le conflit ne sera pas significatif dans l’immédiat.
La Russie ne paraît pas inquiète, car elle n’a, jusqu’ici, même pas évoqué une arme qu’elle détient face à l’Europe : une rupture des livraisons de pétrole et de gaz, rupture qui pourrait perturber fortement l’économie européenne.
Ce qui montre que la Russie dispose encore d’atouts qu’elle n’a pas exhibés, du moins tant qu’aucun obstacle significatif n’est venu entraver l’avancée inexorable du rouleau compresseur russe.
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